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d'autant d'argent qu'il pourroit, à une sienne necessité, et le luy envoyer par declaration. Quand touts ces bordereaux luy furent apportez, chascun de ses amis n'estimant pas que ce feust assez faire de luy en offrir seulement autant qu'il en avoit receu de sa munificence, y en meslant du sien propre beaucoup, il se trouva que cette somme se montoit bien plus que ne disoit l'espargne de Cræsus. Sur quoy Cyrus : « Je ne suis pas moins amoureux des richesses que les aultres princes, et en suis plustost plus mesnagier : vous veoyez à combien peu de mise i'ay acquis le thresor inestimable de tant d'amis, et combien ils me sont plus fideles thresoriers, que ne seroient des hommes mercenaires, sans obligation, sans affection; et ma chevance, mieulx logce qu'en des coffres appellants sur moy la haine, l'envie et le mespris des aultres princes'. »

paires de gladiateurs, comme feit l'empereur Probus1. C'estoit aussi belle chose, à veoir ces grands amphitheatres encroustez de marbre au dehors, labouré d'ouvrages et statues, le dedans reluisant de rares enrichissements;

Balteus en gemmis, en illita porticus auro2 ! touts les costez de ce grand vuide remplis et environnez, depuis le fonds iusques au comble, de soixante ou quatre vingts rengs d'eschelons, aussi de marbre, couverts de carreaux,

Exeat, inquit,

Si pudor est, et de pulvino surgat equestri,
Cuius res legi non sufficit 3;

où se peussent renger cent mille hommes assis
à leur ayse et la place du fonds, où les ieux se
iouoient, la faire premierement, par art, entr'ou-
vrir et fendre en crevasses, representants des
antres qui vomissoient les bestes destinees au
spectacle; et puis, secondement, l'inonder d'une
mer profonde, qui charioit force monstres marins,
chargee de vaisseaux armez, à representer une
battaille navale; et tiercement, l'applanir et as
seicher de nouveau, pour le combat des gladia-

vermillon et de storax, au lieu d'arene, pour y dresser un festin solenne à tout ce nombre infiny de peuple, le dernier acte d'un seul iour.

Les empereurs tiroient excuse à la superfluité de leurs ieux et monstres publicques, de ce que leur auctorité dependoit aulcunement (au moins par apparence) de la volonté du peuple romain, lequel avoit de tout temps accoustumé d'estre flatté par telle sorte de spectacles et d'excez. Mais c'es-teurs; et pour la quatriesme façon, la sabler de toient particuliers qui avoient nourry cette coustume de gratifier leurs concitoyens et compaignons, principalement sur leur bourse, par telle profusion et magnificence; elle eut tout aultre goust, quand ce furent les maistres qui veinrent à l'imiter: pecuniarum translatio a iustis dominis ad alienos non debet liberalis videri. Philippus, de ce que son fils essayoit par presents de gaigner la volonté des Macedoniens, l'en tansa par une lettre, en cette maniere : « Quoy! as tu envie que tes subiects te tiennent pour leur boursier, non pour leur roy? Veulx tu les practiquer? practique les des bienfaicts de ta vertu, non des bienfaicts

de ton coffre3. »

C'estoit pourtant une belle chose, d'aller faire apporter et planter, en la place aux arenes, une grande quantité de gros arbres touts branchus et touts verts, representants une grande forest umbrageuse despartie en belle symmetrie; et le premier iour, iecter là dedans mille austruches, mille cerfs, mille sangliers, et mille daims, les abbandonnant à piller au peuple; le lendemain, faire assommer en sa presence cent gros lions, cent leopards, et trois cents ours; et pour le troisiesme iour, faire combattre à oultrance trois cents

* XENOPHON, Cyropédie, VIII, 9 et suiv. C.

2 Le don qu'on fait à des étrangers, d'un argent qu'on a pris aux légitimes propriétaires, ne doit point passer pour libéralité. Cic. de Offic. I, 14.

3 CIC. de Offic. II, 15.

Quoties nos descendentis arenæ

Vidimus in partes, ruptaque voragine terræ
Emersisse feras, et iisdem sæpe latebris
Aurea cum croceo creverunt arbuta libro !...
Nec solum nobis silvestria cernere monstra
Contigit; æquoreos ego cum certantibus ursis
Spectavi vitulos, et equorum nomine dignum,
Sed deforme pecus 4.

