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et leurs deportements. En quoy, à mon opinion, il faict bien de l'honneur audict seigneur cardinal: car encores que ie sois de ceulx qui estiment autant son esprit, son eloquence, son zele envers sa religion et service de son roy, et sa bonne fortune d'estre nay en un siecle où il feut si nouveau et si rare, et quand et quand si necessaire pour le bien publicque, d'avoir un personnage ecclesiastique de telle noblesse et dignité, suffisant et capable de sa charge; si est ce qu'à confesser la verité, ie n'estime sa capacité de beaucoup prez telle, ny sa vertu si nette et entiere ny si ferme, que celle de Seneque.

cupe et saisit une fois, elle m'emporte, quelque | et quand et quand leurs mœurs, leurs conditions, vaine cause qu'elle aye. Ie marchande ainsin avecques ceulx qui peuvent contester avecques moy : « Quand vous me sentirez esmeu le premier, laissez moy aller à tort ou à droict : i'en feray de mesme à mon tour. » La tempeste ne s'engendre que de la concurrence des choleres, qui se produisent volontiers l'une de l'aultre, et ne naissent pas en un poinct donnons à chascune sa course, nous voylà tousiours en paix. Utile ordonnance, mais de difficile execution. Par fois m'advient il aussi de representer le courroucé pour le reiglement de ma maison, sans aulcune vraye esmotion. A mesure que l'aage me rend les humeurs plus aigres, i'estudie à m'y opposer: et feray, si ie puis, que ie seray doresenavant d'autant moins chagrin et difficile, que l'auray plus d'excuse et d'inclination à l'estre, quoy que par cydevant ie l'aye esté entre ceulx qui le sont le moins.

Encores un mot pour clorre ce pas. Aristote dit «< que la cholere sert par fois d'armes à la vertu et à la vaillance. » Cela est vraysemblable: toutesfois ceulx qui y contredisent, respondent plaisamment Que c'est une arme de nouvel usage, car nous remuons les aultres armes, cette cy nous remue; nostre main ne la guide pas, c'est elle qui guide nostre main; elle nous tient, nous ne la tenons pas.

CHAPITRE XXXII.

Deffense de Seneque et de Plutarque.

La familiarité que i'ay avecques ces personnages icy, et l'assistance qu'ils font à ma vieillesse, et à mon livre, massonné purement de leurs despouilles, m'oblige à espouser leur honneur.

Or ce livre dequoy ie parle, pour venir à son but, faict une description de Seneque tres iniurieuse, ayant emprunté ces reproches de Dion l'historien, duquel ie ne croy aulcunement le tesmoignage car oultre qu'il est inconstant, qui aprez avoir appellé Seneque tres sage tantost, et tantost ennemy mortel des vices de Neron, le faict ailleurs avaricieux, usurier, ambitieux, lasche, voluptueux et contrefaisant le philosophe à faulses enseignes; sa vertu paroist si vifve et vigoreuse en ses escripts, et la deffense y est si claire à aulcunes de ces imputations, comme de sa richesse et despense excessifve, que ie n'en croirois aulcun tesmoignage au contraire; et davantage, il est bien plus raisonnable de croire en telles choses les historiens romains, que les grecs et estrangiers or Tacitus et les aultres parlent tres honnorablement et de sa vie et de sa mort', et nous le peignent en toutes choses personnage tres excellent et tres vertueux; et ie ne veulx alleguer aultre reproche contre le iugement de Dion, que cettuy cy qui est inevitable, c'est qu'il a le sen

soustenir la cause de Iulius Cesar contre Pom

peius, et d'Antonius contre Cicero.

