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Qui vescut oncques si long temps et si avant | pert, à veoir le lieu, que c'estoient postes assises, en la mort? qui mourut oncques si debout?

L'extreme degré de traicter courageusement la mort, et le plus naturel, c'est la veoir, non seulement sans estonnement, mais sans soing, continuant libre le train de la vie iusques dedans elle, comme Caton, qui s'amusoit à estudier et à dormir, en ayant une violente et sanglante presente en sa teste et en son cœur, et la tenant en sa main.

CHAPITRE XXII.

Des postes.

le n'ay pas esté des plus foibles en cet exercice, qui est propre à gents de ma taille, ferme et courte mais i'en quitte le mestier; il nous essaye trop pour y durer long temps. Ie lisois2, à cette heure, que le roy Cyrus, pour recevoir plus facilement nouvelles de touts les costez de son empire, qui estoit d'une fort grande estendue, feit regarder combien un cheval pouvoit faire de chemin en un iour, tout d'une traicte; et à cette distance il establit des hommes qui avoient charge de tenir des chevaulx prests pour en fournir à ceulx qui viendroient vers luy et disent aulcuns, que cette vistesse d'aller revient à la mesure du vol des grues.

Cesar dict que Lucius Vibullius Rufus ayant haste de porter un advertissement à Pompeius, s'achemina vers luy iour et nuict, changeant de chevaulx, pour faire diligence 3: et luy mesme, à ce que dict Suetone 4, faisoit cent milles par iour sur un coche de louage; mais c'estoit un furieux courrier; car où les rivieres luy trenchoient son chemin, il les franchissoit à la nage, et ne se destournoit du droict pour aller querir un pont ou un gué. Tiberius Nero allant veoir son frere Drusus malade en Allemaigne, feit deux cents milles en vingt quatre heures, ayant trois coches 5. En la guerre des Romains contre le roy Antiochus, T. Sempronius Gracchus, dict Tite Live, per dispositos equos prope incredibili celeritate ab Amphissa tertio die Pellam pervenit: et ap

non ordonnees freschement pour cette course.

L'invention de Cecina à renvoyer des nouvelles à ceulx de sa maison, avoit bien plus de promptitude il emporta quand et soy des arondelles, et les relaschoit vers leurs nids quand il vouloit renvoyer de ses nouvelles, en les teignant de marque de couleur propre à signifier ce qu'il vouloit, selon qu'il avoit concerté avecques les siens '.

Au theatre à Rome, les maistres de famille avoient des pigeons dans leur sein, ausquels ils attachoient des lettres, quand ils vouloient mander quelque chose à leurs gents au logis; et estoient dressez à en rapporter response. D. Brutus en usa, assiegé à Mutine 2; et aultres, ailleurs.

Au Peru, ils couroient sur les hommes, qui les chargeoient sur les espaules à tout des portoires, par telle agilité, que tout en courant, les premiers porteurs reiectoient aux seconds leur charge, sans arrester un pas.

l'entens que les Valachi, courriers du Grand Seigneur, font des extremes diligences, d'autant qu'ils ont loy de desmonter le premier passant qu'ils treuvent en leur chemin, en luy donnant leur cheval recreu; et que pour se garder de lasser, ils se serrent à travers le corps bien estroictement d'une bande large, comme font assez d'aultres ie n'ay trouvé nul seiour3 à cet usage.

:

CHAPITRE XXIII.

Des mauvais moyens employez à bonne fin. Il se treuve une merveilleuse relation et correspondance en cette universelle police des ouvrages de nature, qui monstre bien qu'elle n'est ny fortuite, ny conduicte par divers maistres. Les maladies et conditions de nos corps se veoyent aussi aux estats et polices : les royaumes, les republiques naissent, fleurissent, et fanissent de vieillesse, comme nous. Nous sommes subiects à une repletion d'humeurs, inutile et nuisible: soit de bonnes humeurs (car cela mesme les medecins. le craignent; et parce qu'il n'y a rien de stable chez nous, ils disent que la perfection de santé trop alaigre et vigoreuse, il nous la fault essimer 4

pied des murailles de Rome, qui, peu après sa mort, fut prise et rabbattre par art, de peur que nostre nature d'assaut par ses troupes. C.

Il nous fatigue trop. C.

? Dans la Cyropédie de XÉNOPHON, VIII, 6, 9. C.