Quelquesfois on y a faict naistre une haulte mon-
taigne pleine de fruictiers et arbres verdoyants,
taigne pleine de fruictiers et arbres verdoyants,
rendant par son faiste un ruisseau d'eau, comme
de la bouche d'une vifve fontaine : quelquesfois.
on y promena un grand navire, qui s'ouvroit et
de son ventre quatre ou cinq cents bestes à com-
desprenoit de soy mesme, et aprez avoir vomy
bat, se resserroit et s'esvanouïssoit, sans ayde :

On peut voir la description de ces jeux dans VOPISCUS, V ́ie de Probus, c. 19. J. V. L.

2 Vois-tu la ceinture du théâtre ornée de pierres précieuses,

et le portique tout couvert d'or? CALPURNIUS, Eclog. VII, intitulée Templum, v. 47.

3 Si vous avez quelque pudeur, quittez, dit-on, les carreaux destinés aux chevaliers, vous qui n'avez pas les biens fixés par la loi. Juv. Sat. III, 153.

4 Combien de fois n'avons-nous pas vu une partie de l'arène s'abaisser, et des bêtes féroces sortir tout à coup d'un abime d'où s'élevait ensuite un bocage d'arbres dorés !... J'ai vu dans l'amphithéatre, non-seulement les monstres des forêts, mais aussi des phoques parmi les ours, et le hideux troupeau des chevaux marins. CALPURNIUS, Eclog. VII, 64.

aultresfois, du bas de cette place, ils faisoient eslancer des surgeons et filets d'eau qui reiaillissoient contremont, et à cette haulteur infinie, alloient arrousant et embaumant cette infinie multitude. Pour se couvrir de l'iniure du temps, ils faisoient tendre cette immense capacité, tantost de voiles de pourpre labourez à l'aiguille, tantost de soye d'une ou aultre couleur, et les advanceoient et retiroient en un moment, comme il leur venoit en fantasie:

Quamvis non modico caleant spectacula sole,

Vela reducuntur, quum venit Hermogenes'. Les rets aussi qu'on mettoit au devant du peuple, pour le deffendre de la violence de ces bestes eslancees, estoient tissus d'or :

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S'il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c'est où l'invention et la nouveauté fournit d'admiration, non pas la despense en ces vanitez mesme, nous descouvrons combien ces siecles estoient fertiles d'aultres esprits que ne sont les nostres. Il va de cette sorte de fertilité, comme il faict de toutes aultres productions de la nature : ce n'est pas à dire qu'elle y ayt lors employé son dernier effort; nous n'allons point; nous rodons plustost, et tournevirons cà et là; nous nous promenons sur nos pas. Ie crains que nostre cognoissance soit foible en touts sens; nous ne veoyons ny gueres loing, ny gueres arriere; elle embrasse peu et vit peu; courte et en estendue de temps, et en estendue de matiere:

Vixere fortes ante Agamemnona
Multi, sed omnes illacrymabiles
Urgentur, ignotique longa
Nocte';

Et supera bellum Thebanum, et funera Troia,
Multi alias alii quoque res cecinere poetæ 4:

et la narration de Solon 5, sur ce qu'il avoit apprins des presbtres d'Aegypte, de la longue vie de leur estat, et maniere d'apprendre et con

1 Quoiqu'un soleil brûlant darde ses rayons sur l'amphithéâtre, on retire les voiles dès qu'Hermogène vient à paraître. MARTIAL, XII, 29, 15. Cet Hermogène était un grand voleur. C.

2 CALPURN. Eclog. VII, 53. Montaigne a traduit ce passage avant de le citer.

3 Il y a eu des héros avant Agamemnon; mais ensevelis dans une nuit éternelle, ils ne font pas aujourd'hui répandre de larmes. HOR. Od. IV, 9, 25.

