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tente de soy, non comme de la conscience d'un ange ou d'un cheval, mais comme de la conscience d'un homme: adioustant tousiours ce refrain, non un refrain de cerimonie, mais de naïfve et essentielle soubmission, « que ie parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution, purement et simplement, aux creances communes et legitimes. » Ie n'enseigne point, ie raconte.

Il n'est vice veritablement vice qui n'offense et qu'un iugement entier n'accuse; car il a de la laideur et incommodité si apparente, qu'à l'adven

cipalement produict par bestise et ignorance': tant il est mal aysé d'imaginer qu'on le cognoisse sans le haïr! La malice hume la pluspart de son propre venin, et s'en empoisonne 2. Le vice laisse, comme un ulcere en la chair, une repentance en l'ame, qui tousiours s'esgratigne et s'ensanglante elle mesme; car la raison efface les aultres tristesses et douleurs, mais elle engendre celle de la repentance, qui est plus griefve, d'autant qu'elle naist au dedans, comme le froid et le chauld des fiebvres est plus poignant que celuy qui vient du dehors. Ie tiens pour vices (mais chascun selon sa mesure) non seulement ceulx que la raison et la nature condemnent, mais ceulx aussi que l'opinion des hommes a forgé, voire faulse et erronee, si les loix et l'usage l'auctorise.

ie me plains dequoy il ne pense seulement pas à | soy. Mais est ce raison que, si particulier en usage, ie pretende me rendre publicque en cognoissance? est il aussi raison que ie produise au monde, où la façon et l'art ont tant de credit et de commandement, des effects de nature et cruds et simples, et d'une nature encores bien foiblette? est ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science et sans art? Les fantasies de la musique sont conduictes par art, les miennes par sort. Au moins i'ay cecy selon la discipline, Que iamais homme ne traictature ceulx là ont raison qui disent qu'il est prinsubiect qu'il entendist, ne cogneust mieulx que ie fois celuy qui i'ay entreprins; et qu'en celuy là ie suis le plus sçavant homme qui vive: secondement, Que iamais aulcun ne penetra en sa matiere | plus avant, ny en espelucha plus distinctement les membres et suittes, et n'arriva plus exactement et plus plainement à la fin qu'il s'estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, ie n'ay besoing d'y apporter que la fidelité : celle là y est, la plus sincere et pure qui se treuve. Ie dis vray, non pas tout mon saoul, mais autant que ie l'ose dire: et l'ose un peu plus en vieillissant; car il semble que la coustume concede à cet aage plus de liberté | de bavasser', et d'indiscretion à parler de soy. Il ne peult advenir icy ce que ie veoy advenir souvent, que l'artisan et sa besongne se contrarient: Un homme de si honneste conversation a il faict un si sot escript? ou, Des escripts si sçavants sont ils partis d'un homme de si foible conversation? Qui a un entretien commun, et ses escripts rares, c'est à dire que sa capacité est en lieu d'où il l'emprunte, et non en luy. Un personnage sçavant n'est pas sçavant par tout; mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme : icy nous allons conformement, et tout d'un train, mon livre et moy. Ailleurs, on peult recommender et accuser l'ouvrage, à part de l'ouvrier: icy non; qui touche l'un touche l'aultre. Celuy qui en iugera sans le cognoistre, se fera plus de tort qu'à moy: celuy qui l'aura cogneu, m'a du tout satisfaict. Heureux oultre mon merite, si i'ay seulement cette part à l'approbation publicque, que ie face sentir aux gents d'entendement que l'estoy capable de faire mon proufit de la science, si i'en eusse eu, et que ie meritoy que la memoire me secourust mieulx. Excusons icy ce que ie dis souvent, que ie me repens rarement, et que ma conscience se con

1 Bavasser, babiller, folåtrer; de baver, qui a le même sens dans Nicot. De baver a été formé le mot de baverie, qui signifie, selon Nicot, vain babil, vaniloquium, et celui de bavard, qui est encore en usage. On trouve bavasser dans le Dictionnaire françois et anglois de Cotgrave. C.

