Page images
PDF
EPUB

semble rechercher et courir à force les dangiers, | il rencontra en mer Lucius Cassius, avecques comme un impetueux torrent qui chocque et at-dix gros navires de guerre; il eut le courage non taque sans discretion et sans chois tout ce qu'il rencontre;

Sic tauriformis volvitur Aufidus,
Qui regna Dauni perfluit Appuli,
Dum sævit, horrendamque cultis
Diluviem meditatur agris';

aussi estoit il embesongné en la fleur et premiere chaleur de son aage; là où Cesar s'y print estant desia meur et bien advancé : oultre ce qu'Alexandre estoit d'une temperature plus sanguine, cholere et ardente; et si esmouvoit encores cette humeur par le vin, duquel Cesar estoit tres abstinent.

Mais où les occasions de la necessité se presentoient, et où la chose le requeroit, il ne feut iamais homme faisant meilleur marché de sa personne. Quant à moy, il me semble lire en plusieurs de ses exploicts une certaine resolution de se perdre, pour fuyr la honte d'estre vaincu. En cette grande battaille qu'il eut contre ceulx de Tournay, il courut se presenter à la teste des ennemis, sans bouclier, comme il se trouva, veoyant la poincte de son armee s'esbranler 2; ce qui luy est advenu plusieurs aultres fois. Oyant dire que ses gents estoient assiegez, il passa desguisé au travers l'armee ennemie pour les aller fortifier de sa presence3. Ayant traversé à Dyrrachium, avecques bien petites forces, et veoyant que le reste de son armee, qu'il avoit laissee à conduire à Antonius, tardoit à le suyvre, il entreprint luy seul de repasser la mer, par une tres grande tormente 4, et se desrobba pour aller reprendre le reste de ses forces, les ports de delà et toute la mer estant saisie par Pompeius. Et quant aux entreprinses qu'il a faictes à main armee, il y en a plusieurs qui surpassent en hazard tout discours de raison militaire : car avecques combien foibles moyens entreprint il de subiuguer le royaume d'Acgypte; et depuis, d'aller attaquer les forces de Scipion et de Juba, de dix parts plus grandes que les siennes! Ces gents là ont eu ie ne sçay quelle plus qu'humaine confiance de leur fortune; et disoit il qu'il falloit executer, non pas consulter, les haultes entreprinses. Aprez la battaille de Pharsale, comme il eust envoyé son armee devant en Asie, et passast avecques un seul vaisseau le destroict de l'Hellespont,

Ainsi l'Aufide, qui arrose le royaume de l'antique Daunus, roule ses eaux impétueuses, et menace les moissons d'un borrible ravage. HOR. Od. IV, 14, 25.

2 CÉSAR, de Bello gall, II, 25. J. V. L.
SUÉTONE, César, c. 58. C.

3

4 SUÉTONE, César, c. 58; PLUTARQUE, passim; APPIEN, G. civ. II, pag. 463; DION, XLI, 46; LUCAIN, V, 519, etc. J. V. L.

[ocr errors]

seulement de l'attendre, mais de tirer droict vers, luy, et le sommer de se rendre ; et en veint à bout '.

2

Ayant entreprins ce furieux siege d'Alesia, où il y avoit quatre vingts mille hommes de deffense, toute la Gaule s'estant eslevee pour luy courre sus et lever le siege, et dressé une armee de cent neuf mille chevaulx et de deux cents quarante mille hommes de pied, quelle hardiesse et maniacle confiance feut ce, de n'en vouloir pas abbandonner son entreprinse, et se resouldre à deux si grandes difficultez ensemble ! lesquelles toutesfois il sousteint; et aprez avoir gaigné cette grande battaille contre ceulx de dehors, rengea bientost à sa mercy ceulx qu'il tenoit enfermez. Il en adveint autant à Lucullus, au siege de Tigranocerta contre le roy Tigranes; mais d'une condition dispareille, veu la mollesse des ennemis à qui Lucullus avoit affaire.