4 Avant la guerre de Thèbes et la ruine de Troie, d'autres poëtes avaient chanté d'autres événements. LUCRÈCE, V, 327. Ces paroles ont un sens différent dans l'original. C. 5 Dans le Timée. Voy. les Pensées de Platon, seconde édition, pag. 381. J. V. L.

server les histoires estrangieres, ne me semble tesmoignage de refus en cette consideration. Si interminatam in omnes partes magnitudinem regionum videremus et temporum, in quam se iniiciens animus et intendens, ita late longeque peregrinatur, ut nullam oram ultimi videat, in qua possit insistere: in hac immensitate... infinita vis innumerabilium appareret formarum'. Quand tout ce qui est venu, par rapport, du passé iusques à nous, seroit vray, et seroit sceu par quelqu'un, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde qui coule pendant que nous y sommes, combien chestifve et raccourcie est la cognoissance des plus curieux! Non seulement des evenements particuliers, que fortune rend souvent exemplaires et poisants, mais de l'estat des grandes polices et nations, il nous en eschappe cent fois plus qu'il n'en vient à nostre science: nous nous escrions du miracle de l'invention de nostre artillerie, de nostre impression; d'aultres hommes, un aultre bout du monde, à la Chine, en iouissoit mille ans auparavant. Si nous veoyions autant du monde comme nous n'en veoyons pas, nous appercevrions, comme il est à croire, une perpetuelle multiplication et vicissitude de formes. Il n'y a rien de seul et de rare, eu esgard à nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance, qui est un miserable fondement de nos reigles, et qui nous represente volontiers une tres faulse image des choses. Comme vainement nous concluons auiourd'huy l'inclination et la decrepitude du monde, par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse et decadence;

Iamque adeo est affecta ætas, effœtaque tellus 2 : ainsi vainement concluoit cettuy là3 sa naissance et ieunesse, par la vigueur qu'il veoyoit aux esprits de son temps, abondants en nouvelletez et inventions de divers arts:

Verum, ut opinor, habet novitatem summa, recensque
Natura est mundi, neque pridem exordia cepit:
Quare etiam quædam nunc artes expoliuntur,
Nunc etiam augescunt, nunc addita navigiis sunt
Multa 4.

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Nostre monde vient d'en trouver un aultre (et qui nous respond si c'est le dernier de ses freres, puis que les daimons, les sibylles, et nous, avons ignoré cettuy cy iusques à cette heure?) non moins grand, plain et membru, que luy; toutesfois si nouveau et si enfant, qu'on luy apprend encores son a, b, c : il n'y a pas cinquante ans qu'il ne sçavoit ny lettres, ny poids, ny mesures, ny vestements, ny bleds, ny vignes; il estoit encores tout nud, au giron, et ne vivoit que des moyens de sa mere nourrice. Si nous concluons bien de nostre fin, et ce poëte de la ieunesse de son siecle, cet aultre monde ne fera qu'entrer en lumiere, quand le nostre en sortira : l'univers tumbera en paralysie; l'un membre sera perclus, l'aultre en vigueur. Bien crains ie que nous aurons tres fort hasté sa declinaison et sa ruyne par nostre contagion; et que nous luy aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'estoit un monde enfant; si ne l'avons nous pas fouetté et soubmis à nostre discipline, par l'advantage de nostre valeur et forces naturelles, ny ne l'avons practiqué par nostre iustice et bonté, ny subiugué par nostre magnanimité. La pluspart de leurs responses, et des negociations faictes avecques eulx, tesmoignent qu'ils ne nous debvoient rien en clarté d'esprit naturelle et en pertinence l'espoventable magnificence des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses pareilles, le iardin de ce roy, où touts les arbres, les fruicts et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un iardin, estoient excellemment formees en or, comme en son cabinet touts les animaulx qui naissoient en son estat et en ses mers, et la beaulté de leurs ouvrages en pierrerie, en plume, en cotton, en la peincture, monstrent qu'ils ne nous cedoient non plus en l'industrie. Mais quant à la devotion, observance des loix, bonté, liberalité, loyauté, franchise, il nous a bien servy de n'en avoir pas tant qu'eulx: ils se sont perdus par cet advantage, et vendus et trahis eulx mesmes.

