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les coups à moy mesme, sans que ie le sente. Qui vouldroit sçavoir d'où sont les vers et exemples que i'ay icy entassez, me mettroit en peine de le luy dire: et ie ne les ay mendiez qu'ez portes cogneues et fameuses; ne me contentant pas qu'ils feussent riches, s'ils ne venoient encores de main riche et honnorable : l'auctorité y concurre1 quand et la raison. Ce n'est pas grand' merveille si mon livre suit la fortune des aultres livres, et si ma memoire desempare ce que i'escris, comme ce que ie lis, et ce que ie donne, comme ce que ie receoy.

Si ie m'enhardis, en parlant, à me destourner | oublie pas moins que le reste; on m'allegue touts tant soit peu de mon fil, ie ne fauls iamais de le perdre: qui faict que ie me tiens, en mes discours, contrainct, sec et resserré. Les gents qui me servent, il fault que ie les appelle par le nom de leurs charges ou de leur pays, car il m'est tres mal aysé de retenir des noms; ie diray bien qu'il a trois syllabes, que le son en est rude, qu'il commence ou termine par telle lettre et si ie durois à vivre long temps, ie ne croy pas que ie n'oubliasse mon nom propre, comme ont faict d'aultres. Messala Corvinus feut deux ans n'ayant trace aulcune de memoire ', ce qu'on dict aussi de George Trapezonce. Et pour mon interest, ie rumine souvent quelle vie c'estoit que la leur, et si, sans cette piece, il me restera assez pour me soustenir avecques quelque aysance; et y regardant de prez, ie crains que ce default, s'il est parfaict, perde toutes les functions de l'ame:

Plenus rimarum sum, hac atque illac perfluo3. Il m'est advenu plus d'une fois d'oublier le mot du guet, que i'avoy trois heures auparavant donné, ou receu d'un aultre; et d'oublier où i'avoy caché ma bourse, quoy qu'en die Cicero 4: ie m'ayde à perdre ce que ie serre particulierement. Memoria certe non modo philosophiam, sed omnis vitæ usum, omnesque artes, una maxime continet. C'est le receptacle et l'estuy de la science que la memoire: l'ayant si defaillante, ie n'ay pas fort à me plaindre si ie ne sçay gueres. le seay en general le nom des arts, et ce dequoy ils traictent; mais rien au delà. Ie feuillette les livres; ie ne les estudie pas: ce qui m'en demeure, c'est chose que ie ne recognoy plus estre d'aultruy; c'est cela seulement dequoy mon iugement a faict son proufit, les discours et les imaginations dequoy il s'est imbu; l'aucteur, le lieu, les mots, et aultres circonstances, ie les oublie incontinent : et suis si excellent en l'oubliance, que mes escripts mesmes et compositions, ie ne les

IPLINE, Nat. Hist. VII, 24, dit absolument que Messala Corvinus oublia son nom. C.

2 George de Trebizonde, Grec qui vint à Rome sous le pape Eugène IV. Il y publia une Rhétorique, qui a été réimprimée plusieurs fois, diverses traductions de livres grecs, et nombre d'écrits de controverse. Il mourut vers l'an 1484, dans une extreme vieillesse, après avoir oublié tout ce qu'il avait appris. A. D.

3 Je suis comme un vase felé, je ne puis rien retenir. TÉRENCE, Eunuch. act. I, sc. 2, v. 25.

4 De Senectute, c. 7. Nec vero quemquam senum audivi oblitum, quo loco thesaurum obruisset. C'est-à-dire : Je n'ai jamais oui dire qu'un vieillard ait oublié l'endroit où il avait caché son trésor. C.

5 Il est certain que la mémoire renferme non-seulement la philosophie, mais tous les arts, et tout ce qui appartient à l'usage de la vie. Cic. Acad. II, 7.