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Venons à Plutarque. Iean Bodin est un bon aucteur de nostre temps, et accompaigné de

Quant à Seneque, parmy une milliasse de pe-timent si malade aux affaires romaines, qu'il ose tits livrets que ceulx de la religion pretendue reformee font courir pour la deffense de leur cause, qui partent par fois de bonne main, et qu'il est grand dommage n'estre embesongnee 3 à meilleur subiect, i'en ay veu aultrefois un qui, pour alonger et remplir la similitude qu'il veult trouver du gouvernement de nostre pauvre feu roy Charles neufviesme avecques celuy de Neron, apparie feu monsieur le cardinal de Lorraine avecques Seneque; leurs fortunes, d'avoir esté touts deux les premiers au gouvernement de leurs princes; 1 Morale à Nicomaque, III, 8. J. V. L. 2 SÉNÉQUE, de Ira, I, 16. C.

3 Edition de 1802, embesongnés; leçon fautive, qu'il n'était pas permis de préférer à celle des éditions de 1588 et de 1595. Mademoiselle de Gournay, qui, en 1635, remplaça embesongnee par occupee, oublia trop ses devoirs d'éditeur, mais prouva du moins qu'elle comprenait cette phrase. J. V. L.

1 TACITE, Annal. XIII, 11; XIV, 53, 54, 55; XV, 60-64. Séneque est surtout attaqué par l'historien Dion, LXI, 10, 12, 20, etc. Il faut avouer cependant qu'il y a dans Tacite même de terribles imputations contre lui, lorsqu'il le représente (Annal. XIV, 7) demandant à Burrhus s'il faut ordonner aux soldats le meurtre d'Agrippine, an militi imperanda cædes esset, et se chargeant ensuite (ibid. c. 11) de l'apologie de ce parricide. On connait, sur tout ce qui regarde Séneque, la longue controverse de la Harpe contre Diderot. J. V. L. 2 Célèbre jurisconsulte d'Angers, qui fut, selon d'Aguesseau, un digne magistrat, un savant auteur, un très-bon citoyen. Sa Méthode de l'histoire, citée ici par Montaigne, parut en 1566, à Paris, sous ce titre : Methodus ad facilem historiarum cognitionem. Les ouvrages de Bodin sont aujourd'hui presque oubliés, même sa République et sa Démonomanie Il mourut en 1596, quatre ans après Montaigne. J. V. L.

:

beaucoup plus de iugement que la tourbe des escrivailleurs de son siecle, et merite qu'on le iuge et considere ie le treuve un peu hardy en ce passage de sa Methode de l'histoire, où il accuse Plutarque, non seulement d'ignorance (sur quoy ie l'eusse laissé dire, cela n'estant pas de mon gibbier), mais aussi en ce que cet aucteur es'crit souvent des choses incroyables et entierement fabuleuses: » ce sont ses mots. S'il eust dict simplement, « les choses aultrement qu'elles ne sont, ce n'estoit pas grande reprehension; car ce que nous n'avons pas veu, nous le prenons des mains d'aultruy et à credit: et ie veoy qu'à escient il recite par fois diversement mesme histoire; comme le iugement des trois meilleurs capitaines qui eussent oncques esté, faict par Hannibal, il est aultrement en la Vie de Flaminius, aultrement en celle de Pyrrhus. Mais de le charger d'avoir prins pour argent comptant des choses incroyables et impossibles, c'est accuser de faulte de iugement le plus iudicieux aucteur du monde et voycy son exemple : « Comme, ce dict il, quand il recite qu'un enfant de Lacedemone se laissa deschirer tout le ventre à un regnardeau, qu'il avoit desrobbé, et le tenoit caché soubs sa robbe, iusques à mourir plustost que de descouvrir son larrecin '. » Ie treuve en premier lieu cet exemple mal choisy; d'autant qu'il est bien mal aysé de borner les efforts des facultez de l'ame, là où des forces corporelles nous avons plus de Joy de les limiter et cognoistre : et à cette cause, si c'eust esté à moy à faire, l'eusse plustost choisy un exemple de cette seconde sorte; et il y en a de moins croyables, comme, entre aultres, ce qu'il recite de Pyrrhus, « que, tout blecé qu'il estoit, il donna si grand coup d'espee a un sien ennemy, armé de toutes pieces, qu'il le fendit du hault de la teste iusques au bas, si bien que le corps se partit en deux parts 3. » En son exemple, ie n'y treuve pas grand miracle, ny ne receoy l'excuse dequoy il couvre Plutarque, d'avoir adiousté ce mot, « comme on dict, pour nous advertir et tenir en bride nostre creance; ear si ce n'est aux choses receues par auctorité et reverence d'ancienneté ou de religion, il n'eust voulu ny recevoir luy mesme, ny nous proposer à croire choses de soy incroyables. Et que ce mot, « comme on dict, » il ne l'employe pas en ce lieu pour cet effect, il est aysé| à veoir par ce que luy mesme nous raconte ail

