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I

Il n'est nation qui n'ayt esté plusieurs siecles | ments ou flux de ventre, par accident estrangier, sans la medecine, et les premiers siecles, c'est à et faire un grand vuidange d'excrements sans bedire les meilleurs et les plus heureux: et du monde soing aucun precedent, et sans aulcune utilité la dixiesme partie ne s'en sert pas, encores à cette suyvante, voire avecques empirement et domheure; infinies nations ne la cognoissent pas, où mage. C'est du grand Platon que l'apprins n'al'on vit et plus sainement et plus longuement gueres que de trois sortes de mouvements qui qu'on ne faict icy; et parmy nous, le commun nous appartiennent, le dernier et le pire est celuy peuple s'en passe heureusement; les Romains des purgations, que nul homme, s'il n'est fol, ne avoient esté six cents ans avant que de la recevoir; doibt entreprendre qu'à l'extreme necessité. On mais aprez l'avoir essayee, ils la chasserent de va troublant et esveillant le mal par oppositions leur ville, par l'entremise de Caton le censeur, contraires; il fault que ce soit la forme de vivre qui monstra combien ayseement il s'en pouvoit qui doulcement l'alanguisse et reconduise à sa passer, ayant vescu quatre vingts et cinq ans, et fin les violentes harpades de la drogue et du faict vivre sa femme iusques à l'extreme vieillesse, mal sont tousiours à nostre perte, puis que la quenon pas sans medecine, mais ouy bien sans me- relle se desmesle chez nous, et que la drogue est decin '; car toute chose qui se treuve salubre à nos- un secours infiable 3, de sa nature ennemy à nostre vie, se peult nommer medecine : il entretenoit, tre santé, et qui n'a accez en nostre estat que par ce dict Plutarque2, sa famille en santé, par l'u- le trouble. Laissons un peu faire : l'ordre qui poursage, ce me semble, du lievre : comme les Arcades, veoid aux pulces et aux taulpes, pourveoid aussi dict Pline3, guarissent toutes maladies avecques aux hommes qui ont la patience pareille à se du laict de vache; et les Libyens, dict Hero- laisser gouverner, que les pulces et les taulpes; dote 4, iouïssent populairement d'une rare santé, nous avons beau crier Bihore 4, c'est bien pour par cette coustume qu'ils ont, aprez que leurs en- nous enrouer, mais non pour l'advancer : c'est un fants ont attainct quatre ans, de leur cauterizer ordre superbe et impiteux; nostre crainte, nostre et brusler les veines du chef et des temples, par desespoir le desgouste et retarde de nostre ayde, où ils couppent chemin, pour leur vie, à toute au lieu de l'y convier; il doibt au mal son cours, defluxion de rheume; et les gents de village de ce comme à la santé : de se laisser corrompre en fapays, à touts accidents, n'employent que du vin veur de l'un, au preiudice des droicts de l'aultre, le plus fort qu'ils peuvent, meslé à force safran | il ne le fera pas; il tumberoit en desordre. Suyet espice : tout cela avecques une fortune pareille. vons, de par Dieu, suyvons: il meine ceulx qui Et à dire vray, de toute cette diversité et con- suyvent; ceulx qui ne le suyvent pas, il les enfusion d'ordonnances, quelle aultre fin et effect traisne 5 et leur rage, et leur medecine ensemaprez tout y a il, que de vuider le ventre? ce que ble. Faites ordonner une purgation à vostre cermille simples domestiques peuvent faire : et si, ne velle; elle y sera mieulx employee qu'à vostre sçay si c'est si utilement qu'ils disent, et si nostre estomach. nature n'a point besoing de la residence de ses excrements, iusques à certaine mesure, comme le vin a de sa lie pour sa conservation; vous veoyez souvent des hommes sains tumber en vomissesignifier je ne souffre point; c'est le sens propre de passionner, qui ne se dit plus aujourd'hui qu'au sens figuré. E. J.