Il n'est pareillement bonté qui ne resiouïsse une nature bien nee; il y a, certes, ie ne sçay quelle congratulation de bien faire, qui nous resiouït en nous mesmes, et une fierté genereuse qui accompaigne la bonne conscience : une ame courageusement vicieuse se peult à l'adventure garnir de securité; mais de cette complaisance et satisfaction, elle ne s'en peult fournir. Ce n'est pas un legier plaisir de se sentir preservé de la contagion d'un siecle si gasté, et de dire en soy : « Qui me verroit iusques dans l'ame, encores ne me trouveroit il coulpable, ny de l'affliction et ruyne de personne, ny de vengeance ou d'envie, ny d'offenses publicques des loix, ny de nouvelleté et de trouble, ny de faulte à ma parole; et quoy que la licence du temps permist et apprinst à chascun, si n'ay ie mis la main ny ez biens, ny en la bourse d'homme françois, et n'ay vescu que sur la mienne, non plus en guerre qu'en paix; ny ne me suis servy du travail de personne sans loyer. » Ces tesmoignages de la

Tout vice est issu d'ânerie. Ailleurs, liv. II, c. 12, Montaigne dit du même proverbe : « Si cela est vray, cela est subiect à une longue interpretation. »>

2 Pensée prise de SÉNÈQUE, Epist. 81 : Quemadmodum Attalus noster dicere solebat, malitia ipsa maximam partem veneni sui bibit. C.

conscience plaisent; et nous est grand benefice que | prez le peché, ne semble pas regarder le peché cette esiouïssance naturelle, et le seul payement qui est en son hault appareil, qui loge en nous qui iamais ne nous manque. comme en son propre domicile: on peult desad

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et vers lesquels les passions nous emportent; mais ceulx qui, par longue habitude, sont enracinez et anchrez en une volonté forte et vigoreuse, ne sont pas subiects à contradiction. Le repentir n'est qu'une desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies, qui nous pourmeine à touts sens. Il faict desadvouer à celuy là sa vertu passee et sa continence :

De fonder la recompense des actions vertueu-vouer et desdire les vices qui nous surprennent, ses sur l'approbation d'aultruy, c'est prendre un trop incertain et trouble fondement, signamment en un siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy; la bonne estime du peuple est iniurieuse: à qui vous fiez vous de veoir ce qui est louable? Dieu me gard' d'estre homme de bien selon la description que ie veoy faire touts les iours, par honneur, à chascun de soy. Quæ fuerant vitia, mores sunt'. Tels de mes amis ont par fois entreprins Quæ mens est hodie, cur eadem non puero fuit? de me chapitrer et mercurializer 2 à cœur ouvert, Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ1? ou de leur propre mouvement, ou semons 3 par C'est une vie exquise, celle qui se maintient moy comme d'un office qui, à une ame bien faicte, en ordre iusques en son privé. Chascun peult avoir non en utilité seulement, mais en doulceur aussi, part au battelage, et representer un honneste surpasse touts les offices de l'amitié ; ie l'ay tous- personnage en l'eschaffaut 2; mais au dedans et iours accueilly des bras de la courtoisie et recoen sa poictrine, où tout nous est loisible, où tout gnoissance les plus ouverts: mais 4 à en parler est caché, d'y estre reiglé, c'est le poinct. Le voyasture en conscience, i'ay souvent trouvé en leurs sin degré, c'est de l'estre en sa maison, en ses reproches et louanges tant de faulse mesure, que actions ordinaires, desquelles nous n'avons à renie n'eusse gueres failly de faillir, plustost que de dre raison à personne, où il n'y a point d'estude, bien faire à leur mode. Nous aultres principale-point d'artifice; et pourtant3 Bias peignant un ment, qui vivons une vie privee qui n'est en monstre qu'à nous, debvons avoir estably un patron au dedans, auquel toucher nos actions 5, et selon iceluy nous caresser tantost, tantost nous chastier. l'ay mes loix et ma court pour iuger de moy, et m'y addresse plus qu'ailleurs : ie restreins bien selon aultruy mes actions, mais ie ne les estens que selon moy. Il n'y a que vous qui scache si vous estes lasche et cruel, ou loyal et devotieux: les aultres ne vous veoyent point, ils vous devinent par coniectures incertaines; ils veoyent non tant vostre nature, que vostre art: par ainsi, ne vous tenez pas à leur sentence, tenez vous à la vostre. Tuo tibi iudicio est utendum... Virtutis et vitiorum grave ipsius conscientiæ pondus est : qua sublata, iacent omnia 6