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Vie de Lycurgué, c. 14. C.

Plus de moyen, de faculté, de liberté. E. J 3 Vie de Pyrrhus, c. 12. O

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leurs, sur ce subiect de la patience des enfants lacedemoniens, des exemples advenus de son temps plus mal aysez à persuader : comme celuy que Cicero a tesmoigné aussi avant luy, « pour avoir (à ce qu'il dict) esté sur les lieux, » que iusques à leur temps, il se trouvoit des enfants, en cette preuve de patience à quoy on les essayoit devant l'autel de Diane, qui souffroient d'y estre fouettez iusques à ce que le sang leur couloit par tout, non seulement sans s'escrier, mais encores sans gemir, et aulcuns iusques à y laisser volontairement la vie : et ce que Plutarque aussi recite, avecques cent aultres tesmoings 3, qu'au sacrifice, un charbon ardent s'estant coulé dans la manche d'un enfant lacedemonien, ainsi qu'il encensoit, il se laissa brusler tout le bras, iusques à ce que la senteur de la chair cuicte en veint aux assistants. Il n'estoit rien, selon leur coustume, où il leur allast plus de la reputation, ny dequoy ils eussent à souffrir plus de blasme et de honte, que d'estre surprins en larrecin. Ie suis si imbu de la grandeur de ces hommes là, que non seulement il ne me semble point, comme à Bodin, que son conte soit incroyable, mais que ie ne le treuve pas seulement rare et estrange. L'histoire spartaine est pleine de mille plus aspres exemples et plus rares

elle est, à ce prix, toute miracle. Marcellinus recite 4, sur ce propos du larrecin, que de son temps il ne s'estoit encores peu trouver aulcune sorte de torment qui peust forcer les Aegyptiens, surprins en ce mesfaict, qui estoit fort en usage entre eulx, à dire seulement leur nom.

Un païsant espaignol estant mis à la gehenne, sur les complices de l'homicide du preteur Lucius Piso, crioit au milieu des torments, «Que ses amis ne bougeassent, et l'assistassent en toute seureté; et qu'il n'estoit pas en la douleur de luy arracher un mot de confession : » et n'en eut on aultre chose pour le premier iour. Le lendemain, ainsi qu'on le ramenoit pour recommencer son torment, s'esbranlant vigoreusement entre les mains de ses gardes, il alla froisser sa teste contre une paroy, et s'y tua 5.

Epicharis ayant saoulé et lassé la cruauté des

1 Immédiatement après l'exemple de cet enfant qui se laissa deschirer tout le ventre à un regnardeau qu'il avoit desrobbé. C.

2 Tusc. quæst. II, 14; V, 27. C.

3 VALÈRE MAXIME, III, 3, ext. 1. Mais il attribue ce trait de courage à un enfant macédonien, qui assistait à un sacrifice offert par Alexandre. C.

4 Liv. XXII, vers la fin du chap. 16. C.

5 TACITE, Annal. IV, 45. C.

satellites de Neron, et soustenu leur feu, leurs battures, leurs engeins, sans aulcune voix de revelation de sa coniuration, tout un iour, rapportee à la gehenne l'endemain, les membres touts brisez, passa un lacet de sa robbe dans l'un bras de sa chaize, à tout un nœud coulant, et y fourrant sa teste, s'estrangla du poids de son corps'. Ayant le courage d'ainsi mourir, et se desrobber aux premiers torments, semble elle pas à escient avoir presté sa vie à cette espreuve de sa patience du iour precedent, pour se mocquer de ce tyran, et encourager d'aultres à semblable entreprines contre luy ?