Oultre le default de la memoire, l'en ay d'aultres qui aydent beaucoup à mon ignorance. l'ay l'esprit tardif et mousse; le moindre nuage luy arreste sa poincte, en façon que (pour exemple) ie ne luy proposay iamais enigme si aysé, qu'il sceust desvelopper; il n'est si vaine subtilité qui ne m'empesche; aux ieux où l'esprit a sa part, des eschecs, des chartes, des dames, et aultres, ie n'y comprens que les plus grossiers traicts. L'apprehension, ie l'ay lente et embrouillee; mais ce qu'elle tient une fois, elle le tient bien, et l'embrasse bien universellement, estroictement, et profondement, pour le temps qu'elle le tient. l'ay la veue longue, saine et entiere, mais qui se lasse ayseement au travail, et se charge; à cette occasion, ie ne puis avoir long commerce avecques les livres, que par le moyen du service d'aultruy. Le ieune Pline instruira ceulx qui ne l'ont essayé, combien ce retardement est important à ceux qui s'addonnent à cette occupation 2.

Il n'est point ame si chestifve et brutale, en laquelle on ne veoye reluire quelque faculté particuliere; il n'y en a point de si ensepvelie, qui ne face une saillie par quelque bout: et comment il advienne qu'une ame, aveugle et endormie à excellente à certain particulier effect, il s'en fault toutes aultres choses, se treuve vifve, claire, et

C'est-à-dire, que l'autorité y concoure avec la raison. Dans l'édition de Jean Petit-Pas, 1611, à Paris, il y a ici concure, et dans les dernières, concoure.―Je crois que le mot de concourir était encore tout nouveau du temps de Montaigne, parce qu'il ne se trouve ni dans Nicot, ni dans Cotgrave. C. 2 C'est-à-dire, de quel prix est pour eux un moment perdu. Montaigne veut parler ici d'une lettre de Pline, V, 3, ou rendant compte à un ami de la manière dont Pline l'ancien, son oncle, employait son temps à l'étude, il remarque entre autres choses, « qu'un jour un de ses amis, qui assistait avec son oncle à la lecture d'un livre, ayant arrêté le lecteur pour l'obliger à répéter quelques mots qu'il avait mal prononcés, Pline lui dit sur cela : « N'aviez-vous pas bien compris « la chose? Sans doute, répondit son ami. — Et pourquoi « donc, reprit il, l'avez-vous empêché de continuer? voilà plus de dix lignes que nous avons perdues. » Tant il était bon ménager du temps! » C.

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enquerir aux maistres. Mais les belles ames, ce | gnoistre tel que ie suis, ie fois mon effect; et si, sont les ames universelles, ouvertes, et prestes à ne m'excuse pas d'oser mettre par escript des protout; si non instruictes, au moins instruisables : pos si bas et frivoles que ceulx cy; la bassesse ce que ie dis pour accuser la mienne; car, soit du subiect m'y contrainct : qu'on accuse si on par foiblesse ou nonchalance (et de mettre à non- veult mon proiect, mais mon progrez, non; tant chaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons y a que sans l'advertissement d'aultruy, ie veoy entre mains, ce qui regarde de plus prez l'usage assez le peu que tout cecy vault et poise, et la folie de la vie, c'est chose bien esloingnee de mon de mon desseing; c'est prou que mon iugement ne dogme), il n'en est point une si inepte et si igno- se desferre point, duquel ce sont icy les essais. rante que la mienne de plusieurs telles choses Nasutus sis usque licet, sis denique nasus, vulgaires, et qui ne se peuvent sans honte ignorer. Il fault que i'en conte quelques exemples.