Mais ce qu'on dict, que la repentance suit de

1 Les vices d'autrefois sont devenus les mœurs d'aujourd'hui. SÉNÈQUE, Epist. 39.

2 Reprendre, censurer. Dans Cotgrave, mercurializer signifie babiller. C.

3 Avertis, invités, sollicités par moi. E. J.

4 Montaigne avait d'abord écrit : « Mais ie meure s'il n'advenoit qu'imbus de ces faulses opinions du temps, ils m'offroient à destourner à honneur leurs reprimandes, et leurs approbations à reprobations. Ce n'estoit pas à moy pourtant de le leur faire sentir, mais de les en remercier et sçavoir gré, pour ne troubler la faveur d'un si bon office. » Mais il a rayé cette leçon pour y substituer celle qu'on lit ici. N.

5 Par lequel nous puissions juger du prix de nos actions. C.

6 Servez-vous de votre propre jugement... Le témoignage Intérieur que se rend le vice ou la vertu est d'un grand poids : MONTAIGNE.

excellent estat de famille: « De laquelle, dict il, le maistre soit tel au dedans par luy mesme, comme il est au dehors par la crainte de la loy et du dire des hommes ; » et feut une digne parole de Iulius Drusus, aux ouvriers qui luy offroient, pour trois mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n'y auroient plus la veue qu'ils y avoient : « le vous en donneray, dit il, mille, et faictes que chascun y veoye de toutes parts. » On remarque avecques honneur l'usage d'Agesilaus 5, de prendre, en voyageant, son logis

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ôtez cette conscience, tout le reste ne leur est rien. - Les premiers mots sont tirés des Tusculanes de CICERON, I, 25; et la phrase suivante, du traité de Natura deorum, III, 35. C. Hélas! que ne pensais-je autrefois comme je pense aujourd'hui! ou que n'ai-je encore aujourd'hui l'éclat dont brillait ma jeunesse! HOR. Od. IV, 10, 7. — Horace nous représente ici Ligurinus qui se repentira un jour, suivant lui, de n'avoir point jadis protité des charmes du jeune âge. C.

2 En plein théâtre, en public. C.

3 Et c'est pour cela, d'après ces principes, que Bias, etc. PLUTARQUE, Banquet des sept Sages, c. 14. C.

4 Ou plutôt, comme dit Velléius Paterculus, de Marcus Livius Drusus, fameux tribun du peuple, qui mourut l'an 662 de Rome, après avoir allumé en Italie, par son ambition, une dangereuse guerre dont parle Florus, III, 17 et 18. Quant à ce que Montaigne dit ici de Livius Drusus, il l'a pris d'un traité de Plutarque, intitulé, Instruction pour ceulx qui manient affaires d'estat, c. 4, où ce Drusus est appelé Iulius Drusus, tribun du peuple, Ιούλιος Δροῦσος ὁ δημαγωγός. Si Montaigne eût consulté Paterculus, II, 14, il aurait pu s'apercevoir de cette petite méprise de Plutarque. L'historien latin raconte aussi ce trait un peu différemment. C.