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Et qui s'enquerra à nos argoulets des experiences qu'ils ont eues en ces guerres civiles, il se trouvera des effects de patience, d'obstination et d'opiniastreté parmy nos miserables siecles, et en cette tourbe molle et effeminee encores plus que l'ægyptienne, dignes d'estre comparez à ceulx que nous venons de reciter de la vertu spartaine.

Ie sçay qu'il s'est trouvé des simples païsants s'estre laissez griller la plante des pieds, escraser le bout des doigts à tout le chien d'une pistole 3, poulser les yeulx sanglants hors de la teste, à force d'avoir le front serré d'une chorde, avant que de s'estre seulement voulu mettre à rençon. l'en ay veu un laissé pour mort tout nud dans un fossé, ayant le col tout meurtry et enflé d'un licol qui y pendoit encores, avecques lequel on l'avoit tirassé toute la nuict à la queue d'un cheval, le corps percé en cent lieux à coups de dague, qu'on luy avoit donnez, non pas pour le tuer, mais pour luy faire de la douleur et de la crainte; qui avoit souffert tout cela, et iusques à y avoir perdu parole et sentiment, resolu, à ce qu'il me dict, de mourir plustost de mille morts (comme de vray, quant à sa souffrance, il en avoit passé une toute entiere), avant que rien promettre; et si estoit un des plus riches laboureurs de toute la contree. Combien en a lon veu se laisser patiemment brusler et rostir pour des opinions empruntees d'aultruy, ignorees et incogneues! l'ay cogneu cent et cent femmes (car ils disent que les testes de Gascoigne ont quelque prerogative en cela) que vous cussiez plustost faict mordre dans le fer chauld, que de leur faire desmordre une opinion qu'elles eussent conceue en cholere; elles s'exasperent à l'encontre des coups et de la con

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traincte et celuy qui forgea le conte de la femme qui, pour aulcune correction de menaces et bastonades, ne cessoit d'appeller son mary Pouilleux, et qui, precipitee dans l'eau, haulsoit encores, en s'estouffant, les mains, et faisoit, au dessus de sa teste, signe de tuer des pouils, forgea un conte duquel en verité touts les iours on veoid l'image expresse en l'opiniastreté des femmes. Et est l'opiniastreté sœur de la constance, au moins en vigueur et fermeté.

Il ne fault pas iuger ce qui est possible et ce qui ne l'est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à nostre sens, comme i'ay dict ailleurs'; et est une grande faulte, et en laquelle toutesfois la pluspart des hommes tumbent, ce que ie ne dis pas pour Bodin, de faire difficulté de croire d'aultruy ce qu'eulx ne sçauroient faire, ou ne vouldroient. Il semble à chascun que la maistressc forme de l'humaine nature est en luy; selon elle il fault reigler toutes les aultres : les allures qui ne se rapportent aux siennes sont feinctes et faulses. Quelle bestiale stupidité! Luy propose lon quelque chose des actions ou facultez d'un aultre ? la premiere chose qu'il appelle à la consultation de son iugement, c'est son exemple: selon qu'il en va chez luy, selon cela va l'ordre du monde. O l'asnerie dangereuse et insupportable! Moy, ie considere aulcuns hommes fort loing au dessus de moy, notamment entre les anciens; et encores que ie recognoisse clairement mon impuissance à les suyvre de mille pas, ie ne laisse pas de les suyvre à veue, et iuger les ressorts qui les haulsent ainsi, desquels i'apperceoy aulcunement en moy les semences: comme ie fois aussi de l'extreme bassesse des esprits, qui ne m'estonne et que ie ne mescroy non plus. Ie veoy bien le tour que celles là 3 se donnent pour se monter, et admire leur grandeur : et ces eslancements que ie treuve tres beaux, ie les embrasse; et si mes forces n'y vont, au moins mon iugement s'y applique tres volontiers.