le suis nay et nourry aux champs, et parmy le labourage; i'ay des affaires et du mesnage en main, depuis que ceulx qui me devanceoient en la possession des biens que ie iouy, m'ont quitté leur place or ie ne sçay compter ny à iect1 ny a plume; la pluspart de nos monnoyes, ie ne les cognoy pas; ny ne sçay la difference d'un grain à l'aultre, ny en la terre, ny au grenier, si elle n'est pas trop apparente; ny à peine celle d'entre les choux et les laictues de mon iardin: ie n'entens pas seulement les noms des premiers utils du mesnage, ny les plus grossiers principes de l'agriculture, et que les enfants sçavent; moins aux arts mechaniques, en la traficque 2, et en la cognoissance des marchandises, diversité et nature des fruicts, de vins, de viandes; ny à dresser un oyseau, ny à medeciner un cheval ou un chien; et puis qu'il me fault faire la honte toute entiere, il n'y a pas un mois qu'on me surprint ignorant dequoy le levain servoit à faire du pain, et que c'estoit que faire cuver du vin. On coniectura anciennement à Athenes une aptitude à la mathematique, en celuy à qui on veoyoit ingenieusement adgencer et fagotter une charge de brossailles3: vrayement on tireroit de moy une bien contraire conclusion; car qu'on me donne tout l'apprest d'une cuisine, me voylà à la faim. Par ces traicts de ma confession, on en peult imaginer d'aultres à mes depens. Mais quel que ie me face cognoistre, pourveu que ie me face co

1 Avec des jetons. On écrit à présent jet, et ce mot est encore en usage pour signifier calcul. Le jet à la plume, dit Richelet, est plus sûr que celui des jetons. C.-La plupart des anciennes éditions portent get au lieu de iect, qui est orthographié d'une manière plus conforme au mot latin jactus, d'où il vient. E. J.

Au trafic, comme on a mis dans les dernières éditions. C. 3 Si Montaigne cite ceci de mémoire, comme il y a grande apparence, il s'est mépris en plaçant le fait à Athènes; car, selon Diogène Laërce, IX, 53, et Aulu-Gelle, V, 3, ce fut Protagoras d'Abdère que Démocrite jugea capable des sciences les plus sublimes, en lui voyant agencer artistement des fagots; et Aulu-Gelle dit même expressément que Protagoras revenait alors d'une campagne voisine d'Abdère. C.

MONTAIGNE.

Quantum noluerit ferre rogatus Atlas,
Et possis ipsum tu deridere Latinum,
Non potes in nugas dicere plura meas,
Ipse ego quam dixi: quid dentem dente iuvabit
Rodere? carne opus est, si satur esse velis.
Ne perdas operam : qui se mirantur, in illos

Virus habe; nos hæc novimus esse nihil'. le ne suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourveu que ie ne me trompe pas à les cognoistre : et de faillir à mon escient, cela m'est si ordinaire, que ie ne faulx gueres d'aultre façon; ie ne faulx gueres fortuitement. C'est peu de chose de prester à la temerité de mes humeurs les actions ineptes, puis que ie ne me puis pas deffendre d'y prester ordinairement les vicieuses.

Ie veis un iour, à Barleduc', qu'on presentoit au roy François second, pour la recommendation de la memoire de René, roy de Sicile, un pourtraict qu'il avoit luy mesme faict de soy pourquoy n'est il loisible de mesme à chascun de se peindre de la plume, comme il se peignoit d'un creon? Ie ne veulx doncques pas oublier encores cette cicatrice, bien mal propre à produire en publicque: c'est l'irresolution ; default tres incommode à la negociation des affaires du monde. Ie ne sçay pas prendre party ez entreprinses doubteuses:

Ne si, ne no, nel cor mi suona intero 3; ie sçay bien soustenir une opinion, mais non pas la choisir. Parce qu'ez choses humaines, à quelque bande qu'on penche, il se presente force appa

Soyez le plus fin critique du monde; confondez, par vos plaisanteries, Latinus lui-même: vous ne sauriez jamais dire pis de ces bagatelles que ce que j'en ai dit moi-même. Pourquoi vous tourmenter pour y trouver de quoi mordre? Attaquez quelque chose de plus solide. Si vous ne voulez pas perdre votre peine, répandez votre venin sur ceux qui s'admirent euxmêmes; car, pour moi, je sais que tout ceci n'est rien. MARTIAL, XIII, 2. — On se contente ici de faire entendre le sens de l'épigramme: l'affectation bizarre de ce style n'est certainement pas à regretter.

2 Au mois de septembre 1559. Le roi François II conduisait alors en Lorraine Claude de France, sa sœur, mariée à Charles III', duc de Lorraine. On voit, en effet, dans le Journal du Voyage de Montaigne, en 1580, à l'article Bar, tom. I, p. 15, qu'il y avoit esté aultrefois. J. V. L.