ruses et battelages dequoy ils se sont servis à les piper, et le iuste estonnement qu'apportoit à ces nations là de veoir arriver si inopineement des gents barbus, divers en langage, en religion, en forme et en contenance, d'un endroict du monde si esloingné, et où ils n'avoient iamais sceu qu'il y eust habitation quelconque, montez sur des grands monstres incogneus, contre ceulx qui n'avoient non seulement iamais veu de cheval, mais beste quelconque duicte à porter et soustenir homme ny aultre charge; garnis d'une peau luisante et dure, et d'une arme trenchante et resplendissante, contre ceulx qui, pour le miracle de la lueur d'un mirouer ou d'un coulteau, alloient eschangeant une grande richesse en or et en perles, et qui n'avoient ny science, ny mafiere par où tout à loisir ils sceussent percer nostre acier; adioustez y les fouldres et tonnerres de nos pieces et harquebuses, capables de troubler Cesar mesme, qui l'en eust surprins autant inexperimenté et à cette heure, contre des peuples nuds, si ce n'est où l'invention estoit arrivee de quelque tissu de cotton, sans aultres armes, pour le plus, que d'arcs, pierres, bastons et boucliers de bois; des peuples surprins, soubs couleur d'amitié et de bonne foy, par la curiosité de veoir des choses estrangieres et incogneues: ostez, dis ie, aux conquerants cette disparité, vous leur ostez toute l'occasion de tant de victoires. Quand ie regarde cette ardeur indomptable dequoy tant de milliers d'hommes, femmes et enfants, se presentent et reiectent à tant de fois aux dangiers inevitables, pour la deffense de leurs dieux et de leur liberté; cette genereuse obstination de souffrir toutes extremitez et difficultez, et la mort, plus volontiers que de se soubmettre à la domination de ceulx de qui ils ont esté si honteusement abusez, et aulcuns choisissants plustost de se laisser defaillir par faim et par ieusne, estants prins, que d'accepter le vivre des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses: ie preveoy que, à qui les eust attaquez pair à pair, et d'armes, et d'experience, et de nombre, il y eust faict aussi dangereux, et plus, qu'en aultre guerre que

Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, resolution contre les douleurs et la faim et la mort, ie ne craindroy pas d'op-nous veoyons. poser les exemples que ie trouveroy parmy culx aux plus fameux exemples anciens que nous ayons aux memoires de nostre monde par deçà. Car pour ceulx qui les ont subiuguez, qu'ils ostent les

que de naitre : aussi voyons-nous que plusieurs arts se perfectionnent, et qu'on rend tous les jours celui de la navigation plus complet. LUCRÈCE, V, 331.

1 Gagné. C.

Que n'est tumbee soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs et Romains, une si noble conqueste; et une si grande mutation et alteration de tant d'empires et de peuples, soubs des mains qui eussent doulcement poly et desfriché ce qu'il y avoit de sauvage, et eussent conforté et promeu les bonnes semences que nature y avoit produict; meslants non seulement à la culture des

terres et ornement des villes les arts de deçà, en tant qu'elles y eussent esté necessaires, mais aussi meslants les vertus grecques et romaines aux originelles du pays! Quelle reparation eust ce esté, et quel amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et deportements nostres, qui se sont presentez par delà, eussent appellé ces peuples à l'admiration et imitation de la vertu, et eussent dressé, entre eulx et nous, une fraternelle societé et intelligence! Combien il eust esté aysé de faire son proufit d'ames si neufves, si affamees d'apprentissage, ayants, pour la pluspart, de si beaux commencements naturels ! Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexperience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et patron de nos mœurs. Qui meit iamais à tel prix le service de la mercadence 1 et de la traficque ? tant de villes rasees, tant de nations exterminees, tant de millions de peuples passez au fil de l'espee, et la plus riche et belle partie du monde bouleversee, pour la negociation des perles et du poivre! Mechaniques victoires! Iamais l'ambition, iamais les inimitiez publicques, ne poulserent les hommes, les uns contre les aultres, à si horribles hostilitez et calamitez si miserables.

