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pour ne luy causer la fiebvre, ils me tuerent un amy qui valoit mieulx que touts tant qu'ils sont 1. Ils mettent leurs divinations au poids, à l'encontre des maulx presents; et pour ne guarir le cerveau au preiudice de l'estomach, offensent l'estomach et empirent le cerveau par ces drogues tumultnaires et dissentieuses".

Quant à la varieté et foiblesse des raisons de cette art, elle est plus apparente qu'en aulcune aultre art: Les choses aperitifves sont utiles à un homme choliqueux, d'autant qu'ouvrants les passages et les dilatants, elles acheminent cette matiere gluante de laquelle se bastit la grave3 et la pierre, et conduisent contrebas ce qui se commence à durcir et amasser aux reins : les choses aperitifves sont dangereuses à un homme choliqueux, d'autant qu'ouvrants les passages et les dilatants, elles acheminent vers les reins la matiere propre à bastir la grave, lesquels s'en saisissants volontiers pour cette propension qu'ils y ont, il est mal aysé qu'ils n'en arrestent beaucoup de ce qu'on y aura charrié; davantage, si de fortune il s'y rencontre quelque corps un peu plus grosset qu'il ne fault pour passer touts ces destroicts qui restent à franchir pour l'expeller au dehors, ce corps estant esbranlé par ces choses aperitifves, et iecté dans ces canaux estroicts, venant à les boucher, acheminera une certaine mort et tres douloureuse. Ils ont une pareille fermeté aux conseils qu'ils nous donnent de nostre regime de vivre: Il est bon de tumber souvent de l'eau ; car nous veoyons par experience, qu'en la laissant croupir, nous luy donnons loisir de se descharger de ses excrements et de sa lie, qui servira de matiere à bastir la pierre en la vessie: il est bon de ne tumber point souvent de l'eau; car les poisants excrements qu'elle traisne quand et elle, ne s'emporteront point s'il n'y a de la violence, comme on veoid, par experience, qu'un torrent qui roule avecques roideur balaye bien plus nettement le lieu où il passe, que ne faict le cours d'un ruisseau mol et lasche: Pareillement, il est bon d'avoir souvent affaire aux femmes; car cela ouvre les passages, et achemine la grave et le sable: il est bien aussi mauvais; car cela

1 Sans doute il veut parler de son ami Estienne de la Boëtie, mort de la dyssenterie en 1563. Il est tout simple alors qu'il se rappelle cette perte avec tant d'amertume : les médecins doivent le lui pardonner. J. V. L.

Par ces drogues mêlées confusément, et qui ont des qualités discordantes et contraires. E. J.

3 La gravelle, maladie des reins et de la vessie, causée par quelque gravier. E. J.

4 Tomber de l'eau, pour dire lácher de l'eau, uriner; expression gasconne, tout à fait barbare en français. C.

MONTAIGNE.

eschauffe les reins, les lasse et affoiblit: Il est bon de se baigner aux eaux chauldes, parce que cela relasche et amollit les lieux où se croupit le sable et la pierre: mauvais aussi est il, d'autant que cette application de chaleur externe ayde les reins à cuyre, durcir et petrifier la matiere qui y est disposee: A ceulx qui sont aux bains, il est plus salubre de manger peu le soir, à fin que le bruvage des eaux qu'ils ont à prendre lendemain matin, face plus d'operation, rencontrant l'estomach vuide et non empesché : au rebours, il est meilleur de manger peu au disner, pour ne troubler l'operation de l'eau, qui n'est pas encores parfaicte, et ne charger l'estomach si soubdain aprez cet aultre travail, et pour laisser l'office de digerer à la nuict, qui le sçait mieulx faire que ne faict le iour, où le corps et l'esprit sont en perpetuel mouvement et action. Voylà comment ils vont battelant et baguenaudant à nos despens en touts leurs discours; et ne me sçauroient fournir proposition, à laquelle ie n'en rebastisse une contraire de pareille force. Qu'on ne crie doncques plus aprez ceulx qui, en ce trouble, se laissent doulcement conduire à leur appetit et au conseil de nature, et se remettent à la fortune commune.