Ie veulx icy remarquer deux rares evenements et extraordinaires, sur le faict de ce siege d'Alesia: l'un, que les Gaulois s'assemblants pour venir trouver là Cesar, ayants faict denombrement de toutes leurs forces, resolurent en leur conseil de retrencher une bonne partie de cette grande multitude, de peur qu'ils n'en tumbassent en confusion. Cet exemple est nouveau, de craindre à estre trop : mais à le bien prendre, il est vraysemblable que le corps d'une armee doibt avoir une grandeur moderee, et reiglee à certaines bornes, soit pour la difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et tenir en ordre. Au moins seroit il bien aysé à verifier, par exemple, que ces armees monstrueuses en nombre n'ont gueres rien faict qui vaille. Suyvant le dire de Cyrus, en Xenophon, ce n'est pas le nombre des hommes, ains le nombre des bons hommes, qui faict l'advantage; le demourant servant plus de destourbier que de secours. Et Baiazet print le principal fondement à sa resolution de livrer iournee à Tamburlan, contre l'advis de touts ses capitaines, sur ce que le nombre innombrable des hommes de son ennemy luy donnoit

I SUÉTONE, César, c. 62. C.

Au lieu de huit mille

2 CÉSAR, de Bello gallico, VII, 64. — chevaux que met César, Montaigne en compte cent neuf mille. Peut-être y avait-il dans son manuscrit, huit à neuf mille chevaux, mots qui auront été mal lus par le copiste ou l'imprimeur. C'est, je crois, la seule manière d'expliquer une erreur aussi forte, qui aurait dû être corrigée dans le texte de la première édition. E. J.

3 Furieuse.-Maniacle et maniaque se trouvent dans Cotgrave, comme vrais synonymes: il n'y a que maniaque dans Nicot. C.

4 CÉSAR, de Bello gallico, VII, 71. J. V. La

certaine esperance de confusion. Scanderbech, bon iuge et tres expert, avoit accoustumé de dire que dix ou douze mille combattants fideles debvoient basterà un suffisant chef de guerre, pour guarantir sa reputation en toute sorte de besoing militaire. L'aultre poinct, qui semble estre contraire et à l'usage et à la raison de la guerre, c'est que Vercingentorix, qui estoit nommé chef et general de toutes les parties des Gaules revoltees, print party de s'aller enfermer dans Alesia: car celuy qui commande à tout un païs ne se doibt iamais engager, qu'au cas de cette extremité, qu'il y allast de sa derniere place, et qu'il n'y eust rien plus à esperer qu'en la deffense d'icelle; aultrement il se doibt tenir libre, pour avoir moyen de prouveoir en general à toutes les parties de son gouvernement.

Pour revenir à Cesar, il deveint, avecques le temps, un peu plus tardif et plus consideré, comme tesmoigne son familier Oppius3; estimant qu'il ne debvoit ayseement hazarder l'honneur de tant de victoires, lequel une seule desfortune luy pourroit faire perdre. C'est ce que disent les Italiens, quand ils veulent reprocher cette hardiesse temeraire qui se veoid aux ieunes gents, les nommants « necessiteux d'honneur, » bisognosi d'onore; et qu'estants encores en cette grande faim et disette de reputation, ils ont raison de la chercher à quelque prix que ce soit, ce que ne doibvent pas faire ceulx qui en ont desia acquis à suffisance. Il y peult avoir quelque iuste moderation en ce desir de gloire, et quelque satieté en cet appetit, comme aux aultres: assez de gents le practiquent ainsi.

Il estoit bien esloingné de cette religion des anciens Romains, qui ne se vouloient prevaloir en leurs guerres que de la vertu simple et naïfve: mais encores y apportoit il plus de conscience que nous ne ferions à cette heure, et n'approuvoit pas toutes sortes de moyens pour acquerir la victoire. En la guerre contre Ariovistus, estant à parlementer avecques luy, il y surveint quelque remuement entre les deux armees, qui commencea par la faulte des gents de cheval d'Ariovistus: sur ce tumulte, Cesar se trouva avoir fort grand advantage sur ses ennemis; toutesfois il ne s'en voulut point prevaloir, de peur qu'on luy peust reprocher d'y avoir procedé de mauvaise foy4.