3 Le cœur ne me dit ni oui, ni non. PETRARCA, p. 208, édit. de Gabr. Giolito, Venise, 1557.

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rences qui nous y confirment (et le philosophe | Les discours de Machiavel, pour exemple, estoient Chrysippus disoit qu'il ne vouloit apprendre de assez solides pour le subiect; si y a il eu grande Zenon et Cleanthes, ses maistres, que les dogmes aysance à les combattre ; et ceulx qui l'ont faict, simplement; car quant aux preuves et raisons, n'ont pas laissé moins de facilité à combattre les qu'il en fourniroit assez de luy mesme), de quel- leurs : il s'y trouveroit tousiours, à un tel arguque costé que ie me tourne, ie me fournis tous- ment, dequoy fournir responses, dupliques, triiours assez de cause et de vraysemblance pour pliques, quadrupliques, et cette infinie contexm'y maintenir ainsi i'arreste chez moy le doubte ture de debats que nostre chicane a alongé tant et la liberté de choisir, iusques à ce que l'occa- qu'elle a peu en faveur des procez; sion me presse; et lors, à confesser la verité, ie iecte le plus souvent la plume au vent, comme on dict, et m'abbandonne à la mercy de la fortune; une bien legiere inclination et circonstance m'emporte;

Dum in dubio est animus, paulo momento huc atque
Illuc impellitur 2.

L'incertitude de mon iugement est si egualement balancee en la pluspart des occurrences, que ie compromettroy volontiers à la decision du sort et des dez; et remarque, avecques grande consideration de nostre foiblesse humaine, les exemples que l'histoire divine mesme nous a laissé de cet usage de remettre à la fortune et au hazard la determination des eslections ez choses doubteuses: sors cecidit super Matthiam3. La raison humaine est un glaive double et dangereux : et en la main mesme de Socrates, son plus intime et plus familier amy, voyez à quants de bouts c'est un baston! Ainsi, ie ne suis propre qu'à suyvre, et me laisse ay seement emporter à la foule: ie ne me fie pas assez en mes forces, pour entreprendre de commander ny guider; ie suis bien ayse de trouver mes pas tracez par les aultres. S'il fault courre le hazard d'un chois incertain, i'ayme mieulx que ce soit soubs tel qui s'asseure plus de ses opinions, et les espouse plus, que ie ne fois les miennes, ausquelles ie treuve le fondement et le plant glissant.

Et si, ne suis pas trop facile pourtant au change; d'autant que l'apperceoy aux opinions contraires une pareille foiblesse; ipsa consuetudo assentiendi periculosa esse videtur, et lubrica 5; notamment aux affaires politiques, il y a un beau champ ouvert au bransle et à la contestation:

Iusta pari premitur veluti quum pondere libra,
Prona nec hac plus parte sedet, nec surgit ab illa".

I DIOGÈNE LAERCE, VII, 179. C.

Lorsque l'esprit est dans le doute, le moindre poids le fait pencher de l'un ou de l'autre côté. TÉRENCE, Andr. acte I, sc. 6, v. 32.