I

l'ay veu, par occasion de mes voyages, quasi touts les bains fameux de chrestienté2; et depuis quelques annees, ay commencé à m'en servir: car, en general, i'estime le baigner salubre, et croy que nous encourons non legieres incommoditez en nostre santé, pour avoir perdu cette coustume, qui estoit generalement observee au temps passé quasi en toutes les nations, et est encores en plusieurs, de se laver le corps touts les iours; et ne puis pas imaginer que nous ne vaillions beaucoup moins de tenir ainsi nos membres encroustez, et nos pores estoupez de crasse: et quant à leur boisson, la fortune a faict premierement qu'elle ne soit aulcunement ennemie de mon goust; secondement, elle est naturelle et simple, qui au moins n'est pas dangereuse si elle est vaine; dequoy ie prens pour respondant cette infinité de peuples de toutes sortes et complexions qui s'y assemble: et encores que ie n'y aye apperceu aulcun effect extraordinaire et mi

1 Faisant les bateleurs, se jouant et badinant. E. J.

2 Plombières, Bade en Suisse; Albano et san Pietro, auprès de Padoue; Battaglia, Lucques (Bagno della Villa), Pise, Viterbe, etc. Il connaissait aussi les eaux des Pyrénées; et à Épernay, en 1580, le jésuite Maldonat lui avait fait la description des bains de Spa, où il venait d'accompagner M. de Nevers (Voyage, t. I, p. 9). On retrouve ici la substance des longues et minutieuses observations que Montaigne avait dictées ou écrites lui-même, en Lorraine, en Suisse et en Italie. J. V. L.

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raculeux, ains que, m'en informant un peu plus | le bain; ainsin ont les Italiens leurs doccie', qui

:

sont certaines gouttieres de cette eau chaulde, qu'ils conduisent par des cannes, et vont baignant une heure le matin, et autant l'aprez disnee, par l'espace d'un mois, ou la teste, ou l'estomach, ou aultre partie du corps à laquelle ils ont affaire. Il y a infinies aultres differences de cous

il n'y a quasi aulcune ressemblance des unes aux aultres. Voylà comment cette partie de medecine, à laquelle seule ie me suis laissé aller, quoy qu'elle soit la moins artificielle, si a elle sa bonne elles peuvent appuyer une inclina-part de la confusion et incertitude qui se veoid par tout ailleurs en cet art.

Les poëtes disent tout ce qu'ils veulent avecques plus d'emphase et de grace, tesmoing ces deux epigrammes,

et

Alcon hesterno signum Iovis attigit : ille,
Quamvis marmoreus, vim patitur medici.
Ecce hodie, iussus transferri ex æde vetusta,
Effertur, quamvis sit deus atque lapis 2 :