* Suffire à un habile général. C.

2 CÉSAR, de Bello gallico, VII, 68. J. V. L.

3 SUÉTONE, César, c. 60. C.

4 CESAR, de Bello gallico, I, 46. J. V. L

Il avoit accoustumé de porter un accoustrement riche au combat, et de couleur esclatante, pour se faire remarquer.

Il tenoit la bride plus estroicte à ses soldats, et les tenoit plus de court, estants prez des ennemis'.

Quand les anciens Grecs vouloient accuser quelqu'un d'extreme insuffisance, ils disoient en commun proverbe, « qu'il ne sçavoit ny lire ny nager. » Il avoit cette mesme opinion, que la science de nager estoit tres utile à la guerre, et en tira plusieurs commoditez: s'il avoit à faire diligence, il franchissoit ordinairement à la nage les rivieres qu'il rencontroit; car il aymoit à voyager à pied comme le grand Alexandre. En Aegypte, ayant esté forcé, pour se sauver, de se mettre dans un petit bateau, et tant de gents s'y estants lancez quand et luy, qu'il estoit en dangier d'aller à fonds, il ayma mieulx se iecter en la mer, et gaigna sa flotte à nage, qui estoit plus de deux cents pas au delà, tenant en sa main gauche ses tablettes hors de l'eau, et traisnant à belles dents sa cotte d'armes, à fin que l'ennemy n'en iouïst, estant desia bien advancé sur l'aage'.

Iamais chef de guerre n'eut tant de creance sur ses soldats : au commencement de ses guerres civiles, les centeniers luy offrirent de souldoyer, chascun sur sa bourse, un homme d'armes ; et les gents de pied, de le servir à leurs despens, ceulx qui estoient plus aysez entreprenants encores à desfrayer les plus necessiteux 3. Feu monsieur l'admiral de Chastillon 4 nous feit veoir dernierement un pareil cas en nos guerres civiles; car les François de son armee fournissoient de leurs bourses au payement des estrangiers qui l'accompagnoient. Il ne se trouveroit gueres d'exemples d'affection si ardente et si preste parmy ceulx qui marchent dans le vieux train, sous l'ancienne police des loix; la passion nous commande bien plus vifvement que la raison : il est pourtant advenu en la guerre contre Annibal, qu'à l'exemple de la liberalité du peuple romain en la ville, les gentsdarmes et capitaines refuserent leur paye; et appelloit on, au camp de Marcellus, Mercenaires, ceulx qui en prenoient. Ayant eu du pire auprez de Dyrrachium 5, ses soldats se veindrent d'eulx mesmes offrir à estre chastiez et punis; de façon SUÉTONE, César, c. 65. C.

2 ID. ibid. c. 64. C.

3 ID. ibid. c. 58. C.

[blocks in formation]
[ocr errors]