3 De Bello civili, III, II : mutatis ad celeritatem jumen

tis. J. V. L.

4 Vie de César, c. 57. C.

5 PLINE, Nat. Hist. VII, 20. C.

6 Se rendit en trois jours d'Amphisse à Pella, sur des chevaux de relais, avec une rapidité presque incroyable. TITELIVE, XXXVIII, 7.

ne se pouvant rasseoir en nulle certaine place, et n'ayant plus où monter pour s'ameliorer, ne se

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feust l'une des raisons pourquoy nostre Philippe consentit d'envoyer lean son fils à la guerre d'oultremer, afin d'emmener quand et luy un grand nombre de ieunesse bouillante qui estoit en sa gendarmerie.

Il y en a plusieurs en ce temps qui discourent de pareille façon, souhaittants que cette esmotion chaleureuse qui est parmy nous, se peust deriver à quelque guerre voysine, de peur que ces humeurs peccantes qui dominent pour cette heure nostre corps, si on ne les escoule ailleurs, maintiennent nostre fiebvre tousiours en force, et apportent enfin nostre entiere ruyne: et de vray, une guerre estrangiere est un mal bien plus doulx que la civile. Mais ie ne croy pas que Dieu favorisast une si iniuste entreprinse, d'offenser et que

recule en arriere en desordre et trop à coup : ils | faires de deçà, ne se reiectast en Angleterre 1. Ce ordonnent pour cela aux athletes les purgations et les saignees, pour leur soustraire cette superabondance de santé); soit repletion de mauvaises humeurs, qui est l'ordinaire cause des maladies. De semblables repletions se veoyent les estats souvent malades, et a lon accoustumé d'user de diverses sortes de purgation. Tantost on donne congé à une grande multitude de familles, pour en descharger le païs, lesquelles vont chercher ailleurs où s'accommoder aux despens d'aultruy : de cette façon nos anciens Francons, partis du fond d'Allemaigne, veindrent se saisir de la Gaule et en deschasser les premiers habitants; ainsi se forgea cette infinie maree1 d'hommes, qui s'escoula en Italie soubs Brennus et aultres; ainsi les Goths et Vandales, comme aussi les peuples qui possedent à present la Grece, abbandonnerent leur na-reller aultruy pour nostre commodité : turel païs pour s'aller loger ailleurs plus au large; et à peine est il deux ou trois coings au monde qui n'ayent senty l'effect d'un tel remuement. Les Romains bastissoient par ce moyen leurs colonies; car sentants leur ville se grossir oultre mesure, ils la deschargeoient du peuple moins necessaire, et l'envoyoient habiter et cultiver les terres par eulx conquises : par fois aussi ils ont à escient nourry des guerres avecques aulcuns de leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l'oysifveté, mere de corruption, ne leur apportast quelque pire in

convenient,

Et patimur longæ pacis mala; sævior armis
Luxuria incumbit 2;

mais aussi pour servir de saignee à leur republi-
que, et esventer un peu la chaleur trop vehemente
de leur ieunesse, escourter et esclaircir le bran-
chage de ce tige foisonnant en trop de gaillar-
dise; à cet effect se sont ils aultrefois servis de la
guerre contre les Carthaginois.

Au traité de Bretigny, Edouard troisiesme, roy d'Angleterre, ne voulut comprendre, en cette paix generale qu'il feit avec nostre roy, le differend du duché de Bretaigne, afin qu'il eust où se descharger de ses hommes de guerre, et que cette foule d'Anglois dequoy il s'estoit servy aux af

1 Marée veut dire ici foule. Ce mot ne se trouve point en ce sens-là dans nos vieux dictionnaires. Il répond, en quelque manière, à celui de flot, fort usité pour signifier quantité, multitude, comme dans ces vers de Boileau :

Cotin à ses sermons traînant toute la terre,

Fend les flots d'auditeurs pour aller à sa chaire.

C.

2 Nous subissons les maux inséparables d'une trop longue paix; plus terrible que les armes, le luxe nous a domptés. JUVÉNAL, VI, 291.