l'aultre,

curieusement qu'il ne se faict, i̇'aye trouvé mal fondez et fauls touts les bruicts de telles operations qui se sement en ces lieux là et qui s'y croyent (comme le monde va se pipant ayseement de ce qu'il desire); toutesfois aussi n'ay ie veu gueres de personnes que ces eaux ayent empiré; et ne leur peult on sans malice refuser cela, qu'elles n'es-tumes en chasque contree; ou, pour mieulx dire, veillent l'appetit, facilitent la digestion, et nous prestent quelque nouvelle alaigresse, si on n'y va par trop abbattu de forces; ce que ie desconseille de faire elles ne sont pas pour relever une poisante ruyne; tion legiere, ou prouveoir à la menace de quelque alteration. Qui n'y apporte assez d'alaigresse, pour pouvoir iouyr le plaisir des compaignies qui s'y trouvent, et des promenades et exercices à quoy nous convie la beaulté des lieux où sont communement assises ces eaux, il perd sans doubte la meilleure piece et plus asseuree de leur effect. A cette cause, i'ay choisy iusques à cette heure à m'arrester et à me servir de celles où il y avoit plus d'amœnité de lieu, commodité de logis, de vivres et de compaignies, comme sont, en France, les bains de Banieres; en la frontiere d'Allemaigne et de Lorraine, ceulx de Plombieres; en Souysse, ceulx de Bade; en la Toscane, ceulx de Lucques, et specialement ceulx della Villa, desquels i'ay usé plus souvent et à diverses saisons. Chasque nation a des opinions particulieres touchant leur usage, et des loix et formes de s'en servir, toutes diverses; et selon mon experience, l'effect quasi pareil : le boire n'est aulcunement receu en Allemaigne; pour toutes maladies, ils se baignent, et sont à grenouiller dans l'eau, quasi d'un soleil à l'aultre; en Italie, quand ils boivent neuf iours, ils s'en baignent pour le moins trente, et communement boivent l'eau mixtionnee d'aultres drogues, pour secourir son operation on nous ordonne icy de nous promener pour la digerer; là, on les arreste au lict où ils l'ont prinse, iusques à ce qu'ils l'ayent vuidee, leur eschauffant continuellement l'estomach et les pieds comme les Allemans ont de particulier de se faire generalement touts corneter' et ventouser avecques scarification, dans

Corneter et ventouser, termes à peu près synonymes. On dit maintenant ventouser; et corneter est tout à fait hors d'usage, quoiqu'on trouve encore dans nos dictionnaires modernes, cornet à ventouser. C. -« Il y avoit force Allemans aqui se faisoient corneter et saigner. » Voyage de Montaigne, t. I, p. 144. Plus haut, p. 58, Montaigne raconte que les baigneurs, à Bade, se font corneter et saigner si fort, qu'il a vu par fois les deux bains publicques qui sembloient estre de pur sang. J. V. L.

Lotus nobiscum est, hilaris cœnavit, et idem
Inventus mane est mortuus Andragoras.
Tam subitæ mortis causam, Faustine, requiris?
In soninis medicum viderat Hermocratem 3 :
sur quoy ie veulx faire deux contes :

Le baron de Caupene en Chalosse, et moy, avons en commun le droict de patronage d'un benefice qui est de grande estendue, au pied de nos montaignes, qui se nomme Lahontan. Il est des habitants de ce coing, ce qu'on dict de ceulx de la vallee d'Angrougne : ils avoient une vie à part, les façons, les vestements et les mœurs à part; regis et gouvernez par certaines polices et coustumes particulieres receues de pere en fils, ausquelles ils s'obligeoient, sans aultre contraincte que de la reverence de leur usage. Ce petit estat

s'estoit continué de toute ancienneté en une condition si heureuse, qu'aulcun iuge voysin n'avoit esté en peine de s'informer de leur affaire, aulcun

1 Douches. Montaigne (Voyage, t. II, p. 158) en parle ainsi dans sa description des bains della Villa: « Il y a aussi certain esgout qu'ils nomment la doccia; ce sont des tuiauz par lesquels on receoit l'eau chaulde en diverses parties du corps, et notamment à la teste, par des canaulx qui descen dent sur vous sans cesse, et vous viennent battre la partie, l'eschauffent, et puis l'eau se receoit par un canal de bois, comme celuy des buandieres, le long duquel elle s'escoute. » J. V. L.

2 Le médecin Alcon toucha hier la statue de Jupiter; et tout marbre qu'il est, Jupiter a éprouvé la vertu du médecin : aujourd'hui on le tire de son vieux temple; et quoiqu'il soit dieu et pierre, on va l'enterrer. AUSONE, Epigr. 74.