1 Montaigne a fort bien pu assurer, sur l'autorité de Pline, XXIX, I, que les Romains ne reçurent la médecine que six cents ans après la fondation de Rome; et qu'après en avoir fait l'épreuve, ils condamnèrent cet art, et chassèrent les médecins de leur ville mais quant à ce qu'il ajoute, qu'ils la chasserent de leur ville par l'entremise de Caton le censeur, Pline est si éloigné de l'autoriser, qu'il dit expressément, dans le même chapitre, que les Romains ne bannirent les médecins de Rome que longtemps après la mort de Caton. Plusieurs écrivains modernes ont commis la même faute que Montaigne, comme on peut voir dans le Dictionnaire de Bayle, remarque Il de l'article Porcius. C.

2 Dans la Vie de Caton le censeur, c. 12. C.

3 Nat. Hist. XXV, 8. C.

4 Liv. IV, c. 187. Hippocrate dit à peu près la même chose des Scythes, traité Des airs, des eaux, et des lieux, p. 355. J. V. L.

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On demandoit à un Lacedemonien, qui l'avoit faict vivre sain si long temps : « L'ignorance de la medecine,» respondit il; et Adrian l'empereur crioit sans cesse en mourant, « Que la presse des medecins l'avoit tué 6. » Un mauvais luicteur

1 Dans le Timée, p. 551. C.

2 Griffades, coups de harpons ou de griffes, c'est-à-dire violents combats entre la drogue et le mal. E. J.

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3 Mal assuré, auquel on ne peut se fier. On trouve infable dans le Dictionnaire français-anglais de Cotgrave. C. 4 Bihore, terme qui se trouve dans Cotgrave, et dont se servent les charretiers du Languedoc, pour håter leurs chevaux : il répond à notre haïe ! et signifie, à la lettre, vite, dehors; car je le crois composé des deux mots latins via et foras ou foris. E. J.

5 Imitation de ce vers de SÉNÈQUE, Epist. 107 :
Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.
J. V. L.

6 Πολλοὶ ἰατροὶ βασιλέα ἀπώλεσαν, ΧιPHILIN, Epit. DION, Vit. Adriani. Je tiens cette citation du Dictionnaire de Bayle, à l'article Hadrien. — On avait fait la même plainte avant Adrien, comme je l'apprends de Pline, qui cite une épitaphe

se feit medecin : « Courage, luy dit Diogenes'; | mal aysees à croire. Platon disoit bien a propos1, tu as raison: tu mettras à cette heure en terre Qu'il n'appartenoit qu'aux medecins de mentir ceulx qui t'y ont mis aultrefois. » Mais ils ont cet en toute liberté, puis que nostre salut depend heur, selon Nicocles, «que le soleil esclaire leur de la vanité et faulseté de leurs promesses. Aesope, succez, et la terre cache leur faulte. » Et oultre aucteur de tres rare excellence, et duquel peu de cela, ils ont une façon bien advantageuse à se gents des ouvrent toutes les graces, est plaisant servir de toutes sortes d'evenements: car ce que à nous representer cette auctorité tyrannique qu'ils la fortune, ce que la nature ou quelque aultre usurpent sur ces pauvres ames affoiblies et abbatcause estrangiere ( desquelles le nombre est in- tues par le mal et la crainte; car il conte 2 qu'un finy) produict en nous de bon et de salutaire, malade estant interrogé par son medecin, quelle c'est le privilege de la medecine de se l'attribuer; operation il sentoit des medicaments qu'il luy touts les heureux succez qui arrivent au patient avoit donnez: « l'ay fort sué, respondit il. — Cela qui est soubs son regime, c'est d'elle qu'il les tient; est bon ! » dit le medecin. Une aultre fois il luy les occasions qui m'ont guary moy, et qui gua- demanda encores comme il s'estoit porté depuis: rissent mille aultres qui n'appellent point les l'ay eu un froid extreme, feit il, et si ay fort medecins à leur secours, ils les usurpent en leurs tremblé. — Cela est bon ! » suyvit le medecin. A subiects3: et quant aux mauvais accidents, ou ils la troisiesme fois, il luy demanda derechef com- . les desadvouent tout à faict, en attribuant la coulpement il se portoit : «< Ie me sens, dit il, enfler et au patient, par des raisons si vaines, qu'ils n'ont bouffir comme d'hydropisie. garde de faillir d'en treuver tousiours assez bon | nombre de telles : « Il a descouvert son bras; il a ouy le bruict d'un coche,