3 Le sort tomba sur Matthias. Act. Apost. I, 26. 4 Voyez combien de bouts a ce bâton! C.

5 L'habitude mème de donner son assentiment parait entrainer bien des erreurs et des dangers. CIC. Acad. II, 21.

6 Ainsi, lorsque les bassins de la balance sont chargés d'un

Cædimur, et totidem plagis consumimus hostem1; les raisons n'y ayants gueres aultre fondement que l'experience, et la diversité des evenements humains nous presentant infinis exemples à toutes sortes de formes. Un seavant personnage de nostre temps dict qu'en nos almanacs, où ils disent chauld, qui vouldra dire froid, et au lieu de sec, humide, et mettre tousiours le rebours de ce qu'ils prognosticquent, s'il debvoit entrer en gageure de l'evenement de l'un ou l'aultre, qu'il ne se soulcieroit pas quel party il prinst; sauf ez choses où il n'y peult escheoir incertitude, comme de promettre à Noël des chaleurs extremes, et à la Sainct Iean des rigueurs de l'hyver. I'en pense de mesme de ces discours politiques; à quelque roolle qu'on vous mette, vous avez aussi beau ieu que vostre compaignon, pourveu que vous ne veniez à chocquer les principes trop grossiers et apparents : et pourtant, selon mon humeur, ez affaires publicques, il n'est aulcun si mauvais train, pourveu qu'il aye de l'aage et de la constance, qui ne vaille mieulx que le changement et le remuement. Nos mœurs sont extremement corrompues, et penchent d'une merveilleuse inclination vers l'empirement; de nos loix et usances, il y en a plusieurs barbares et monstrueuses: toutesfois, pour la difficulté de nous mettre en meilleur estat, et le dangier de ce croulement, si ie pouvoy planter une cheville à nostre roue et l'arrester en ce poinct, ie le feroy de bon cœur :

Nunquam adeo fœdis, adeoque pudendis Utimur exemplis, ut non peiora supersint 2. Le pis que ie treuve en nostre estat, c'est l'instabilité; et que nos loix, non plus que nos vestements, ne peuvent prendre aulcune forme arrestee. Il est bien aysé d'accuser d'imperfection une police, car toutes choses mortelles en sont pleines; il est bien aysé d'engendrer à un peuple

poids égal, elle ne penche ni ne s'élève d'aucun côté. TIBULL. IV, 41.

L'ennemi nous bat, et nous le battons à notre tour. HoR. Epist. II, 2, 97.

2 Citez l'action la plus honteuse, la plus infâme; il en est de pires encore. Juv. VIII, 183.

le mespris de ses anciennes observances; iamais homme n'entreprint cela qui n'en veinst à bout: mais d'y restablir un meilleur estat en la place de celuy qu'on a ruyné, à cecy plusieurs se sont morfondus de ceulx qui l'avoient entreprins. Ie fois peu de part à ma prudence de ma conduicte; ie me laisse volontiers mener à l'ordre publicque du monde. Heureux peuple qui faict ce qu'on commande, mieulx que ceulx qui commandent, sans se tormenter des causes; qui se laisse mollement rouler aprez le roulement celeste! l'obeïssance n'est iamais pure ny tranquille en celuy qui raisonne et qui plaide.

cognoissent aultre prix que de la doctrine, et n'advouent aultre proceder en nos esprits que celuy de l'erudition et de l'art; si vous avez prins l'un des Scipions pour l'aultre, que vous reste il à dire qui vaille? qui ignore Aristote, selon eulx, s'ignore quand et quand soy mesme : les ames communes et populaires ne veoyent pas la grace et le poids d'un discours haultain et deslié. Or ces deux especes occupent le monde. La tierce, à qui vous tumbez en partage, des ames reiglees et fortes d'elles mesmes, est si rare, que iustement elle n'a ny nom ny reng entre nous : c'est, à demy, temps perdu d'aspirer et de s'efforcer à luy plaire.

nes et saines; mais qui n'en croit autant des siennes ? L'une des meilleures preuves que i'en aye, c'est le peu d'estime que ie fois de moy; car si elles n'eussent esté bien asseurees, elles se fussent ayseement laissé piper à l'affection que ie me porte, singuliere, comme celuy qui la rameine quasi toute à moy, et qui ne l'espans gueres hors de là tout ce que les aultres en distribuent à une infinie multitude d'amis et de cognoissants, à leur gloire, à leur grandeur, ic le rapporte tout au repos de mon esprit et à moy; ce qui m'en eschappe ailleurs, ce n'est pas proprement de l'ordonnance de mon discours :