3 Hier, Andragoras se baigna avec nous, soupa gaiement; et on l'a trouvé mort ce matin. Voulez-vous savoir, Faustinus, quelle est la cause d'une mort si subite? Il avait vu en songe le médecin Hermocrate. MARTIAL, VI, 53.

advocat employé à leur donner advis, ny estrangier appellé pour esteindre leurs querelles; et n'avoit on iamais veu aulcun de ce destroict' à l'aumosne: ils fuyoient les alliances et le commerce de l'aultre monde, pour n'alterer la pureté de leur police; iusques à ce, comme ils recitent, que l'un d'entre eulx, de la memoire de leurs peres, ayant l'ame espoinçonnee d'une noble ambition, alla s'adviser, pour mettre son nom en credit et reputation, de faire l'un de ses enfants maistre lean ou maistre Pierre, et l'ayant faict instruire à escrire en quelque ville voysine, le rendit enfin un beau notaire de village. Cettuy cy, devenu grand, commencea à desdaigner leurs anciennes coustumes, et à leur mettre en teste la pompe des regions de deçà : le premier de ses comperes à qui on escorna une chevre, il luy conseilla | d'en demander raison aux iuges royaulx d'autour de là; et de cettuy cy à un aultre, iusques à ce qu'il eust tout abbastardy. A la suite de cette corruption, ils disent qu'il y en surveint incontinent une aultre de pire consequence, par le moyen d'un medecin à qui il print envie d'espouser une de leurs filles, et de s'habituer parmy eulx. Cettuy cy commencea à leur apprendre premierement le nom des fiebvres, des rheumes et des apostumes, la situation du cœur, du foye et des intestins, qui estoit une science iusques lors tres esloingnee de leur cognoissance; et au lieu de l'ail, dequoy ils avoient apprins à chasser toutes sortes de maulx, pour aspres et extremes qu'ils feus- | sent, il les accoustuma, pour une toux ou pour un morfondement, à prendre les mixtions estrangieres, et commencea à faire traficque, non de leur santé seulement, mais aussi de leur mort. Its iurent que, depuis lors seulement, ils ont apperceu que le serein leur appesantissoit la teste, que le boire ayant chauld apportoit nuisance, et que les vents de l'automne estoient plus griefs que ceulx du printemps; que depuis l'usage de cette medecine, ils se treuvent accablez d'une legion de maladies inaccoustumees, et qu'ils apperceoivent un general deschet en leur ancienne vigueur, et leurs vies de moitié raccourcies. Voylà le premier de mes contes.

L'aultre est, qu'avant ma subiection graveleuse, oyant faire cas du sang de bouc à plusieurs, comme d'une manne celeste envoyee en ces derniers siecles pour la tutelle et conservation de la vie humaine, et en oyant parler à des gents d'entendement comme d'une drogue admirable

District, E. J.

et d'une operation infaillible; moy, qui ay tousiours pensé estre en bute à touts les accidents qui peuvent toucher tout aultre homme, prins plaisir, en pleine santé, à me prouveoir de ce miracle; et commanday, chez moy, qu'on me nourrist un bouc selon la recepte: car il fault que ce soit aux mois les plus chaleureux de l'esté qu'on le retire, et qu'on ne luy donne à manger que des herbes aperitifves, et à boire que du vin blanc. Ie me rendis de fortune chez moy le iour qu'il debvoit estre tué on me veint dire que mon cuisinier trouvoit dans la panse deux ou trois grosses boules qui se chocquoient l'une l'aultre parmy sa mangeaille. Ie feus curieux de faire apporter toute cette tripaille en ma presence, et feis ouvrir cette grosse et large peau. Il en sortit trois gros corps legiers comme des esponges, de façon qu'il semble qu'ils soyent creux; durs, au demourant, par le dessus, et fermes, bigarrez de plusieurs couleurs mortes; l'un parfaict en rondeur, à la mesure d'une courte boule, les aultres deux un peu moindres, ausquels l'arrondissement est imparfaict, et semble qu'il s'y ache. minast. l'ay trouvé, m'en estant faict enquerir à ceulx qui ont accoustumé d'ouvrir de ces animaulx, que c'est un accident rare et inusité. Il est vray semblable que ce sont des pierres cousines des nostres et s'il est ainsi, c'est une esperance bien vaine aux graveleux, de tirer leur guarison du sang d'une beste qui s'en alloit elle mesme mourir d'un pareil mal. Car de dire que le sang ne se sent pas de cette contagion, et n'en altere sa vertu accoustumee, il est plustost à croire qu'il ne s'engendre rien en un corps que par la conspiration et communication de toutes les parties: la masse agit toute entiere, quoy que l'une piece y contribue plus que l'aultre, selon la diversité des operations; parquoy il y a grande. apparence qu'en toutes les parties de ce bouc, il y avoit quelque qualité petrifiante. Ce n'estoit pas tant pour la crainte de l'advenir, et pour moy, que i'estoy curieux de cette experience; comme c'estoit qu'il advient chez moy, ainsi qu'en plusieurs maisons, que les femmes y font amas de telles menues drogueries pour en secourir le peuple, usants de mesme recepte à cinquante maladies, et de telle recepte qu'elles ne prennent pas pour elles, et si triumphent en bons evenements.