L'aultre exemple qu'il allegue « des choses incroyables et entierement fabuleuses » dictes par Plutarque, c'est « qu'Agesilaus fcut mulcté par les

Liv. I, chap. 26.

Tout ce passage, y compris ces mots, O l'asnerie dange reuse et insupportable! manque dans l'exemplaire de 1583 imparfaitement corrigé par Montaigne, et dont les éditeurs de 1802 se sont servis. J. V. L.

3 Ces ames anciennes dont il parlait quelques lignes plus haut dans l'édition de 1588, fol. 310: Moy, disait-il, ie considere aulcunes de ces ames anciennes, eslevces iusques an ciel au prix de la mienne. Il substitua depuis, aulcuns hommes, et oublia de corriger les mots celles la, qui ne se rapportent plus a rien. A. D.

dius, Telesinus, et plusieurs aultres; et à le prendre par là, si i'avois à me plaindre pour les Grecs, pourroy ie pas dire que beaucoup moins est Camillus comparable à Themistocles, les Gracches à Agis et Cleomenes, Numa à Lycurgus? Mais c'est folie de vouloir iuger, d'un traict, les choses à tant de visages.

Quand Plutarque les compare, il ne les eguale pas pourtant: qui plus disertement et conscientieusement pourroit remarquer leurs differences? Vient il à parangonner les victoires, les exploicts d'armes, la puissance des armees conduictes par Pompeius, et ses triumphes, avecques ceulx d'Agesilaus? «Ie ne croy pas, dict il', que Xenophon mesme, s'il estoit vivant, encores qu'on luy ait concedé d'escrire tout ce qu'il a voulu à l'advantage d'Agesilaus, osast les mettre en comparaison. » Parle il de conferer Lysander à Sylla? « Il n'y a, dict il3, point de comparaison, ny en nombre de victoires, ny en hazard de battailles; car Lysander ǹe gaigna seulement que deux battailles navales, etc. »> Cela, ce n'est rien desrobber aux Romains; pour les avoir simplement presentez aux Grecs, il ne leur peult avoir faict iniure, quelque disparité qui y puisse estre : et Plutarque ne les contrepoise pas entiers; il n'y a en gros aulcune preference; il apparie les pieces et les circonstances l'une aprez l'aultre, et les iuge separeement. Parquoy, si on le vouloit convaincre de faveur, il falloit en espelucher quelque iugement particulier; ou dire, en general, qu'il auroit failly d'assortir tel Grec à tel Romain, d'autant qu'il y en auroit d'aultres plus correspondants pour les apparier, et se rapportants mieulx.