qu'il eut plus à les consoler qu'à les tanser : une | sienne seule cohorte souteint quatre legions de Pompeius plus de quatre heures, iusques à ce qu'elle feut quasi toute desfaicte à coups de traicts, et se trouva dans la trenchee cent trente mille flesches': un soldat, nommé Scæva, qui commandoit à l'une des entrees, s'y mainteint invincible, ayant un œil crevé, une espaule et une cuisse percees, et son escu faulsé en deux cents trente lieux. Il est advenu à plusieurs de ses soldats prins prisonniers, d'accepter plustost la mort que de vouloir promettre de prendre aultre party 3: Granius Petronius prins par Scipion en Afrique, Scipion, aprez avoir faict mourir ses compaignons, luy manda qu'il luy donnoit la vie, car il estoit homme de reng et questeur : Petronius respondit, que les soldats de Cesar avoient accoustumé de donner la vie aux aultres, non la recevoir; » et se tua tout soubdain de sa propre main 4. Il y a infinis exemples de leur fidelité : il ne fault pas oublier le traict de ceulx qui feurent assiegez à Salone, ville partisane pour Cesar contre Pompeius, pour un rare accident qui y adveint. Marcus Octavius les tenoit assiegez; ceulx de dedans estants reduicts en extreme necessité de toutes choses, en maniere que pour suppleer au default qu'ils avoient d'hommes, la pluspart d'entre eulx y estants morts et blecez, ils avoient mis en liberté touts leurs esclaves, et pour le service de leurs engeins, avoient esté contraincts de coupper les cheveux de toutes les femmes à fin d'en faire des chordes, oultre une merveilleuse disette de vivres; et ce neantmoins, resolus de iamais ne se rendre. Aprez avoir traisné ce siege en grande longueur, d'où Octavius estoit devenu plus nonchalant et moins attentif à son entreprinse, ils choisirent un iour sur le midy, et comme ils eurent rengé les femmes et les enfants sur leurs murailles pour faire bonne mine, sortirent en telle furie sur les assiegeants, qu'ayants enfoncé le premier, le second et tiers corps de garde, et le quatriesme, et puis le reste, et ayants faict du tout abbandonner les trenchees, les chasserent iusques dans les navires; et Octavius mesme se sauva à Dyrrachium, où estoit Pompeius 5. Ie n'ay point memoire pour cette heure d'avoir veu aulcun aultre exemple où les assiegez battent en gros les assiegeants, et gaignent la maistrise de la cam

I SUÉTONE, César, c. 68; CÉSAR, de Bel. civ. III, 53. J. V. L. 2 CÉSAR, de Bello civili, III, 53; FLORUS, IV, 2; VALÈRE MAXIME, III, 3, 23; SUÉTONE, César, c. 68. C.

3 SUÉTONE, César, c. 68. C.

4 PLUTARQUE, César, c. 5. C.

5 CÉSAR, de Bello civili, III, 9. J. V. L.

paigne; ny qu'une sortie ayt tiré en consequence une pure et entiere victoire de battaille. CHAPITRE XXXV.

De trois bonnes femmes,

Il n'en est pas à douzaines, comme chascun sçait, et notamment aux debvoirs de mariage; car c'est un marché plein de tant d'espineuses circonstances, qu'il est mal aysé que la volonté d'une femme s'y maintienne entiere long temps les hommes, quoy qu'ils y soyent avecques un peu meilleure condition, y ont trop affaire. La touche d'un bon mariage, et sa vraye preuve, regarde le temps que la societé dure; si elle a esté constamment doulce, loyale et commode. En nostre siecle, elles reservent plus communement à estaler leurs bons offices et la vehemence de leur affection envers leurs maris perdus; cherchent au moins lors à donner tesmoignage de leur bonne volonté : tardiftesmoignage et hors de saison! Elles preuvent plustost par là qu'elles ne les ayment que morts : la vie est pleine de combustion; et le trespas, d'amour et de courtoisie. Comme les peres cachent l'affection envers leurs enfants; elles volontiers, de mesme, cachent la leur envers le mary, pour maintenir un honneste respect. Ce mystere n'est pas de mon goust; elles ont beau s'escheveler et s'esgratigner, ie m'en vois à l'aureille d'une femme de chambre et d'un secretaire : « Comment estoient ils? comment ont ils vescu ensemble? » Il me souvient tousiours de ce bon mot, iactantius mærent, quæ minus dolent1 : leur rechigner est odieux aux vivants, et vain aux morts. Nous dispenserons volontiers qu'on rie2 aprez, pourveu qu'on nous rie pendant la vie. Est ce pas dequoy ressusciter de despit, qui m'aura craché au nez pendant que i'estoy, me vienne frotter les pieds quand ie ne suis plus ? S'il y a quelque honneur à pleurer les maris, il n'appartient qu'à celles qui leur ont ry: celles qui ont pleuré en la vie, qu'elles rient en la mort, au dehors comme au dedans. Aussi, ne regardez pas à ces yeulx moites et à cette piteuse voix; regardez ce port, ce teinct, et

1 Celles qui sont le moins affligées, pleurent avec le plus d'ostentation. TACITE, Ann. II, 77. Il y a dans Tacite : Periisse Germanicum, nulli jactantius mærent, quam qui maxime lætantur. C.