Au demourant, i'honnore les medecins, non pas, suyvant le precepte', pour la necessité (car

1 Honora medicum propter necessitatem. Eccl. XXXVIII, 1.

mette à la mercy de quiconque a cette impudence de luy donner promesse de sa guarison ? Les Babyloniens portoient leurs malades en la place : le medecin, c'estoit le peuple; chascun des passants ayant, par humanité et civilité, à s'enquerir de leur estat, et, selon son experience, leur donner quelque advis salutaire'. Nous n'en faisons gueres aultrement; il n'est pas une simple femmelette de qui nous n'employons les barbotages et les brevets : et selon mon humeur, si i'avois à en accepter quelqu'une, i'accepteroy plus volontiers cette medecine qu'aulcune aultre; d'autant qu'au moins il n'y a nul dommage à craindre. Ce qu'Homere3 et Platon disoient des Aegyptiens, qu'ils estoient touts medecins, il se doibt dire de touts peuples: il n'est personne qui ne se vante de quelque recepte, et qui ne la hazarde sur son voysin, s'il l'en veult croire. l'estoy, l'aultre iour, en une compaignie, où ie ne sçay qui, de ma confrairie, apporta la nouvelle d'une sorte de pilules compilees de cent et tant d'ingredients, de compte faict : il s'en esmeut une feste et une consolation singuliere; car quel rochier soustiendroit l'effort d'une si nombreuse batterie? l'entens toutesfois, par ceulx qui l'essayerent, que la moindre petite grave 4 ne daigna s'en esmouvoir.

à ce passage on en oppose un aultre du prophete | egualement à toute sorte d'impostures? qui ne se reprenant le roy Asa d'avoir eu recours au medecin '), mais pour l'amour d'eulx mesmes, en ayant veu beaucoup d'honnestes hommes et dignes d'estre aymez. Ce n'est pas à eulx que i'en veulx, c'est à leur art et ne leur donne pas grand blasme de faire leur proufit de nostre sottise, car la pluspart du monde faict ainsi; plusieurs vacations', et moindres, et plus dignes que la leur, n'ont fondement et appuy qu'aux abus publicques. Ie les appelle en ma compaignie quand ie suis malade, s'ils se rencontrent à propos, et demande à en estre entretenu, et les paye comme les aultres. Ie leur donne loy de me commander de m'abrier chauldement, si ie l'ayme mieulx ainsi que d'aultre sorte : ils peuvent choisir, d'entre les porreaux et les laictues, dequoy il leur plaira que mon bouillon se face, et m'ordonner le blanc ou le clairet; et ainsi de toutes aultres choses qui sont indifferentes à mon appetit et usage. l'entens bien que ce n'est rien faire pour eulx, d'autant que l'aigreur et l'estrangeté sont accidents de l'essence propre de la medecine. Lycurgus ordonnoit le vin aux Spartiates malades; pourquoy? parce qu'ils en haïssoient l'usage, sains tout ainsi qu'un gentilhomme, mon voysin, s'en sert pour drogue tres salutaire à ses fiebvres, parce que, de sa nature, il en hait mortellement le goust. Combien en veoyons nous d'entre eulx estre de mon humeur, desdaigner la medecine pour leur service, et prendre une forme de vie libre, et toute contraire à celle qu'ils ordonnent à aultruy! Qu'est ce cela, si ce n'est abuser tout destrousseement de nostre simplicité? car ils n'ont pas leur vie et leur santé moins chere que nous, et accommoderoient leurs effects à leur doctrine, s'ils n'en cognoissoient eulx mesmes la faulseté.