Rhedarum transitus arcto

Vicorum in flexu 4; on a entr'ouvert sa fenestre; il s'est couché sur le costé gauche, ou il a passé par sa teste quelque pensement penible; >> somme, une parole, un songe, une œillade leur semble suffisante excuse pour se descharger de faulte. Ou, s'il leur plaist, ils se servent encores de cet empirement et en font leurs affaires, par cet aultre moyen qui ne leur peult iamais faillir: c'est de nous payer, lorsque la maladie se treuve reschauffee par leurs applications, de l'asseurance qu'ils nous donnent qu'elle seroit bien aultrement empiree sans leurs remedes; celuy qu'ils ont iecté d'un morfondement 5 en une fiebvre quotidienne, il eust eu, sans eulx, la continue. Ils n'ont garde de faire mal leurs besongnes, puis que le dommage leur revient à proufit. Vrayement ils ont raison de requerir du malade une application de creance favorable: il fault qu'elle le soit, à la verité, en bon escient et bien soupple, pour s'appliquer à des imaginations si

où l'on fait dire à un mort, turba se medicorum periisse. Nat. Hist. XXIX, I. C.

1 DIOG. LAERCE, VI, 62. C.

2 Le mot de Nicoclès se trouve dans le chapitre 146 de la Collection des moines Antonius et Maximus, imprimé à la suite de STOBÉE. Cette épigramme a été souvent répétée. C. 3 Ils s'en font honneur à l'égard de ceux qui se sont mis entre leurs mains. C.

4 Le bruit des chars embarrassés au détour des rues étroites. JUVENAL, III, 236.

5 Un morfondement est une maladie causée par un froid subit, après avoir eu chaud. On trouve morfondure dans Nicot et dans Monet. E. J.

"

Voylà qui va bien! » adiousta le medecin. L'un de ses domestiques venant, aprez, à s'enquerir à luy de son estat : « Certes, mon amy, respond il, à force de bien estre, ie me meurs. »>

Il y avoit en Aegypte une loy plus iuste, par laquelle le medecin prenoit son patient en charge, les trois premiers iours, aux perils et fortunes du patient; mais les trois iours passez, c'estoit aux siens propres car quelle raison y a il qu'Aesculapius leur patron ait esté frappé du fouldre pour avoir ramené Hippolytus de mort à vie;

Nam pater omnipotens, aliquem indignatus ab umbris Mortalem infernis ad lumina surgere vitæ, Ipse repertorem medicinæ talis, et artis, Fulmine Phoebigenam Stygias detrusit ad undas3; et ses suyvants soient absoults, qui envoyent tant d'ames de la vie à la mort? Un medecin vantoit à Nicocles son art estre de grande auctorité : Vrayement c'est mon 4, dit Nicocles, qui peult impuneement tuer tant de gents. »>

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Au demourant, si i'eusse esté de leur conseil, i'eusse rendu ma discipline plus sacree et mysterieuse : ils avoient assez bien commencé; mais ils n'ont pas achevé de mesme. C'estoit un bon commencement, d'avoir faict les dieux et les daimons

1 De la République, III, p. 433. C.

2 Fable 13, le Malade et le Médecin. C.

3 Jupiter, indigné qu'un mortel, échappé des ténèbres infernales, reparùt au séjour de la lumière, frappa de la foudre l'inventeur de cet art audacieux, et précipita sur les bords du Styx le fils d'Apollon. VIRG. Énéide, VII, 770.

4 Vraiment oui, puisqu'il peut, etc. Dans cette expression, vrayement c'est mon, le mot de mon sert à affirmer plus fortement; mais il est à présent tout à fait barbare en ce sens-là. Cette réponse de Nicoclès se trouve dans le chapitre 146 de la Collection des moines Antonius et Maximus, imprimé à la suite de STOBÉE. C.

aucteurs de leur science, d'avoir prins un lan- | gage à part, une escriture à part; quoy qu'en sente la philosophie, que c'est folie de conseiller un homme pour son proufit, par maniere non intelligible: ut si quis medicus imperet, ut sumat Terrigenam, herbigradam, domiportam, sanguine cassam'.