2 On a mis, dans quelques éditions, qu'on pleure aprez. Ce changement n'était point nécessaire. Dispenser signifiait autrefois permettre, comme on peut voir dans Nicot; et c'est dans ce sens que Montaigne l'emploie ici : Nous permettrons volontiers à nos femmes de rire après notre mort, pourvu qu'elles nous rient pendant notre vie. C'est là précisément la pensée de Montaigne, qui est plaisante, et dans le fond très-raisonnable. C

l'embonpoinct de ces ioues soubs ces grands voi- | de ses enlacements ne veinssent à se relascher les; c'est par là qu'elle parle françois : il en est peu par la cheute et la crainte, elle se feit lier et de qui la santé n'aille en amendant, qualité qui attacher bien estroictement avecques luy par le ne sçait pas mentir. Cette cerimonieuse conte- fauls' du corps; et abbandonna ainsi sa vie pour nance ne regarde pas tant derriere soy que de- le repos de celle de son mary. Celle là estoit de vant; c'est acquest, plus que payement. En mon bas lieu; et parmy telle condition de gents, il enfance une honneste et tres belle dame qui vit | n'est pas si nouveau d'y veoir quelque traict de encores, veufve d'un prince, avoit ie ne sçay quoy bonté : plus en sa parure qu'il n'est permis par les loix de nostre veufvage; à ceulx qui le luy reprochoient: « C'est, disoit elle, que ie ne practique plus de nouvelles amitiez, et suis hors de volonté de me remarier. »>

Pour ne disconvenir du tout à nostre usage, i'ay icy choisy trois femmes qui ont aussi employé l'effort de leur bonté et affection autour la mort de leurs maris : ce sont pourtant exemples un peu aultres, et si pressants, qu'ils tirent hardiement la vie en consequence.

Pline le ieune' avoit prez d'une sienne maison en Italie, un voysin merveilleusement tormenté de quelques ulceres qui lui estoient survenus ez parties honteuses. Sa femme le veoyant si longuement languir, le pria de permettre qu'elle veist à loisir et de prez l'estat de son mal, et qu'elle luy diroit plus franchement qu'aulcun aultre ce qu'il avoit à en esperer. Aprez avoir obtenu cela de luy, et l'avoir curieusement consideré, elle trouva qu'il estoit impossible qu'il en peust guarir, et que tout ce qu'il avoit à attendre, c'estoit de traisner fort long temps une vie douloureuse et languissante si luy conseilla, pour le plus seur et souverain remede, de se tuer; et le trouvant un peu mol à une si rude entreprinse : « Ne pense point, luy dit elle, mon amy, que les douleurs que ie te veoy souffrir ne me touchent autant qu'à toy, et que pour m'en delivrer ie ne me vueille servir moy mesme de cette medecine que ie t'ordonne. Ie te veulx accompaigner à la guarison, comme i'ay faict à la maladie : oste cette crainte, et pense que nous n'aurons que plaisir en ce passage qui nous doibt delivrer de tels torments; nous nous en irons heureusement ensemble. » Cela diet, et ayant rechauffé le courage de son mary, elle resolut qu'ils se precipiteroient en la mer par une fenestre de leur logis qui y respondoit. Et pour maintenir iusques à sa fin cette loyale et vehemente affection dequoy elle l'avoit embrassé pendant sa vie, elle voulut encores qu'il mourust entre ses bras: mais de peur qu'ils ne luy faillissent, et que les estreinctes

[blocks in formation]

Extrema per illos

Iustitia excedens terris vestigia fecit 2.