C'est la crainte de la mort et de la douleur, l'impatience du mal, une furieuse et indiscrette soif de la guarison, qui nous aveugle ainsi : c'est pure lascheté qui nous rend nostre croyance si molle et maniable. La pluspart pourtant ne croyent pas tant, comme ils endurent et laissent faire; car ie les oy se plaindre et en parler comme nous; mais ils se resolvent enfin : « Que feroy ie doncques? » Comme si l'impatience estoit de soy quelque meilleur remede que la patience. Y a il aulcun de ceulx qui se sont laissez aller à cette miserable subiection, qui ne se rende

* Nec in infirmitate sua quæsivit Dominum, sed magis in medicorum arte confisus est. Paralipom. II, 16, 12. * Professions. E. J.

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Ie ne me puis desprendre de ce papier, que ie n'en die encores ce mot, sur ce qu'ils nous donnent pour respondant de la certitude de leurs drogues, l'experience qu'ils ont faicte: La pluspart, et, ce croy ie, plus des deux tiers des vertus medecinales, consistent en la quintessence ou proprieté occulte des simples, de laquelle nous ne pouvons avoir aultre instruction que l'usage; car quintessence n'est aultre chose qu'une qualité de laquelle, par nostre raison, nous ne sçavons trouver la cause. En telles preuves, celles qu'ils disent avoir acquises par l'inspiration de quelque daimon, ie suis content de les recevoir (car quant aux miracles, ie n'y touche iamais); ou bien encores les preuves qui se tirent des choses qui, pour aultre consideration, tumbent souvent

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en nostre usage; comme si en la laine dequoy nous avons accoustumé de nous vestir, il s'est trouvé, par accident, quelque occulte proprieté dessiccatifve qui guarisse les mules au talon, et si au raifort que nous mangeons pour la nourriture, il s'est rencontré quelque operation aperitifve: Galen recite qu'il adveint à un ladre de recevoir guarison, par le moyen du vin qu'il beut, d'autant que de fortune une vipere s'estoit coulee | dans le vaisseau. Nous trouvons, en cet exemple, le moyen et une conduicte vraysemblable à cette experience, comme aussi en celles ausquelles les medecins disent avoir esté acheminez par l'exemple d'aulcunes bestes mais en la pluspart des aultres experiences à quoy ils disent avoir esté conduicts par la fortune, et n'avoir eu aultre guide que le hazard, ie treuve le progrez de cette information incroyable. I'imagine l'homme regardant autour de luy le nombre infiny des choses, plantes, animaulx, metaulx; ie ne sçay par où luy faire commencer son essay : et quand sa premiere fantasie se iectera sur la corne d'un elan, à quoy il fault prester une creance bien molle et aysee, il se treuve encores autant empesché en sa seconde operation; il luy est proposé tant de maladies et tant de circonstances, qu'avant qu'il soit venu à la certitude de ce poinct où doibt ioindre la perfection de son experience, le sens humain y perd son latin; et avant qu'il ayt trouvé, parmy cette infinité de choses, que c'est cette corne; parmy cette infinité de maladies, l'epilepsie; tant de complexions, au melancholique; tant de saisons, en hyver; tant de nations, au François; tant d'aages, en la vieillesse; tant de mutations celestes, en la conionction de Venus et de Saturne; tant de parties du corps, au doigt: à tout cela n'estant guidé ny d'argument, ny de coniecture, ny d'exemple, ny d'inspiration divine, ains du seul mouvement de la fortune, il fauldroit que ce feust par une fortune parfaictement artificielle, reiglee et methodique. Et puis, quand la guarison feut faicte, comment se peut il asseurer que ce ne feust Que le mal estoit arrivé à sa periode ? ou Un effect du hazard? ou L'operation de quelque aultre chose qu'il eust ou mangé, ou beu, ou touché ce iour là ? ou Le merite des prieres de sa mere grand? Davantage, quand cette preuve auroit esté parfaicte, combien de fois feut elle reiteree, et cette longue chordee de fortunes et de rencontres, renfilee, pour en conclure une reigle? Quand elle sera conclue, par qui est ce? De tant de millions, il n'y a que trois hommes qui se meslent d'enregistrer leurs experiences: te