C'estoit une bonne reigle en leur art, et qui accompaigne toutes les arts fantastiques, vaines et supernaturelles, Qu'il fault que la foy du patient preoccupe, par bonne esperance et asseurance, leur effect et operation: laquelle reigle ils tiennent iusques là, que le plus ignorant et grossier medecin, ils le treuvent plus propre à celuy qui a fiance en luy, que le plus experimenté et incogneu. Le chois mesme de la pluspart de leurs drogues est aulcunement mysterieux et divin: Le pied gauche d'une tortue, L'urine d'un lezard, La fiente d'un elephant, Le foye d'une taulpe, Du sang tiré soubs l'aile droicte d'un pigeon blanc; et pour nous aultres choliqueux (tant ils abusent desdaigneusement de nostre misere), Des crottes derat pulverizees; et telles aultres singeries qui ont plus le visage d'un enchantement magicien, que de science solide. Je laisse à part le nombre impair de leurs pilules, la destination de certains iours et festes de l'annee, la distinction des heures à cueillir les herbes de leurs ingredients, et cette grimace rebarbatifve et prudente de leur port et contenance, dequoy Pline mesme se mocque. Mais ils ont failly, veulx ie dire, de ce qu'à ce beau commencement ils n'ont adiousté cecy, De rendre leurs assemblees et consultations plus religieuses et secrettes: aulcun homme profane n'y debvoit avoir accez2, non plus qu'aux secrettes cerimonies d'Aesculape; car il advient de cette faulte, que leur irresolution, la foiblesse de leurs arguments, divinations et fondements, l'aspreté de leurs contestations 3, pleines de haine, de ialousie, et de consideration particuliere, venants à estre descouvertes à un chascun, il fault estre merveilleusement aveugle, si on ne se sent bien hazardé entre leurs mains. Qui veid iamais medecin se servir de la recepte de son compaignon, sans y retrencher ou adiouster quelque chose? ils trahissent assez par là leur art, et nous font veoir qu'ils y con

3

1 Comme si un médecin ordonnait à un malade de prendre
Un enfant de la terre errant sur le gazon,
Privé d'os et de sang, et portant sa maison.

Le vers latin se trouve dans CICERON, de Divinat. II, 64; et
il ajoute : « Au lieu de dire avec tout le monde, un limaçon. »
c'est-à-dire, peut-être, des bouillons de limaçons. Voyez le
recueil de Lilio Giraldi, intitulé Enigmata, tom. II, p. 620
de ses OEuvres complètes, Leyde, 1696. J. V. L.

2 Voyez plus haut, pag. 395, col. 2, note 3.

3

PLINE, Nat. Hist. XXIX, 1. C.

siderent plus leur reputation, et par consequent leur proufit, que l'interest de leurs patients. Celuy là de leurs docteurs est plus sage, qui leur a anciennement prescript qu'un seul se mesle de traicter un malade: car s'il ne faict rien qui vaille, le reproche à l'art de la medecine n'en sera pas fort grand, pour la faulte d'un homme seul; et au rebours, la gloire en sera grande, s'il vient à bien rencontrer: là où quand ils sont beaucoup, ils descrient à touts les coups le mestier; d'autant qu'il leur advient de faire plus souvent mal que bien. Ils se debvoient contenter du perpetuel desaccord qui se treuve ez opinions des principaulx maistres et aucteurs anciens de cette science, lequel n'est cogneu que des hommes versez aux livres, sans faire veoir encores au peuple les controverses et inconstances de iugement qu'ils nourrissent et

continuent entre eulx.

Voulons nous un exemple de l'ancien debat de la medecine? Herophilus1loge la cause originelle des maladies aux humeurs; Erasistratus, au sang des arteres; Asclepiades, aux atomes invisibles s'escoulants en nos pores; Alemæon, en l'exsuperance ou default des forces corporelles; Diocles, en l'inequalité des elements du corps, et en la qualité de l'air que nous respirons; Strato, en l'abondance, crudité et corruption de l'aliment que nous prenons; Hippocrates la loge aux esprits. Il y a l'un de leurs amis, qu'ils cognoissent mieulx que moy, qui s'escrie à ce propos, « Que la science la plus importante qui soit en nostre usage, comme celle qui a charge de nostre conservation et santé, c'est, de malheur, la plus incertaine, la plus trouble, et agitee de plus de changements. » Il n'y a pas grand dangier de nous mescompter à la haulteur du soleil, ou en la fraction de quelque supputation astronomique : mais icy, où il y va de tout nostre estre, ce n'est pas sagesse de nous abbandonner à la mercy de l'agitation de tant de

vents contraires.