Somme, pour revenir à moy, ce seul par où ie m'estime quelque chose, c'est ce en quoy ia- On dict communement que le plus iuste parmais homme ne s'estima defaillant ma recom- tage que nature nous ayt faict de ses graces, mendation est vulgaire, commune et populaire; c'est celuy du sens; car il n'est aulcun qui ne car qui a iamais cuidé avoir faulte de sens? ce se contente de ce qu'elle luy en a distribué : n'est seroit une proposition qui impliqueroit en soy de ce pas raison? qui verroit au delà, il verroit au la contradiction : c'est une maladie qui n'est ia-delà de sa veue. Ie pense avoir les opinions bonmais où elle se veoid; elle est bien tenace et forte, mais laquelle pourtant le premier rayon de la veue du patient perce et dissipe, comme le regard du soleil un brouillas opaque : s'accuser, ce seroit s'excuser en ce subiect là; et se condemner, ce seroit s'absouldre. Il ne feut iamais crocheteur ny femmelette qui ne pensast avoir assez de sens pour sa provision. Nous recognoissons ayseement aux aultres l'advantage du courage, de la force corporelle, de l'experience, de la disposition, de la beaulté: mais l'advantage du iugement, nous ne le cedons à personne; et les raisons qui partent du simple discours naturel en aultruy, il nous semble qu'il n'a tenu qu'à regarder de ce costé là, que nous ne les ayons trouvees. La science, le style, et telles parties que nous vèoyons ez ouvrages estrangiers, nous touchons bien ayseement si elles surpassent les nostres : mais les simples productions de l'entendement, chascun pense qu'il estoit en luy de les rencontrer toutes pareilles; et en apperceoit mal ayseement le poids et la difficulté, si ce n'est, et à peine, en une extreme et incomparable distance; et qui verroit bien à clair la haulteur d'un iugement estrangier, il y arriveroit, et y porteroit le sien. Ainsi, c'est une sorte d'exercitation, de laquelle on doibt fort esperer de recommendation et de peu louange, et une maniere de composition de peu de nom. Et puis, pour qui escrivez vous? Les sçavants, à qui appartient la iurisdiction livresque, ne

I

Nous sentons, comme il y a dans l'édition in-4o de 1588, fol. 282. J. V. L.

Mihi nempe valere et vivere doctus'.

ie

Or mes opinions, ie les treuve infiniement hardies et constantes à condemner mon insuffisance. De vray, c'est aussi un subiect auquel Le monde regarde tousiours vis à vis: moy, l'exerce mon iugement autant qu'à nul aultre. replie ma veue au dedans; ie la plante, ie l'amuse là. Chascun regarde devant soy: moy, ie regarde dedans moy; ie n'ay affaire qu'à moy, ie me considere sans cesse, ie me contreroolle, ie me gouste. Les aultres vont tousiours ailleurs, s'ils y pensent bien; ils vont tousiours avant;

Nemo in sese tentat descendere 2 :

moy, ie me roule en moy mesme. Cette capacité de trier le vray, quelle qu'elle soit en moy,

959.

1 Vivre, me bien porter, voilà ma science. LUCRÈCE, V, 2 Personne ne cherche à descendre en soi-même. PERSE, IV, 23.

:

et cette humeur libre de n'assubiectir ayseement | iect fauls ie tesmoigne volontiers de mes amis ma creance, ie la dois principalement à moy; par ce que i'y treuve de louable, et d'un pied car les plus fermes imaginations que i'aye, et de valeur i̇'en fois volontiers un pied et demy; generales, sont celles qui, par maniere de dire, mais de leur prester les qualitez qui n'y sont pas, nasquirent avecques moy: elles sont naturelles et ie ne puis, ny les deffendre ouvertement des imtoutes miennes. Ie les produisis crues et simples, perfections qu'ils ont voire à mes ennemis, ie d'une production hardie et forte, mais un peu rens nettement ce que ie dois des tesmoignages trouble et imparfaicte: depuis, ie les ay establies d'honneur; mon affection se change, mon iugeet fortifiees par l'auctorité d'aultruy, et par les ment non, et ne confonds point ma querelle sains exemples des anciens ausquels ie me suis avecques aultres circonstances qui n'en sont pas; rencontré conforme en iugement; ceulx là m'en et suis tant ialoux de la liberté de mon iugement, ont asseuré la prinse, et m'en ont donné la iouïs- que mal ayseement la puis ie quitter pour passion sance et possession plus claire. La recommenda- que ce soit; ie me fois plus d'iniure en mentant, tion que chascun cherche De vivacité et promp-que ie n'en fois à celuy de qui ie mens. On retitude d'esprit, ie la pretens du reiglement : D'une action esclatante et signalee, ou de quelque particuliere suffisance; ie la pretens de l'ordre, correspondance, et tranquillité d'opinions et de mœurs. Omnino si quidquam est decorum, nihil est profecto magis, quam æquabilitas universæ vitæ, tum singularum actionum; quam | conservare non possis, si, aliorum naturam imi- | tans, omittas tuam 1.