| sort aura il rencontré à poinct nommé l'un de ceulx cy? Quoy, si un aultre, et si cent aultres ont faict des experiences contraires? A l'adventure y verrions nous quelque lumiere, si touts les iugements et raisonnements des hommes nous estoient cogneus: mais que trois tesmoings et trois docteurs regentent l'humain genre, ce n'est pas la raison; il fauldroit que l'humaine nature les eust deputez et choisis, et qu'ils fussent declarez nos syndics par expresse procuration.

A MADAME DE DURAS'.

Madame, vous me trouvastes sur ce pas dernierement que vous me veinstes veoir. Parce qu'il pourra estre que ces inepties se rencontreront quelquesfois entre vos mains, ie veulx aussi qu'el

les portent tesmoignage que l'aucteur se sent bien fort honnoré de la faveur que vous leur ferez. Vous y recognoistrez ce mesme port et ce mesme air que vous avez veu en sa conversation. Quand i'eusse peu prendre quelque aultre façon que la mienne ordinaire, et quelque aultre forme plus honnorable et meilleure, ie ne l'eusse pas faict; carie ne veulx rien tirer de ces escripts, sinon qu'ils me representent à vostre memoire au naturel. Ces mesmes conditions et facultez que vous avez practiquees et recueillies, madame, avecques beaucoup plus d'honneur et de courtoisie qu'elles ne meritent, ie les veulx loger, mais sans alteration et changement, en un corps solide qui puisse durer quelques annees ou quelques iours aprez moy, où vous les retrouverez, quand il vous plaira vous en refreschir la memoire, sans prendre aultrement la peine de vous en souvenir; aussi ne le valent-elles pas : ie desire que vous continuez en moy la faveur de vostre amitié, par ces mesmes qualitez par le moyen desquelles elle a esté produicte.

«Ie ne cherche aulcunement qu'on m'ayme et estime mieulx mort que vivant; l'humeur de Tibere est ridicule, et commune pourtant, qui avoit plus de soing d'estendre sa renommee à l'advenir, qu'il n'avoit de se rendre estimable et agreable aux hommes de son temps. Si i'estoy de ceulx à qui le monde peut debvoir louange, ie l'en quitteroy pour la moitié, et qu'il me la payast

1 Marguerite de Gramont, fille d'Antoine, vicomte d'Aster, et d'Hélène de Clermont; veuve de Jean de Durfort, seigneur de Duras, que le roi de Navarre, depuis Henri IV, envoya en 1573 vers le pape Grégoire XIII, et qui fut tué près de Livourne, sans laisser de postérité. Son frère Jacques, mort er 1628, fut le père de Gui-Aldonce de Durfort, marquis de Duras, comte de Rozan, etc. dont le fils, maréchal de France sous Louis XIV, forma la branche des dues de Lorges. J. V L. 2 Quippe illi non perinde curæ gratia præsentium, quais in posteros ambitio. TACITE, Annal. VI, 46.

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