Avant la guerre peloponnesiaque 3, il n'estoit pas grands nouvelles de cette science. Hippocrates la meit en credit : tout ce que cettuy cy avoit estably, Chrysippus le renversa; depuis, Erasistratus, petit fils d'Aristote, tout ce que Chrysippus en avoit escript : aprez ceulx cy, surveindrent les empiriques, qui prindrent une voye toute diverse des anciens au maniement de cet art : quand

CELSE, préface du premier livre. On lisait ici dans toutes les anciennes éditions, Hierophilus. J. V. L.

2 PLINE, Nat. Hist. XXIX, 1, au commencement. C. 3 Tous ces détails sur la médecine ancienne sont extraits de PLINE. Il suffit de renvoyer une fois au chapitre premier de son vingt-neuvième livre. C.

le credit de ces derniers commencea à s'envieil- | pas seulement une recepte, mais, à ce qu'on me lir, Herophilus meit en usage une aultre sorte de medecine, qu'Asclepiades veint à combattre et aneantir à son tour à leur reng gaignerent auctorité les opinions de Themison, et depuis de Musa; et encores aprez, celles de Vectius Valens, medecin fameux par l'intelligence qu'il avoit avec Messalina : l'empire de la medecine tumba du temps de Neron à Thessalus, qui abolit et condemna tout ce qui en avoit esté tenu iusques à luy : la doctrine de cettuy cy feut abbattue par Crinas de Marseille, qui apporta de nouveau de reigler toutes les operations medecinales aux ephemerides et mouvements des astres, manger, dormir et boire, à T'heure qu'il plairoit à la lune et à Mercure : son auctorité feut bientost aprez supplantee par Charinus, medecin de cette mesme ville de Marseille; cettuy cy combattoit non seulement la medecine ancienne, mais encores l'usage des bains chaulds, publicque, et tant de siecles auparavant accoustumé; il faisoit baigner les hommes dans l'eau froide, en hyver mesme; et plongeoit les malades dans l'eau naturelle des ruisseaux. Iusques au temps de Pline, aucun Romain n'avoit encores daigné exercer la medecine : elle se faisoit par des estrangiers et Grecs; comme elle se faict, entre nous François, par des latineurs : car, comme dict un tres grand medecin, nous ne recevons pas ayseement la medecine que nous entendons, non plus que la drogue que nous cueillons. Si les nations desquelles nous retirons le gayac, la salseperille', et le bois d'esquine 2, ont des medecins, combien pensons nous, par cette mesme recommendation de l'estrangeté, la rareté et la cherté, qu'ils facent de nos choulx et de nostre persil? car qui oseroit mespriser les choses recherchees de si loing, au hazard d'une si longue peregrination et si perilleuse? Depuis ces anciennes mutations de la medecine, il y en a eu infinies aultres iusques à nous; et le plus souvent mutations entieres et universelles, comme sont celles que produisent de nostre temps Paracelse, Fioravanti, et Argenterius3: car ils ne changent

Ou salseparille, selon Cotgrave. Nous disons aujourd'hui salsepareille; et c'est comme on a mis dans quelques éditions

de Montaigne. C.

2 Bois d'esquine, dit Cotgrave, c'est la racine d'un certain jone des Indes, de laquelle on fait usage dans la médecine. C.