Voylà doncques iusques où ie me sens coulpable de cette premiere partie que ie disois estre au vice de la presumption. Pour la seconde, qui consiste à N'estimer point assez aultruy, ie ne sçay si ie m'en puis si bien excuser; car, quoy qu'il me couste, ie delibere de dire ce qui en est. A l'adventure que le commerce continuel que i'ay avecques les humeurs anciennes, et l'idee de ces riches ames du temps passé, me desgouste et d'aultruy et de moy mesme; ou bien qu'à la verité nous vivons en un siecle qui ne produict les choses que bien mediocres: tant y a que ie ne cognoy rien digne de grande admiration. Aussi ne cognoy ie gueres d'hommes avecques telle privauté qu'il fault pour en pouvoir iuger; et ceulx ausquels ma condition me mesle plus ordinairement, sont, pour la pluspart, gents qui ont peu de soing de la culture de l'ame, et ausquels on ne propose, pour toute beatitude, que l'honneur, et pour toute perfection, que la vaillance.

Ce que ie veoy de beau en aultruy, ie le loue et l'estime tres volontiers: voire i'encheris souvent sur ce que i'en pense, et me permets de mentir iusques là; car ie ne sçay point inventer un sub

'S'il y a quelque chose de bienséant et d'honorable, c'est, sans contredit, une conduite uniforme et conséquente dans toutes les actions de la vie; ce qui ne peut se trouver dans un homme qui se dépouillant de son caractère, s'attache à imiter les autres. CIC. de Offic. I, 31.

Soit peut-être que le commerce, etc. E. J.

marque cette louable et genereuse coustume de la nation persienne, qu'ils parloient de leurs mortels ennemis, et à qui ils faisoient guerre à oultrance, honnorablement et equitablement, autant que portoit le merite de leur vertu.

Ie cognoy des hommes assez qui ont diverses parties belles, qui l'esprit, qui le cœur, qui l'adresse, qui la conscience, qui le langage, qui une science, qui une aultre; mais de grand homme en general, et ayant tant de belles pieces ensemble, ou une en tel degré d'excellence, qu'on le doibve admirer, ou le comparer à ceulx que nous honnorons du temps passé, ma fortune ne m'en a faict veoir nul: et le plus grand que i'aye cogneu au vif, ie dis des parties naturelles de l'ame, et le mieulx nay, c'estoit Estienne de la Boëtie; c'estoit vrayement une ame pleine, et qui monstroit un beau visage à tout sens; une ame à la vieille marque, et qui eust produict de grands effects si sa fortune l'eust voulu ; ayant beaucoup adiousté à ce riche naturel par science et estude.

Mais ie ne sçay comment il advient, et si advient sans doubte, qu'il se treuve autant de vanité et de foiblesse d'entendement en ceulx qui font profession d'avoir plus de suffisance, qui se meslent de vacations lettrees et de charges qui dependent des livres, qu'en nulle aultre sorte de gents; ou bien parce que l'on requiert et attend plus d'eulx, et qu'on ne peult excuser en eulx les faultes communes; ou bien que l'opinion du sçavoir leur donne plus de hardiesse de se produire et de se descouvrir trop avant, par où ils se perdent et se trahissent. Comme un artisan tesmoigne bien mieulx sa bestise en une riche matiere qu'il ayt entre mains, s'il l'accommode et mesle sottement et contre les reigles de son ouvrage, qu'en une matiere vile; et s'offense lon plus du default en une statue d'or qu'en celle qui est de plastre : ceulx ev en font antant lorsqu'ils mettent en avant

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