I

En costoyant la mer à la queste de leurs mines, aulcuns Espaignols prindrent terre en une contree fertile et plaisante, fort habitce; et feirent à ce peuple leurs remonstrances accoustumees : « Qu'ils estoient gents paisibles, venants de loingtains voyages, envoyez de la part du roy de Castille, le plus grand prince de la terre habitable, auquel le pape, representant Dieu en terre, avoit donné la principauté de toutes les Indes; Que s'ils vouloient luy estre tributaires, ils seroient tres benignement traictez : » leur demandoient des vivres pour leur nourriture, et de l'or pour le besoing de quelque medecine; leur remonstroient, au demourant, la creance d'un seul Dieu, et la verité de nostre religion, laquelle ils leur conseilloient d'accepter; y adioustants quelques menaces. La response feut telle : « Que quant à estre paisibles, ils n'en portoient pas la mine, s'ils l'estoient: Quant à leur roy, puis qu'il demandoit, il debvoit estre indigent et necessiteux; et celuy qui luy avoit faict cette distribution, homme aymant dissention, d'aller donner à un tiers chose qui n'estoit pas sienne, pour le mettre en debat contre les anciens possesseurs: Quant aux

1 Du commerce. E. J.

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vivres, qu'ils leur en fourniroient : D'or, ils en avoient peu, et que c'estoit chose qu'ils mettoient en nulle estime, d'autant qu'elle estoit inutile au service de leur vie, là où tout leur soing regardoit seulement à la passer heureusement et plaisamment; pourtant ce qu'ils en pourroient trouver, sauf ce qui estoit employé au service de leurs dieux, qu'ils le prinssent hardiement : Quant à un seul Dieu, le discours leur en avoit pleu; mais qu'ils ne vouloient changer leur religion, s'en estants si utilement servis si long temps; et qu'ils n'avoient accoustumé prendre conseil que de leurs amis et cognoissants : Quant aux menaces, c'estoit signe de faulte de iugement, d'aller menaceant ceulx desquels la nature et les moyens estoient incogneus: Ainsi, qu'ils se despeschassent promptement de vuider leur terre; car ils n'estoient pas accoustumez de prendre en bonne part les honnestetez et remonstrances des gents armez et estrangiers ; aultrement, qu'on feroit d'eulx comme de ces aultres (leur monstrant les testes d'aulcuns hommes iusticiez autour de leur ville). » Voyla un exemple de la balbucie de cette enfance. Mais tant y a, que ny en ce lieu là, ny en plusieurs aultres où les Espaignols ne trouverent les marchandises qu'ils cherchoient, ils ne feirent arrest ny entreprinse, quelque aultre commodité qu'il y eust : tesmoing mes Cannibales'.

Des deux les plus puissants monarques de ce monde là, et à l'adventure de cettuy cy, roys de tant de roys, les derniers qu'ils en chasserent: celuy du Peru 3, ayant esté prins en une battaille, et mis à une rençon si excessifve, qu'elle surpasse toute creance, et celle là fidelement payee, et avoir donné, par sa conversation, signe d'un courage franc, liberal et constant, et d'un entendement net et bien composé, il print envie aux vainqueurs, aprez en avoir tiré un million trois cents vingt cinq mille cinq cents poisant d'or, oultre l'argent, et aultres choses qui ne monterent pas moins (si que leurs chevaulx n'alloient plus ferrez que d'or massif), de veoir encores, au prix de quelque desloyauté que ce feust, quel pouvoit estre le reste des thresors de ce roy, et iouyr li brement de ce qu'il avoit resserré. On luy apposta une faulse accusation et preuve, Qu'il desseignoit