3 Nous avons parlé ailleurs de Paracelse. Quant à Léonard Fioravanti, c'était un médecin et un alchimiste, ou plutôt un charlatan, né à Bologne, assez longtemps célèbre en Italie, et mort en 1588. Il semble qu'il est permis de le juger sur les titres de ses ouvrages, le Trésor de la vie humaine, l'Abrégé des secrets rationnels concernant la médecine, la chirurgie et l'alchimie; le Miroir de la science universelle, etc. Le

dict, toute la contexture et police du corps de la medecine, accusants d'ignorance et de piperie ceulx qui en ont faict profession iusques à eulx. Ie vous laisse à penser où en est le pauvre patient. Si encores nous estions asseurez, quand ils se mescomptent, qu'il ne nous nuisist pas, s'il ne nous proufite; ce seroit une bien raisonnable composition, de se hazarder d'acquerir du bien, sans se mettre en dangier de perte. Aesope faict ce conte1, qu'un qui avoit achepté un More esclave, estimant que cette couleur luy feust venue par accident et mauvais traictement de son premier maistre, le feit medeciner de plusieurs bains et bruvages, avecques grand soing : il adveint que le More n'en amenda aulcunement sa couleur basanee, mais qu'il en perdit entierement sa premiere santé. Combien de fois nous advient il de veoir les medecins imputants les uns aux aultres la mort de leurs patients! Il me souvient d'une maladie populaire qui feut aux villes de mon voysinage, il y a quelques annees, mortelle et tres dangereuse cet orage estant passé, qui avoit emporté un nombre infiny d'hommes, l'un des plus fameux medecins de toute la contree veint à publier un livret touchant cette matiere, par lequel il se radvise de ce qu'ils avoient usé de la saignee, et confesse que c'est l'une des causes principales du dommage qui en estoit advenu. Davantage, leurs aucteurs tiennent qu'il n'y a aulcune medecine qui n'ayt quelque partie nuisible: et si celles mesmes qui nous servent, nous offensent aulcunement, que doibvent faire celles qu'on nous applique du tout hors de propos? De moy, quand il n'y auroit aultre chose, l'estime qu'à ceulx qui haïssent le goust de la medecine, ce soit un dangereux effort, et de preiudice, de l'aller avaller à une heure si incommode, avecques tant de contrecœur ; et croy que cela essaye 2merveilleusement le malade en une saison où il a tant besoing de repos : oultre ce, qu'à considerer les occasions sur quoy ils fondent ordinairement la cause de nos maladies, elles sont si legieres et si delicates, que i'argumente par là qu'une bien petite erreur en la dispensation de leurs drogues peult nous apporter beaucoup de nuisance. Or, si le mescompte du medecin est

troisième de ces médecins, Jean Argentier, homme plus estimable, né à Quiers, ville de Piémont, en 1513, mourut à Turin en 1572. Le recueil de ses œuvres, in-fol. a été publié plusieurs fois. Il se distingua surtout par ses vives attaques

contre Galien. J. V. L.

* Fable 76, l'Éthiopien. C.

2 Essaye signifie, en général, éprouve, met à l'épreuve; et ici met à une rude épreuve. E. J.

tricis qui leur descouvre nostre cerveau, nostre poulmon et nostre foye.

Les promesses mesmes de la medecine sont incroyables: car ayant à prouveoir à divers accidents, et contraires, qui nous pressent souvent ensemble, et qui ont une relation quasi necessaire, comme la chaleur du foye et froideur de l'estomach, ils nous vont persuadant que, de leurs ingredients, cettuy cy eschauffera l'estomach, cet aultre refreschira le foye; l'un a sa charge d'aller droict aux reins, voire iusques à la vessie, sans estaler ailleurs ses operations, et conservant ses forces et sa vertu, en ce long chemin et plein de destourbiers, iusques au lieu au service duquel il est destiné, par sa proprieté occulte; l'aultre asseichera le cerveau; celuy là humectera le poul

de bruvage, n'est ce pas quelque espece de resverie d'esperer que ces vertus s'aillent divisant et triant de cette confusion et meslange, pour courir à charges si diverses? Ie craindrois infiniement qu'elles perdissent ou eschangeassent leurs etiquettes, et troublassent leurs quartiers. Et qui pourroit imaginer qu'en cette confusion liquide, ces facultez ne se corrompent, confondent et alterent l'une l'aultre? Quoy, que l'execution de cette ordonnance depend d'un aultre officier, à la foy et mercy duquel nous abbandonnons, encores un coup, nostre vie?