Les aultres deux sont nobles et riches, où les exemples de vertu se logent rarement.

Arria3, femme de Cecina Pætus, personnage consulaire, feut mere d'une aultre Arria, femme de Thrasea Pætus, celuy duquel la vertu feut tant renommee du temps de Neron, et par le moyen de ce gendre, mere grand' de Fannia; car la ressemblance des noms de ces hommes et femmes, et de leurs fortunes, en a faict mesconter plusieurs. Cette premiere Arria, Cecina Pætus, son mary, ayant esté prins prisonnier par les gents de l'empereur Claudius, aprez la desfaicte de Scribonianus, duquel il avoit suyvy ie party, supplia ceulx qui l'emmenoient prisonnier à Rome de la recevoir dans leur navire, où elle leur seroit de beaucoup moins de despense et d'incommodité qu'un nombre de personnes qu'il leur fauldroit pour le service de son mary; et qu'elle seule fourniroit à sa chambre, à sa cuisine, et à touts aultres offices. Ils l'en refuserent : et elle s'estant iectee dans un bateau de pescheur qu'elle loua sur le champ, le suyvit en cette sorte depuis la Sclavonie. Comme ils feurent à Rome, un iour, en presence de l'empereur, Iunia, veufve de Scribonianus, s'estant accostee d'elle familierement pour la societé de leurs fortunes, elle la repoulsa rudement avecques ces paroles : « Moy, dit elle, que ie parle à toy, ny que ie t'escoute! à toy au giron de laquelle Scribonianus feut tué! et tu vis encores! » Ces paroles avecques plusicurs aultres signes feirent sentir à ses parents qu'elle estoit pour se desfaire elle mesme, impatiente de supporter la fortune de son mary. Et Thrasea, son gendre, la suppliant sur ce propos de ne se vouloir perdre, et luy disant ainsi : « Quoy! si ie couroy pareille fortune a celle de Cecina, vouldriez vous que ma femme, vostre fille, en feist de mesme? — Comment donePar le milieu du corps. E. J.

2 La justice fuyant nos coupables climats,
Sous le chaume innocent porta ses derniers pas.
VIRG. Georg. II, 473, trad. de Delille.

3 Tout ce long récit est extrait d'une lettre de Pline le jeune, III, 16. C.

2

ques, si ie le vouldroy! respondit elle : ouy, | advis, d'avoir eu besoing d'un cher et pretieux ouy, ie le vouldroy, si elle avoit vescu aussi long enseignement. temps et d'aussi bon accord avecques toy, que i'ay faict avecques mon mary. » Ces reponses augmentoient le soing qu'on avoit d'elle, et faisoient qu'on regardoit de plus prez à ses deportements. Un iour, aprez avoir dict à ceulx qui la gardoient, Vous avez beau faire, vous me pouvez bien faire plus mal mourir, mais de me garder de mourir, » s'eslanceant furieusement vous ne sçauriez, d'une chaire où elle estoit assise, elle s'alla de toute sa force chocquer la teste contre la paroy voysine; duquel coup estant cheute de son long esvanouïe et fort blecee, aprez qu'on l'eut à toute peine faicte revenir: « le vous disoy bien, dit elle, que si vous me refusiez quelque façon aysee de me tuer, i'en choisiroy quelque aultre, pour mal aysee qu'elle feust. » La fin d'une si admirable vertu feut telle: Son mary Pætus n'ayant pas le cœur assez ferme de soy mesme pour se donner la mort, à laquelle la cruauté de l'empereur le rengeoit; un iour entre aultres, aprez avoir premierement employé les discours et enhortements propres au conseil qu'elle luy donnoit à ce faire, elle print le poignard que son mary portoit, et le tenant nud en sa main, pour la conclusion de son exhortation, « Fais ainsi Pætus, luy dit elle; et en mesme instant, s'en estant donné un coup mortel dans l'estomach, et puis l'arrachant de sa playe, elle le luy presenta, finissant quand et quand sa vie avecques cette noble, genereuse et immortelle parole, Pate, non dolet. Elle n'eut loisir que de dire ces trois paroles d'une si belle substance; « Tiens, Pætus, il ne m'a point faict mal : »