Nil mihi tam valde placeat, Rhamnusia virgo, Quod temere invitis suscipiatur heris 2. Toutesfois la foiblesse de nostre condition nous poulse souvent à cette necessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin: Lycur gus, le plus vertueux et parfaict legislateur qui feut oncques, inventa cette tres iniuste façon, pour instruire son peuple à la temperance, de faire enyvrer par force les Elotes qui estoient leurs serfs, à fin qu'en les veoyant ainsi perdus et ensepvelis dans le vin, les Spartiates prinsent en

horreur le desbordement de ce vice 3. Ceulx là avoient encores plus de tort, qui permettoient anciennement que les criminels, à quelque sorte chirez touts vifs par les medecins, pour y veoir de mort qu'ils feussent condemnez, feussent desau naturel nos parties interieures, et en establir plus de certitude en leur art 4 : car s'il se fault desbaucher, on est plus excusable en le faisant pour la santé de l'ame que pour celle du corps; comme les Romains dressoient le peuple à la vaillance et au mespris des dangiers et de la mort, par ces furieux spectacles de gladiateurs et escrimeurs à oultrance qui se combattoient, detailloient et entretuoient en leur presence:

1 Voyez FROISSART, t. I, c. 213: Et mieulx valoit, dit-il, et plus proufitable estoit, que ces guerroyeurs et pilleurs se retirassent en la duché de Bretaigne (qui est un des gras pais du monde, et bon pour tenir gents d'armes), que qu'ils veinsissent en Angleterre; car leur pais en pourroit estre perdu et robbé. C.

2 O puissante Némésis! puissé-je ne jamais rien désirer si vivement, que j'entreprenne de l'avoir malgré les légitimes possesseurs! CATULLE, LXVIII, 77.

3 PLUTARQUE, Lycurgue, c. 21. C.

4 A. CORN. CELSI Medicina, præfat. pag. 7, édit. Th. J. ab Almeloven, Amst. 1713. C.

Quid vesani aliud sibi vult ars impia ludi, Quid mortes iuvenum, quid sanguine pasta voluptas 1? et dura cet usage iusques à Theodosius, l'empe-

reur :

Hos inter fremitus novosque lusus....
Stat sexus rudis, insciusque ferri,
Et pugnas capit improbus viriles':

ce que ie trouveroy fort estrange et incroyable,
si nous n'estions accoustumez de veoir touts les
iours, en nos guerres, plusieurs milliasses d'hom-
mes estrangiers engageants, pour de l'argent,
leur sang et leur vie à des querelles où ils n'ont
aulcun interest.

CHAPITRE XXIV.

De la grandeur romaine.

Arripe dilatam tua, dux, in tempora famam, Quodque patris superest, successor laudis habeto.... Nullus in urbe cadat, cuius sit pœna voluptas.... Iam solis contenta feris, infamis arena Nulla cruentatis homicidia ludat in armis 2. C'estoit, à la verité, un merveilleux exemple, et de tres grand fruict pour l'institution du peuple, de veoir touts les iours en sa presence cent, deux cents, voire mille couples d'hommes, armez les uns contre les aultres, se hacher en pieces avec une si extreme férmeté de courage, qu'on ne leur veist lascher une parole de foiblesse ou commi-infiny, pour monstrer la simplesse de ceulx qui seration, iamais tourner le dos, ny faire seulement un mouvement lasche pour gauchir au coup de leur adversaire, ains tendre le col à son espee, et se presenter au coup: il est advenu à plusieurs d'entre eulx, estants blecez à mort de force playes, d'envoyer demander au peuple s'il

estoit content de leur debvoir, avant que se coucher pour rendre l'esprit sur la place. Il ne falloit pas seulement qu'ils combattissent et mourussent constamment, mais encores alaigrement; en maniere qu'on les hurloit et mauldissoit, si on les veoyoit estriver 3 à recevoir la mort : les filles mesmes les incitoient :

illa

Consurgit ad ictus;
Et quoties victor ferrum iugulo inserit,
Delicias ait esse suas, pectusque iacentis
Virgo modesta iubet converso pollice rumpi 4.

Ie ne veulx dire qu'un mot de cet argument

apparient à celle là les chestifves grandeurs de ce temps. Au septiesme livre des Epistres familieres de Cicero ( et que les grammairiens en ostent à la ce surnom de familieres, s'ils veulent; car, verité, il n'y est pas fort à propos; et ceulx qui, au lieu de familieres, y ont substitué ad familiares, peuvent tirer quelque argument pour