dangereux, il nous va bien mal; car il est fort | mal aysé qu'il n'y retumbe souvent. Il a besoing de trop de pieces, considerations et circonstances, pour affuster' iustement son desseing: il fault qu'il cognoisse la complexion du malade, sa temperature, ses humeurs, ses inclinations, ses actions, ses pensements mesmes, et ses imaginations; il fault qu'il se responde des circonstances externes, de la nature du lieu, condition de l'air et du temps, assiette des planetes et leurs influences; qu'il scache, en la maladie, les causes, les signes, les affections, les iours critiques; en la drogue, le poids, la force, le païs, la figure, l'aage, la dispensation; et fault que toutes ces pieces il les scache proportionner et rapporter l'une à l'aultre, pour en engendrer une parfaicte symmetrie: à quoy s'il fault' tant soit peu, si demon. De tout cet amas ayant faict une mixtion tant de ressorts il y en a un tout seul qui tire à gauche, en voylà assez pour nous perdre. Dieu sçait de quelle difficulté est la cognoissance de la pluspart de ces parties: car, pour exemple, comment trouvera il le signe propre de la maladie, chascune estant capable d'un infiny nombre de signes? Combien ont ils de debats entre eulx et de doubtes sur l'interpretation des urines! Aultrement d'où viendroit cette altercation continuelle que nous veoyons entre eulx sur la cognoissance du mal? comment excuserions nous cette faulte, où ils tumbent si souvent, de prendre martre pour renard? Aux maulx que i'ay eu, pour peu qu'il y eust de difficulté, ie n'en ay iamais trouvé trois d'accord: ie remarque plus volontiers les exemples qui me touchent. Dernierement, à Paris, un gentilhomme feut taillé par l'ordonnance des medecins, auquel on ne trouva de pierre non plus à la vessie qu'à la main et là mesme, un evesque qui m'estoit fort amy, avoit esté instamment solicité, par la pluspart des medecins qu'il appelloit à son conseil, de se faire tailler; i'aydoy moy mesme, soubs la foy d'aultruy, à le luy suader 3: quand il feut trespassé, et qu'il feut ouvert, on trouva qu'il n'avoit mal qu'aux reins. Ils sont moins excusables en cette maladie, d'autant qu'elle est aulcunement palpable. C'est par là que la chirurgie me semble beaucoup plus certaine, parce qu'elle veoid et manie ce qu'elle faict; il y a moins à coniecturer et à deviner: là où les medecins n'ont point de speculum ma

1 Affûter, ajuster, disposer. J. V. L. 2 S'il se méprend, s'il manque. E. J.

3 Persuader, comme il y a dans l'édition de 1588, fol. 336. Les faits cités ici par Montaigne se sont passés probablement à Paris en 1587 ou 88, pendant le séjour qu'il y fit pour donner cette édition, qu'il revit et corrigea lui-même. J. V. L.

Comme nous avons des pourpoinctiers', des chaussetiers pour nous vestir; et en sommes d'autant mieulx servis, que chascun ne se mesle que de son subiect, et a sa science plus restreincte et plus courte que n'a un tailleur qui embrasse tout; et comme à nous nourrir, les grands, pour plus de commodité, ont des offices distinguez de potagers et de rostisseurs, dequoy un cuisinier, qui prend la charge universelle, ne peult si exquisement venir à bout: de mesme, à nous guarir, les Aegyptiens avoient raison de reiecter ce general mestier de medecin, et descoupper cette profession; à chasque maladie, à chasque partie du corps, son œuvrier: car cette partie en estoit bien plus proprement et moins confusement traictee, de ce qu'on ne regardoit qu'à elle specialement. Les nostres ne s'advisent pas, que qui pourveoid à tout, ne pourveoid à rien; que la totale police de ce petit monde leur est indigestible. Ce pendant qu'ils craignent d'arrester le cours d'un dysenterique,

Des tailleurs pourpointiers, ceux qui ne faisaient que des pourpoints, que l'habillement du tronc du corps; à la difference des chaussetiers, qui faisaient les hauts-de-chausses et les bas. A. D.

2 HÉRODOTE, II, 84. J. V. L.

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