5 PLUTARQUE, Vie d'Agesilas, c. 5; d'après XÉNOPHON, Eloge d'Agésilas, V, 7. J. V. L.

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dans les eglises, à fin que le peuple et les dieux mesmes veissent dans ses actions privees. Tel a esté miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n'ont rien veu seulement de remarquable; peu d'hommes ont esté admirez par leurs domestiques; nul a esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dict l'experience des histoires de mesme aux choses de neant; et en ce bas exemple, se veoid l'image des grands. En mon climat de Gascoigne, on tient pour drolerie de me veoir imprimé; d'autant que la cognoissance qu'on prend de moy s'esloingne de mon giste, i'en vaulx d'autant mieulx : i'achepte les imprimeurs en Guienne; ailleurs ils m'acheptent. Sur cet accident se fondent ceulx qui se cachent vivants et presents, pour se mettre en credit trespassez et absents. I'ayme mieulx en avoir moins; et ne me iecte au monde que pour la part que i'en tire: au partir de là, ie l'en quitte. Le peuple reconvoye celuy là, d'un acte publicque, avecques estonnement, iusques à sa porte : il laisse avecques sa robe ce roolle; il en retumbe d'autant plus bas, qu'il s'estoit plus hault monté; au dedans, chez luy, tout est tumultuaire et vil. | Quand le reiglement s'y trouveroit, il fault un iugement vif et bien trié pour l'appercevoir en ces actions basses et privees: ioinet que l'ordre est une vertu morne et sombre. Gaigner une bresche, conduire une ambassade, regir un peuple, ce sont actions esclatantes : tanser, rire, vendre, payer, aymer, hair, et converser avecques les siens, et avecques soy mesme, doulcement et iustement, ne relascher point, ne se desmentir point; c'est chose plus rare, plus difficile et moins remarquable. Les vies retirees soustiennent par là, quoy qu'on die, des debvoirs autant ou plus aspres et tendus, que ne le font les aultres vies; et les privez, dict Aristote 2, servent la vertu plus difficilement et haultement, que ne font ceulx qui sont en magistrat : nous nous preparons aux occasions eminentes, plus par gloire que par conscience. La plus courte façon d'arriver à la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous faisons pour la gloire : et la vertu d'Alexandre me semble representer assez moins de vigueur en son theatre, que ne faict celle de Socrates en cette exercitation basse et obscure. Ie conceoy ayseement Socrates en la place d'Alexandre; Alexandre en celle de Socrates, ie ne puis. Qui demandera à celuy là, ce qu'il sçait faire, il respondra,

« Il faut être bien héros, disait le maréchal de Calinat, pour l'être aux yeux de son valet de chambre. » C.

Morale à Nicomaque, X, 7. J. V. L.

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Subiuguer le monde; » qui le demandera à cettuy cy, il dira, « Mener l'humaine vie conformement à sa naturelle condition: » science bien plus generale, plus poisante et plus legitime.

Le prix de l'ame ne consiste pas à aller hault, mais ordonneement; sa grandeur ne s'exerce pas en la grandeur, c'est en la mediocrité. Ainsi que ceulx qui nous iugent et touchent au dedans, ne font pas grande recepte de la lueur de nos actions publicques, et veoyent que ce ne sont que filets et poinctes d'eau fine reiaillies d'un fond au demourant limonneux et poisant en pareil cas, ceulx qui nous iugent par cette brave apparence du dehors, concluent de mesme de nostre constitution interne; et ne peuvent accoupler des facultez populaires et pareilles aux leurs, à ces aultres facultez qui les estonnent si loing de leur visee. Ainsi donnons nous aux daimons des formes sauvages; et qui non à Tamburlan des sourcils eslevez, des nazeaux ouverts, un visage affreux, et une taille desmesuree, comme est la taille de l'imagination qu'il en a conceue par le bruict de son nom? Qui m'eust faict veoir Erasme aultrefois, il eust esté mal aysé que ie n'eusse prins pour adages et apophthegmes tout ce qu'il eust dict à son valet et à son hostesse. Nous imaginons bien plus sortablement un artisan sur sa garderobbe ou sur sa femme, qu'un grand president venerable par son maintien et suffisance : il nous semble que de ces haults throsnes ils ne s'abbaissent pas iusques à vivre. Comme les ames vicieuses sont incitees souvent à bien faire par quelque impulsion estrangiere; aussi sont les vertueuses, à faire mal: il les fault doncques iuger par leur estat rassis, quand elles sont chez elles, si quelquesfois elles y sont; ou au moins quand elles sont plus voysines du repos, et en leur naïfve assiette.