Casta suo gladium quum traderet Arria Pæto,
Quem de visceribus traxerat ipsa suis:

Si qua fides, vulnus quod feci non dolet, inquit;
Sed quod tu facies, id mihi, Pæte, dolet':

il est bien plus vif en son naturel, et d'un sens
plus riche car et la playe et la mort de son
mary, et les siennes, tant s'en fault qu'elles luy
poisassent, qu'elle en avoit esté la conseillere et
promotrice; mais ayant faict cette haulte et cou-
rageuse entreprinse pour la seule commodité de
son mary, elle ne regarde qu'à luy encores au
dernier traict de sa vie, et à luy oster la crainte
de la suyvre en mourant. Pætus se frappa tout
soubdain de ce mesme glaive: honteux, à mon

Lorsque la chaste Arria présentait à son cher Pætus le poi

gnard qu'elle venait de retirer de son sein: Pætus, lui ditelle, crois-moi, le coup que je viens de me donner ne me fait point de mal; je ne souffre que de celui que tu vas te donner. MARTIAL, I, 14.

MONTAIGNE.

Pompeia Paulina', ieune et tres noble dame
romaine, avoit espousé Seneque en son extreme
vieillesse. Neron, son beau disciple, envoya ses
satellites vers luy pour luy denoncer l'ordonnance
de sa mort; ce qui se faisoit en cette maniere :
Quand les empereurs romains de ce temps avoient
condemné quelque homme de qualité, ils luy man-
par leurs officiers de choisir quelque mort
doient
à sa poste, et de la prendre dans tel ou tel delay
qu'ils luy faisoient prescrire selon la trempe de
leur cholere, tantost plus pressé, tantost plus
long, luy donnants terme pour disposer pendant
ce temps là de ses affaires, et quelquesfois luy
ostants le moyen de ce faire par la briefveté du
temps et si le condemné estrivoit à leur or-
donnance, ils menoient des gents propres à l'exc-
cuter, ou luy couppant les veines des bras et des
iambes, ou luy faisant avaller du poison par
force; mais les personnes d'honneur n'attendoient
pas cette necessité, et se servoient de leurs pro-
pres medecins et chirurgiens à cet effect. Sene-
que ouït leur charge, d'un visage paisible et as
seuré, et aprez demanda du papier pour faire
son testament: ce qui luy ayant esté refusé par
le capitaine, il se tourna vers ses amis : « Puis
que ie ne puis, leur dit il, vous laisser aultre
chose en recognoissance de ce que ie vous dois,
ie vous laisse au moins ce que i'ay de plus beau,
à sçavoir l'image de mes mœurs et de ma vie, la-
quelle ie vous prie conserver en vostre memoire;
à fin qu'en ce faisant, vous acqueriez la gloire
de sinceres et veritables amis; » et quand et
quand appaisant tantost l'aigreur de la douleur
qu'il leur veoyoit souffrir par doulces paroles,
tantost roidissant sa voix, pour les en tanser :
« Où sont, disoit il, ces beaux preceptes de la phi
losophie? que sont devenues les provisions que
par tant d'annees nous avons faictes contre les
accidents de la fortune? La cruauté de Neron
nous estoit elle incogneue ? Que pouvions nous
attendre de celuy qui avoit tué sa mere et son
frere, sinon qu'il feist encores mourir son gou-
verneur qui l'a nourry et eslevé ? » Aprez avoir
il se destourna à sa
dict ces paroles en commun,
femme, et l'embrassant estroictement, comme
par la poisanteur de la douleur elle defailloit de
cœur et de forces, la pria de porter un peu plus
patiemment cet accident, pour l'amour de luy ;
et que l'heure estoit venue où il avoit à monstrer,

I TACITE, Annal. XV, 61-64. C.
2 Resistoit. E. J.

26

« PreviousContinue »