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eulx de ce que dict Suetone en la vie de Cesar 2 qu'il y avoit un volume de lettres de luy ad familiares), il y en a une qui s'addresse à Cesar estant lors en la Gaule, en laquelle Cicero redict ces mots, qui estoient sur la fin d'une aultre lettre que Cesar luy avoit escript : « Quant à Marcus Furius, que tu m'as recommendé, ie le fei'advance ray roy de Gaule; et si tu veulx que quelque aultre de tes amis, envoye le moy 3. » Il n'estoit pas nouveau à un simple citoyen romain, comme estoit lors Cesar, de disposer des royaumes; car il osta bien au roy Deiotarus le sien, pour le donner à un gentilhomme de la ville de Pergame, nommé Mithridates 4 : et ceulx qui escrivent sa vie enregistrent plusieurs royaumes par luy vendus; et Suetone dict 5 qu'il tira pour Nunc caput in mortem vendunt, et funus arena, [cunt 5: un coup, du roy Ptolemæus, trois millions six Atque hostem sibi quisque parat, quum bella quies-cents mille escus, qui feut bien prez de luy ven

Les premiers Romains employoient à cet exemple les criminels : mais depuis on y employa des serfs innocents, et des libres mesmes qui se vendoient pour cet effect, iusques à des senateurs et chevaliers romains, et encores des femmes :

* Autrement, quel serait le but de l'art insensé des gladiateurs', de ces jeux barbares, de ces fêtes de la mort, de ces plaisirs sanguinaires?

2 Saisissez, grand prince, une gloire réservée à votre règne; ajoutez à l'heritage de gloire de votre père, la seule louange qui vous reste à mériter... Que le sang humain ne coule plus pour le plaisir du peuple... Que l'arène se contente du sang des bétes, et que des jeux homicides ne souillent plus nos yeux. PRUDENCE, contre Symmaque, II, 643.

3 Résister, témoigner de la répugnance. C.

4 La vierge modeste se lève à chaque coup; et toutes les fois que le vainqueur égorge son adversaire, elle est charmée, ravie, et, d'un signe fatal, elle ordonne que le vaincu périsse. PRUDENCE, contre Symmaque, II, 617.

5 Maintenant ils vendent leur sang, et, pour un prix convenu, ils vont mourir sur l'arène : au milieu de la paix, chacun d'eux se fait un ennemi. MANIL. Astron. IV, 225.

MONTAIGNE.

dre le sien.

Parmi ces frémissements et ces nouveaux plaisirs, un sexe inhabile aux armes descend dans l'arène, et s'exerce avec audace aux jeux des guerriers. STACE, Sylv. I, 6, 51. 2 SUÉTONE, César, c. 56. C.

3 CIC. Epist. fam. VII, 5. On lit ordinairement dans le texte de cette lettre, M. Orfium; mais il y a de nombreuses variantes. Quelques interprètes ont regardé l'offre de César comme un badinage: Montaigne la prend au sérieux, et il a peut-être raison. Ne sait-on pas quels étaient ces petits chefs de peuplades, véritables lieutenants de la république, nommés ou protégés par les Romains, et qu'ils appelaient reguli ? J. V. L.

4 CIC. de Divin. II, 37: asseclæ suo, Pergameno nescio cui. C. 5 Vie de César, c. 54. C.

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2

Tot Galatæ, tot Pontus eat, tot Lydia nummis1. Marcus Antonius disoit que la grandeur du peuple romain ne se monstroit pas tant par ce qu'il prenoit, que par ce qu'il donnoit : si en avoit il, quelque siecle avant Antonius, osté un, entre aultres, d'auctorité si merveilleuse, que, en toute son histoire, ie ne sçache marque qui porte plus hault le nom de son credit. Antiochus possedoit toute l'Aegypte, et estoit aprez à conquerir Cypre et aultres demourants de cet empire. Sur le progrez de ses victoires, C. Popilius arriva à luy de la part du senat; et d'abordee, refusa de luy toucher à la main, qu'il n'eust premierement leu les lettres qu'il luy apportoit. Le roy les ayant leues, et dict qu'il en delibereroit, Popilius circonscrit la place où il estoit, à tout sa baguette, en luy disant: << Rens moy response que ie puisse rapporter au senat, avant que tu partes de ce cercle. » Antiochus, estonné de la rudesse d'un si pressant commandement, aprez y avoir un peu songé : Ie feray (dit il) ce que le senat me commande. »> Lors le salua Popilius, comme amy du peuple romain 3. Avoir renoncé à une si grande monarchie et cours d'une si fortunee prosperité, par l'impression de trois traicts d'escripture! il eut vrayement raison, comme il feit, d'envoyer depuis dire au senat, par ses ambassadeurs, qu'il avoit receu leur ordonnance, de mesme respect que si elle feust venue des dieux immortels 4.