Les inclinations naturelles s'aydent et fortifient par institution; mais elles ne se changent gueres et surmontent: mille natures de mon temps ont eschappé vers la vertu, ou vers le vice, au travers d'une discipline contraire.

Sic ubi desuetæ silvis in carcere clausæ

Mansuevere feræ, et vultus posuere minaces,
Atque hominem didicere pati, si torrida parvus
Venit in ora cruor, redeunt rabiesque furorque,
Admonitæque tument gustato sanguine fauces;
Fervet, et a trepido vix abstinet ira magistro :

Montaigne ajoutait ici, faire au monde ce pourquoy il est au monde; mais il a rayé depuis cette phrase. N.

2 Ainsi quand les bêtes fauves, dans l'ombre de leur prison, oubliant les forêts, semblent s'être adoucies, et que dépouillant leur orgueil farouche, elles ont appris à souffrir l'empire de l'homme; si, par hasard, un peu de sang vient à toucher leurs lèvres enflammées, leur rage se réveille; leur

on n'extirpe pas ces qualitez originelles; on les | mais ils le contrebalancent avecques le plaisir ou couvre, on les cache. Le langage latin m'est aultre occasion; et le souffrent et s'y prestent, comme naturel; ie l'entens mieulx que le fran- à certain prix, vicieusement pourtant et lascheçois mais il y a quarante ans que ie ne m'en suis ment. Si se pourroit il, à l'adventure, imaginer du tout point servy à parler ny gueres à escrire. si esloingnee disproportion de mesure, où, avecSi est ce qu'à des extremes et soubdaines esmo- ques iustice, le plaisir excuseroit le peché, comme tions, où ie suis tumbé deux ou trois fois en ma nous disons de l'utilité; non seulement s'il estoit vie, et l'une, veoyant mon pere, tout sain, se accidental et hors du peché, comme au larrecin, renverser sur moy pasmé, i'ay tousiours eslancé mais en l'exercice mesme d'iceluy, comme en du fond des entrailles les premieres paroles, la- l'accointance des femmes, où l'incitation est viotines: nature se sourdant et s'exprimant à force, lente, et, dict on, par fois invincible. En la terre à l'encontre d'un si long usage; et cet exemple d'un mien parent, l'aultre iour que i̇'estois en se dict d'assez d'aultres. Armaignac, ie veis un païsant que chascun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie : Qu'estant nay mendiant, et trouvant qu'à

Ceulx qui ont essayé de radviser' les mœurs du monde, de mon temps, par nouvelles opinions, reforment les vices de l'apparence; ceulx de l'es-gaigner son pain au travail de ses mains, il n'arsence, ils les laissent là, s'ils ne les augmentent: et l'augmentation y est à craindre; on se seiourne volontiers de tout aultre bien faire, sur ces reformations externes, arbitraires, de moindre coust et de plus grand merite; et satisfaict on à bon marché, par là, les aultres vices naturels, consubstantiels et intestins. Regardez un peu comment s'en porte nostre experience: il n'est personne, s'il s'escoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui luicte contre l'institution, et contre la tempeste des passions qui luy sont contraires. De moy, ie ne me sens gueres agiter par secousse: ie me treuve quasi tousiours en ma pláce, comme font les corps lourds et poisants; si ie ne suis chez moy, i'en suis tousiours bien prez. Mes desbauches ne m'emportent pas fort loing, il n'y a rien d'extreme et d'estrange; et si ay des radvisements sains et vigoreux.