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de faire soublever ses provinces pour se remettre en liberté sur quoy, par beau iugement de ceulx mesmes qui luy avoient dressé cette trahison, on le condemna à estre pendu et estranglé publicquement, luy ayant faict rachepter le torment d'estre bruslé tout vif, par le baptesme qu'on luy donna au supplice mesme; accident horrible et inouy, qu'il souffrit pourtant sans se desmentir ny de contenance, ny de parole, d'une forme et gravité vrayement royale. Et puis, pour endormir les peuples estonnez et transis de chose si estrange, on contrefeit un grand dueil de sa mort, et luy ordonna on des sumptueuses funerailles. L'aultre, roy de Mexico', ayant long temps deffendu sa ville assiegee, et monstré en ce siege tout ce que peult et la souffrance et la perseverance, si oncques prince et peuple le monstra; et son malheur l'ayant rendu vif entre les mains des ennemis, avecques capitulation d'estre traicté en roy; aussi ne leur feit il rien veoir en la prison, indigne de ce tiltre: ne trouvants point, aprez cette victoire, tout l'or qu'ils s'estoient promis; quand ils eurent tout remué et tout fouillé, ils se meirent à en chercher des nouvelles par les plus aspres gehennes dequoy ils se peurent adviser, sur les prisonniers qu'ils tenoient; mais pour n'avoir rien proufité, trouvants des courages plus forts que leurs torments, ils en veinrent enfin à telle rage, que contre leur foy et contre tout droict des gents, ils condemnerent le roy mesme, et l'un des principaulx seigneurs de sa court, à la gehenne en presence l'un de l'aultre. Ce seigneur se trouvant forcé de la douleur, environné de braziers ardents, tourna sur la fin piteusement sa veue vers son maistre, comme pour luy demander mercy de ce qu'il n'en pouvoit plus 2: le roy plantant fierement et rigoreusement les yeux sur luy, pour reproche de sa lascheté et pusillanimité, luy dit seulement ces mots, d'une voix rude et ferme: « Et moy, suis ie dans un baing? suis ie pas plus à mon ayse que toy? » Celuy là soubdain aprez succomba aux douleurs, et mourut sur la place. Le roy, à demy rosty, feut emporté de là, non tant par pitié (car quelle pitié toucha iamais des ames si barbares, qui pour la doubteuse information de quelque vase d'or à piller, feissent griller devant leurs yeulx un homme, non qu'un roy3 si 1 Guatimosin. Voy. BERNAL DIAZ DEL CASTILLO, c. 157; GoMERA, C. 146; HERRERA, Decad. III, liv. II, c. 8; TORQUEMADA, I, 574, et les autres historiens de l'Amérique. J. V. L.

3

2 Dans l'édition in-4° de 1588, fol. 400 verso, Montaigne avait mis, «< comme pour luy demander congé de dire ce qu'il en scavoit, pour se redimer de cette peine insupportable : le roy, etc. »> C.

3 Disons plus, un roi si grand, etc.

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grand et en fortune et en merite), mais ce feut que sa constance rendoit de plus en plus honteuse leur cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entreprins de se delivrer, par armes, d'une si longue captivité et subiection: où il feit sa fin digne d'un magnanime prince.

A une aultre fois, ils meirent brusler pour un coup, en mesme feu, quatre cents soixante hommes touts vifs; les quatre cents, du commun peuple, les soixante, des principaulx seigneurs d'une province, prisonniers de guerre simplement. Nous tenons d'eulx mesmes ces narrations: car ils ne les advouent pas seulement; ils s'en vantent et les preschent. Seroit ce pour tesmoignage de leur iustice, ou zele envers la religion? certes, ce sont voies trop diverses et ennemies d'une si saincte fin. S'ils se feussent proposé d'estendre nostre foy, ils eussent consideré que ce n'est pas en possession de terres qu'elle s'amplifie, mais en possession d'hommes; et se feussent trop contentez des meurtres que la necessité de la guerre apporte, sans y mesler indifferemment une boucherie, comme sur des bestes sauvages, universelle autant que le fer et le feu y ont peu attaindre; n'en ayants conservé, par leur desseing, qu'autant qu'ils en ont voulu faire de miserables esclaves, pour l'ouvrage et service de leurs minieres: si que plusieurs des chefs ont esté punis à mort, sur les lieux de leur conqueste, par ordonnance des roys de Castille, iustement offensez de l'horreur de leurs deportements, et quasi touts desestimez et mal voulus'. Dieu a meritoirement permis que ces grands pillages se soient absorbez par la mer en les transportant, ou par les guerres intestines dequoy ils se sont mangez entre eulx et la pluspart s'enterrerent sur les lieux, sans aulcun fruict de leur victoire.

Quant à ce que la recepte, et entre les mains d'un prince mesnagier et prudent', respond si peu à l'esperance qu'on en donna à ses predecesseurs, et à cette premiere abondance de richesses qu'on rencontra à l'abord de ces nouvelles terres (car encores qu'on en retire beaucoup, nous veoyons que ce n'est rien, au prix de ce qui s'en debvoit attendre), c'est que l'usage de la monnoye estoit entierement incogneu, et que par consequent leur or se trouva tout assemblé, n'estant en aultre service que de monstre et de parade, comme un meuble reservé de pere en fils par plusieurs puissants roys qui espuisoient tousiours leurs mines, pour faire ce grand monceau de vases et statues à l'ornement de leurs temples :

1 Et hais. E. J. ⚫ Philippe II.

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