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Touts les royaumes qu'Auguste gaigna par droict de guerre, il les rendit à ceulx qui les avoient perdus, ou en feit present à des estrangiers. Et sur ce propos, Tacitus parlant du roy d'Angleterre Cogidunus, nous faict sentir, par un merveilleux traict, cette infinie puissance. Les Romains, dict il, avoient accoustumé, de toute ancienneté, de laisser les roys qu'ils avoient surmontez, en la possession de leurs royaumes, soubs leur auctorité, « à ce qu'ils eussent des roys mesmes, utils de la servitude: » ut haberent instrumenta servitutis et reges 5. Il est vraysemblable que Solyman, à qui nous avons veu faire liberalité du royaume de Hongrie et aultres estats, regardoit plus à cette consideration, qu'à celle qu'il avoit accoustumé d'alleguer, « Qu'il estoit saoul et chargé de tant de monarchies et de

A tel prix la Galatie, à tel prix le Pont, à tel prix la Lydie. CLAUDIEN, in Eutrop. I, 203.

2 PLUTARQUE, Antoine, c. 8. C.

3 TITE-LIVE, XLV, 12. C.

4 ID. ibid. c. 13.

5 TACITE, Agricola, c. 14.-Montaigne a traduit ce passage avant que de le citer. C.

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CHAPITRE XXV.

De ne contrefaire le malade.

Il y a un epigramme en Martial, qui est des bons, car il y en a chez luy de toutes sortes, où il recite plaisamment l'histoire de Celius, qui pour fuyr à faire la court à quelques grands à Rome, se trouver à leur lever, les assister et les suyvre, feit la mine d'avoir la goutte; et pour rendre son excuse plus vraysemblable, se faisoit oindre les iambes, les avoit enveloppees, et contrefaisoit entierement le port et la contenance d'un homme goutteux. Enfin la fortune luy feit ce plaisir, de le rendre goutteux tout à faict.

Tantum cura potest, et ars doloris! Desit fingere Cælius podagram'. l'ay veu en quelque lieu d'Appian 2, ce me semble, une pareille histoire d'un, qui voulant eschapper aux proscriptions des triumvirs de Rome, pour se desrobber de la cognoissance de ceulx qui le poursuyvoient, se tenant caché et travesty, y adiousta encores cette invention, de contrefaire le borgne : quand il veint à recouvrer un peu plus de liberté, et qu'il voulut desfaire l'emplastre qu'il avoit long temps porté sur son œil, il trouva que sa veue estoit effectuellement perdue sous ce masque. Il est possible que l'action de la veue s'estoit hebetee3 pour avoir esté si long temps sans exercice, et que la force visive s'estoit toute reiectee en l'aultre œil; car nous sentons evidemment que l'œil que nous tenons couvert, renvoye à son compaignon quelque partie de son effect, en maniere que celuy qui reste s'en grossit et s'en enfle: comme aussi l'oysifveté, avecques la chaleur des liaisons et des medicaments, avoit bien peu attirer quelque humeur podagrique au goutteux de Martial.

Lisant chez Froissard 4 le vœu d'une trouppe de ieunes gentilshommes anglois, de porter l'œil gauche bandé, iusques à ce qu'ils eussent passé en France et exploicté quelque faict d'armes sur nous; ie me suis souvent chatouillé de ce pensement, qu'il leur eust prins comme à ces aultres,

I Voyez ce que c'est que de si bien faire le malade! Célius n'a plus besoin de feindre qu'il a la goutte. MARTIAL, VII, 39, S. 2 Guerres civiles, liv. IV, p. 613 de l'édit. d'Henri Estienne; p. 985 de celle de Tollius, Amst. 1670. J. V. L. 3 S'était affaiblie.

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C'est une phrase latine. Sénèque le tragique (Hercul. fur. v. 1043) : Visusque mæror hebetat. 4 T. I, c. 29. C.

et qu'ils se feussent trouvez touts esborgnez au | gles demandent un guide; nous nous fourvoyons reveoir des maistresses pour lesquelles ils avoient faict l'entreprinse.