La vraye condemnation, et qui touche la commune façon de nos hommes, c'est que leur retraicte mesme est pleine de corruption et d'ordure, l'idee de leur amendement chafourree 3, leur penitence malade et en coulpe, autant à peu prez que leur peché aulcuns, ou pour estre collez au vice d'une attache naturelle, ou par longue accoustumance, n'en treuvent plus la laideur : à d'aultres (duquel regiment ie suis) le vice poise,

gosier s'enfle, altéré du sang dont le goût vient d'exciter la soif; elles brûlent de s'en assouvir, et leur cruauté s'abstient à peine de dévorer leur maître pålissant. LUCAIN, IV, 237.

1 Corriger, réformer. — Se raviser, pour dire changer d'avis, a été et est encore en usage; mais raviser les mœurs, pour dire les redresser, les corriger, c'est une expression qu'on ne trouve nulle part, et que Montaigne a hasardée, ou peut-être fabriquée sans y penser. C.

2 On s'abstient, on se dispense. C.

3 Confuse, barbouillée. C'est ce qu'emporte le mot de chafourré, vieux mot qu'on trouve encore en ce sens-là dans les dictionnaires de Nicot et de Cotgrave. C.

riveroit iamais à se fortifier assez contre l'indigence, il s'advisa de se faire larron; et avoit employé à ce mestier toute sa ieunesse en seureté, par le moyen de sa force corporelle; car il moissonnoit et vendangeoit des terres d'aultruy, mais c'estoit au loing et à si gros monceaux, qu'il estoit inimaginable qu'un homme en eust tant emporté en une nuict sur ses espaules; et avoit soing, oultre cela, d'egualer et disperser le dommage qu'il faisoit, si que la foule estoit moins importable à chasque particulier. Il se treuve à cette heure, en sa vieillesse, riche pour un homme de sa condition, mercy à cette traficque, de laquelle il se confesse ouvertement. Et pour s'accommoder avecques Dieu de ses acquests, il dict estre touts les iours aprez à satisfaire, par bienfaicts, aux successeurs de ceulx qu'il a desrobbez; et s'il n'acheve (car d'y pourveoir tout à la fois, il ne peult), qu'il en chargera ses heritiers, à la raison de la science qu'il a luy seul du mal qu'il a faict à chascun. Par cette description, soit vraye ou faulse, cettuy cy regarde le larrecin comme action deshonneste, et le hait, mais moins que l'indigence; s'en repent bien simplement; mais en tant qu'elle estoit ainsi contrebalancee et compensee, il ne s'en repent pas. Cela, ce n'est pas cette habitude qui nous incorpore au vice, et y conforme nostre entendement mesme, ny n'est ce vent impetueux qui va troublant et aveuglant à secousses nostre ame, et nous precipite pour l'heure, iugement et tout, en la puissance du vice.

Ie fois coustumierement entier ce que ie fois, et marche tout d'une piece; ie n'ay gueres de mouvement qui se cache et desrobbe à ma raison, et qui ne se conduise, à peu prez, par le consentement de toutes mes parties, sans divi

sion, sans sedition intestine : mon fugement en | dition; fe ne puis faire mieulx et le repentir

a la coulpe ou la louange entiere; et la coulpe qu'il a une fois, il l'a tousiours; car quasi dez sa naissance il est un, mesme inclination, mesme route, mesme force et en matiere d'opinions universelles, dez l'enfance ie me logeay au poinct où l'avois à me tenir. Il y a des pechez impetueux, prompts et subits; laissons les à part: mais en ces aultres pechez à tant de fois reprins, deliberez et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez de profession et de vacation, ie ne puis pas concevoir qu'ils soient plantez si long temps en un mesme courage, sans que la raison et la conscience de celuy qui les possede le vueille constamment', et l'entende ainsin; et le repentir qu'il se vante luy en venir à certain instant prescript, m'est un peu dur à imaginer et former. Ie ne suy pas la secte de Pythagoras, « que les hommes prennent une ame nouvelle quand ils approchent des simulacres des dieux pour recueillir leurs oracles; >> sinon qu'il voulust dire cela mesme, Qu'il fault bien qu'elle soit estrangiere, nouvelle, et prestee pour le temps la nostre monstrant si peu de signe de purification et netteté condigne à cet office.