ephores, pour avoir attiré à soy seul le cœur et la volonté de ses citoyens'. » Iene sçay quelle marque de faulseté il y treuve : mais tant y a que Plutarque parle là des choses qui luy debvoient estre beaucoup mieulx cogneues qu'à nous; et n'estoit pas nouveau en Grece de veoir les hommes punis et exilez pour cela seul d'agreer trop à leurs citoyens, tesmoing l'ostracisme et le petalisme". Il y a encores en ce mesme lieu une aultre accusation qui me picque pour Plutarque, où il dict qu'il a bien assorty de bonne foy les Romains aux Romains, et les Grecs entre eulx; mais non les Romains aux Grecs, « tesmoing, dict il, Demosthenes et Cicero, Caton et Aristides, Sylla et Lysander, Marcellus et Pelopidas, Pompeius et Agesilaus» estimant qu'il a favorisé les Grecs, de leur avoir donné des compaignons si dispareils. C'est iustement attaquer ce que Plutarque a de plus excellent et louable; car en ses comparaisons (qui est la piece plus admirable de ses œuvres, et en laquelle, à mon advis, il s'est autant pleu), la fidelité et sincerité de ses iugements eguale leur profondeur et leur poids : c'est un philosophe qui nous apprend la vertu. Veoyons si nous le pourrons guarantir de ce reproche de prevarication et faulseté. Ce que ie puis penser avoir donné occasion à ce iugement, c'est ce grand et esclatant lustre des noms romains que nous avons en la teste; il ne nous semble point que Demosthenes puisse egualer la gloire d'un consul, proconsul et preteur de cette grande republique mais qui considerera la verité de la chose, et les hommes par eulx mesmes, à quoy Plutarque a plus visé, et à balancer leurs mœurs, leurs naturels, leur suffisance, que leur fortune, ie pense, au rebours de Bodin, que Ciceron et le vieux Caton en doibvent de reste à leurs compaignons. Pour son desseing, i'eusse plustost choisy l'exemple du ieune Caton comparé à Phocion; car en ce pair, il se trouveroit une plus vraysemblable disparité à l'advantage du Romain. Quant à Marcellus, Sylla et Pompeius, ie veoy bien que leurs exploicts de guerre sont plus enflez, glorieux et pompeux que ceulx des Grecs que Plutarque leur apparie: mais les actions les plus belles et vertueuses, non plus en la guerre qu'ailleurs, ne sont pas tousiours les plus fameuses; ie veoy souvent des noms de capitaines estouffez sous la splendeur d'aultres noms de moins de merite: tesmoing Labienus, Venti-relage : mais au contraire, on pourroit aussi dire

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CHAPITRE XXXIII.

L'histoire de Spurina.

La philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens, quand elle a rendu à la raison la souveraine maistrise de nostre ame, et l'auctorité de tenir en bride nos appetits; entre lesquels ceulx qui iugent qu'il n'en y a point de plus violents que ceulx que l'amour engendre, ont cela, pour leur opinion, qu'ils tiennent au corps et à l'ame, et que tout l'homme en est possedé, en maniere que la santé mesme en depend, et est la medecine par fois contraincte de leur servir de maque

que le meslange du corps y apporte du rabbais et

Comparer. E. J.

2 Dans la Comparaison de Pompée avec Agésilas. C. 3 Dans la Comparaison de Sylla avec Lysandre. C.

de l'affoiblissement; car tels desirs sont subiects à satieté, et capables de remedes materiels.

Plusieurs ayants voulu delivrer leurs ames des alarmes continuelles que leur donnoit cet appetit, se sont servis d'incision et destrenchement des parties esmeues et alterees; d'aultres en ont du tout abbattu la force et l'ardeur par frequente application de choses froides, comme de neige et de vinaigre : les haires de nos ayeuls estoient de cet usage; c'est une matiere tissue de poil de cheval, dequoy les uns d'entre eulx faisoient des chemises, et d'aultres des ceinctures à gehenner leurs reins. Un prince me disoit, il n'y a pas long temps, que pendant sa ieunesse, un iour de feste solenne, en la court du roy François premier, où tout le monde estoit paré, il luy print envie de se vestir de la haire, qui est encores chez luy, de monsieur son pere; mais quelque devotion qu'il eust, qu'il ne sceut avoir la patience d'attendre la nuict pour se despouiller, et en feut long temps malade; adioustant qu'il ne pensoit pas qu'il y eust chaleur de ieunesse si aspre, que l'usage de cette recepte ne peust amortir. Toutesfois à l'adventure ne les a il pas essayees les plus cuysantes; car l'experience nous faict veoir qu'une telle esmotion se maintient bien souvent soubs des habits rudes et marmiteux, et que les haires ne rendent pas tousiours heres' ceulx qui les portent.

Xenocrates proceda plus rigoureusement; car ses disciples, pour essayer sa continence, luy ayants fourré dans son lict Laïs, cette belle et fameuse courtisane, toute nue, sauf les armes de sa beaulté et folastres appasts, ses philtres; sentant qu'en despit de ses discours et de ses reigles, le corps revesche commenceoit à se mutiner, il se feit brusler les membres qui avoient presté l'aureille à cette rebellion".