Les meres ont raison de tanser leurs enfants quand ils contrefont les borgnes, les boiteux, et les bicles', et tels aultres defaults de la personne: car oultre ce que le corps, ainsi tendre, en peult recevoir un mauvais ply, ie ne sçay comment il semble que la fortune se ioue à nous prendre au mot; et i'ay ouy reciter plusieurs exemples de gents devenus malades, ayants desseigné de feindre l'estre. De tout temps i'ay apprins de charger ma main, et à cheval et à pied, d'une baguette ou d'un baston, iusques à y chercher de l'elegance, et de m'en seiourner, d'une contenance affettee: plusieurs m'ont menacé que fortune tourneroit un iour cette mignardise en necessité. Ie me fonde sur ce que ie seroy tout le premier goutteux de ma

race.

Mais alongeons ce chapitre, et le bigarrons d'une aultre piece, à propos de la cecité. Pline dict' d'un, qui songeant estre aveugle en dormant, se le trouva l'endemain, sans aulcune maladie precedente. La force de l'imagination peult bien ayder à cela, comme i'ay diet ailleurs3; et semble que Pline soit de cet advis: mais il est plus vraysemblable que les mouvements que le corps sentoit au dedans (desquels les medecins trouveront, s'ils veulent, la cause), qui luy ostoient la veue, feurent occasion du songe.

de nous mesmes. Ie ne suis pas ambitieux, disons nous; mais à Rome on ne peult vivre aultrement: ie ne suis pas sumptueux; mais la ville requiert une grande despense: ce n'est pas ma faulte si ie suis cholere, si ie n'ay encores estably aulcun train asseuré de vie; c'est la faulte de la ieunesse. Ne cherchons pas hors de nous nostre mal; il est chez nous, il est planté en nos entrailles : et cela mesme, que nous ne sentons pas estre malades, nous rend la guarison plus mal aysee. Si nous ne commenceons de bonne heure à nous panser, quand aurons nous pourveu à tant de playes et à tant de maulx? Si avons nous une tres doulce medecine, que la philosophie: car des aultres, on n'en sent le plaisir qu'aprez la guarison; cette cy plaist et guarit ensemble. » Voylà ce que dit Seneque, qui m'a emporté hors de mon propos; mais il y a du proufit au change.

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bares, pour faire une obligation asseuree, leur Tacitus recite que parmy certains roys bar

maniere estoit de ioindre estroictement leurs mains droictes l'une à l'aultre, et s'entrelasser les poulces; et quand, à force de les presser, le sang en estoit monté au bout, ils les bleceoient de quelque legiere poincte, et puis se les entresuceoient. Les medecins disent que les poulces sont les maistres doigts de la main, et que leur etymo

lent avriyep, comme qui diroit une aultre main. Et il semble que par fois les Latins les prennent aussi en ce sens de main entiere :

Adioustons encores une histoire voysine de ce propos, que Seneque recite en l'une de ses lettres: « Tu sçais, dict il escrivant à Lucilius, que Har-logie latine vient de pollere 3. Les Grecs l'appelpasté, la folle de ma femme, est demeuree chez moy, pour charge hereditaire : car, de mongoust, ie suis ennemy de ces monstres; et si i'ay envie de rire d'un fol, il ne me le fault chercher gueres loing, ie ris de moy mesme. Cette folle a subitement perdu la veue. Ie te recite chose estrange, mais veritable: elle ne sent point qu'elle soit aveugle, et presse incessamment son gouverneur de l'emmener, parce qu'elle dict que ma maison est obscure. Ce que nous rions en elle, ie te prie croire qu'il advient à chascun de nous; nul ne cognoist estre avare, nul convoiteux encores les aveu

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Sed nec vocibus excitata blandis,
Molli pollice nec rogata surgit 4.
C'estoit à Rome une signification de faveur,
de comprimer et baisser les poulces,

Fautor utroque tuum laudabit pollice ludum 5,
et de desfaveur, de les haulser et contourner au
dehors:

Converso pollice vulgi,

Quemlibet occidunt populariter 6.

Annales, XII, 47. C.

2 Ceci semble pris de Macrobe, qui l'a pris à son tour d'Atelus Capito. Voyez les Saturnales, VII, 13. C. 3 Etre fort et puissant. C.

4 Ces deux vers de MARTIAL, XII, 98, 8, sont trop libres pour être traduits.

5 Il applaudira à tes jeux en baissant les deux pouces. HOR. Epist. I, 18, 66.

6 Dès que le peuple a tourné le pouce en haut, il faut, pour

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