Ils font tout à l'opposite des preceptes stoïques, qui nous ordonnent bien de corriger les imperfections et vices que nous recognoissons en nous, mais nous deffendent d'en alterer le repos de nostre ame: ceulx cy nous font accroire qu'ils en ont grande desplaisance et remors au dedans; mais d'amendement et correction, ny d'interruption, ils ne nous en font rien apparoir. Si n'est ce pas guarison, si on ne se descharge du mal si la repentance poisoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le peché. Ie ne treuve aulcune qualité si aysee à contrefaire que la devotion, si on n'y conforme les mœurs et la vie : son essence est abstruse et occulte; les apparences, faciles et trompeuses.

Quant à moy, ie puis desirer en general estre aultre; ie puis condemner et me desplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mon entiere reformation, et pour l'excuse de ma foiblesse naturelle; mais cela, ie ne le dois nommer repentir, ce me semble, non plus que le desplaisir de n'estre ny ange ny Caton. Mes actions sont reiglees, et conformes à ce que ie suis et à ma con

Pour rendre plus clairement cette pensée, l'auteur pouvait mettre ici, sans que la raison et la conscience de celuy qui possede ces pechez de complexion ou de profession, le vucille constamment ainsi; c'est-à-dire, sans que l'homme soit luiméme déterminé par sa propre volonté à persister dans ces péchés de complexion ou de profession. C.

ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en nostre force; ouy bien le regret. I'imagine infinies natures plus haultes et plus reiglees que la mienne : ie n'amende pourtant mes facultez; comme ny mon bras ny mon esprit ne deviennent plus vigoreux, pour en concevoir un aultre qui le soit. Si l'imaginer et desirer un agir plus noble que le nostre, produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir de nos operations plus innocentes, d'autant que nous iugeons bien qu'en la nature plus excellente, elles auroient esté conduictes d'une plus grande perfection et dignité; et vouldrions faire de mesme. Lors que ie consulte des deportements de ma ieunesse, avecques ma vieillesse, ie treuve que ie les ay communement conduicts avecques ordre, selon moy : c'est tout ce que peult ma resistance. le ne me flatte pas; à circonstances pareilles, ie seroy tousiours tel : ce n'est pas macheure1, c'est plustost une teincture universelle, qui me tache. le ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de cerimonie: il fault qu'elle me touche de toutes parts, avant que ie la nomme ainsin; et qu'elle pince mes entrailles, et les afflige, autant profondement que Dieu me veoid, et autant universellement.

Quant aux negoces', il m'est eschappé plusieurs bonnes adventures, à faulte d'heureuse conduicte: mes conseils ont pourtant bien choisy, selon les occurrences qu'on leur presentoit; leur façon est de prendre tousiours le plus facile et seur party. Ie treuve qu'en mes deliberations passees, i'ay, selon ma reigle, sagement procedé, pour l'estat du subiect qu'on me proposoit, et en ferois autant d'icy à mille ans, en pareilles occasions; ie ne regarde pas quel il est à cette heure, mais quel il estoit quand i'en consultoy: la force de tout conseil gist au temps; les occasions et les matieres roulent et changent sans cesse. l'ay encouru quelques lourdes erreurs en ma vie, et importantes, non par faulte de bon advis, mais par faulte de bonheur. Il y a des parties secrettes aux obiects qu'on manie, et indivinables, signamment en la nature des hommes ; des conditions muettes, monstre, incogneues par fois du possesseur mesme, qui se produisent et esveillent par des occasions survenantes: si ma prudence ne les a peu pene

sans

I Macheure, tache, contusion, meurtrissure. Voyez CorGRAVE, dans son Dictionnaire françois et anglois; et NICOT, augmenté par DE BROSSES, et publié pour la première fois en -Edition in-4o de 1588, fol. 355: « Ce n'est pas tache, c'est plustost une teincture universelle, qui me noircit. » 2 Affaires.

1614. C.

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