Là où3 les passions qui sont toutes en l'ame, comme l'ambition, l'avarice, et aultres, donnent bien plus à faire à la raison; car elle n'y peult estre secourue que de ses propres moyens : ny ne sont ces appetits là capables de satieté4; voire ils s'aiguisent et augmentent par la iouïssance.

1 Montaigne joue ici sur le mot haire, cilice, chemise de crin ou poil de cheval; et sur le mot here, pauvre hère, homme faible, sans vigueur, sans bien, sans mérite, sans crédit. E. J. 2 DIOG. LAERCE, IV, 7. C.

3 Ceci est la suite du raisonnement commencé plus haut: car tels desirs sont subiects à satieté, et capables de remedes materiels. Les mots Là où signifient ici Au lieu DD. que. 4 Montaigne avait oublié cette phrase, lorsqu'il écrivit, vers la fin du chapitre suivant : « Il y peult avoir quelque iuste moderation en ce desir de gloire, et quelque satieté en cet appetit, comme aux aultres, etc. » Nous ne dirons pas, e sempre bene; car on ne peut douter que l'ambition, par exemple, n'éprouve souvent le dégoût et l'ennui. J. V. L.

Le seul exemple de Iulius Cesar peult suffire à nous monstrer la disparité de ces appetits; car iamais homme ne feut plus addonné aux plaisirs amoureux. Le soing curieux qu'il avoit de sa personne en est un tesmoignage, iusques à se servir à cela des moyens les plus lascifs qui feussent lors en usage, comme de se faire pinceter tout le corps, et farder de parfums d'une extreme curiosité1: et de soy il estoit beau personnage, blanc, de belle et alaigre taille, le visage plein, les yeulx bruns et vifs, s'il en fault croire Suetone; car les statues qui se veoyent de luy à Rome, ne rapportent pas bien par tout à cette peincture. Oultre ses femmes, qu'il changea quatre fois, sans compter les amours de son enfance avecques le roy de Bithynie Nicomedes, il eut le pucellage de cette tant renommee royne d'Aegypte, Cleopatra; tesmoing le petit Cesarion, qui en nasquit: il feit aussi l'amour 3 à Eunoé, royne de Mauritanie; et à Rome, à Postumia, femme de Servius Sulpitius; à Lollia, de Gabinius; à Tertulla, de Crassus; et à Mutia mesme, celle du grand Pompeius; qui feut la cause, disent les historiens romains, pourquoy son mary la repudia, ce que Plutarque confesse avoir ignoré; et les Curions pere et fils reprocherent depuis à Pompeius, quand il espousa la fille de Cesar, qu'il se faisoit gendre d'un homme qui l'avoit faict cocu, et que luy mesme avoit accoustumé d'appeller Aegisthus: il entreteint, oultre tout ce nombre, Servilia, sœur de Caton et mere de Marcus Brutus, dont chascun tient que proceda cette grande affection qu'il portoit à Brutus, parce qu'il estoit nay en temps auquel il y avoit apparence qu'il feust yssu de luy. Ainsi i'ay raison, ce me semble, de le prendre pour homme extremement addonné à cette desbauche, et de complexion tres amoureuse 4: mais l'aultre passion de l'ambition, dequoy il estoit aussi infiniement blecé, venant à combattre celle là, elle luy feit incontinent perdre place.

Me ressouvenant, sur ce propos, de Mehemed, celuy qui subiugua Constantinople, et apporta la finale extermination du nom grec, ie ne sçache point où ces deux passions se treuvent plus egualement balancees; pareillement indefatigable ruffien et soldat: mais quand en sa vie elles se presentent en concurrence l'une de l'aultre, l'ardeur

I SUÉTONE, César, c. 45. C.

2 PLUTARQUE, Vie de César, c. 13. C.

3 SUÉTONE, César, c. 50, 52, etc. C.

4 Lorsqu'il entra dans Rome sur son char de triomphe, les soldats criaient :

Urbani, servate uxores: machum calvum adducimus.
SUETONE, César, c. 51. J. V. L

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