Page images
PDF
EPUB

On demanda à un philosophe qu'on surprit à mesme, «< ce qu'il faisoit : » il respondit tout froidement, « le plante un homme 1 ; » ne rougissant ' non plus d'estre rencontré en cela, que si on l'eust trouvé plantant des aulx.

[ocr errors]

C'est, comme l'estime, d'une opinion tendre, respectueuse, qu'un grand et religieux aucteur tient cette action si necessairement obligee à l'occultation et à vergongne, qu'en la licence des embrassements cyniques il ne se peult persuader que la besongne en veinst à sa fin, ains qu'elle s'arrestoit à representer des mouvements lascifs seulement, pour maintenir l'impudence de la profession de leur eschole; et que pour eslancer ce que la honte avoit contrainct et retiré, il leur estoit encores aprez besoing de chercher l'umbre. Il n'avoit pas veu assez avant en leur desbauche: car Diogenes exerceant en public sa masturbation, faisoit souhait, en presence du peuple assistant, « de pouvoir ainsi saouler son ventre en le frottant 3. » A ceulx qui luy demandoient pourquoy il ne cherchoit lieu plus commode à manger qu'en pleine rue : « C'est, respondoit il, que i'ay faim en pleine rue 4. » Les femmes philosophes qui se mesloient à leur secte, se mesloient aussi à leur personne, en tout lieu, sans discretion; et Hipparchia ne feut receue en la societé de Crates, qu'à condition de suyvre en toutes choses les uz et coustumes de sa reigle 5. Ces philosophes icy donnoient extreme prix à la vertu, et refusoient toutes aultres disciplines que la morale: si est ce qu'en toutes actions ils attribuoient la souveraine auctorité à l'eslection de leur sage, et au dessus des loix; et n'ordonnoient aux voluptez aultre bride, que la moderation et la conservation de la liberté d'aultruy.

Heraclitus et Protagoras 6, de ce que le vin semble amer au malade, et gratieux au sain; l'aviron tortu dans l'eau, et droict à ceulx qui le veoyent hors de là, et de pareilles apparences contraires qui se treuvent aux subiects, argumenterent que touts subiects avoient en eulx les causes qui voulut gratis approcher de ta femme, tant qu'on en avait la liberté; mais depuis que tu la fais garder, les amants l'assiégent: tu es un homme ingénieux! MARTIAL, I, 74.

Ce conte qu'on fait de Diogène le cynique se débite tous les jours en conversation, et a passé dans plusieurs livres modernes: mais si l'on en croit Bayle, « il n'est fondé sur le té

moignage d'aucun ancien écrivain. » Voyez son Dictionnaire,

art. Hipparchia, rem. D, p. 1473, éd. de 1720. C.

2 S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, XIV, 20. Le passage latin de ce saint évêque est pour le moins aussi licencieux que le français de Montaigne. C.

3 DIOG. LAERCE, VI, 69. C.

4 ID. VII, 58. C.

5 ID. VI, 96. C.

6 SEXTUS EMPIR. Pyrrh. hypot. I, 29 et 32. C.

de ces apparences; et qu'il y avoit au vin quelque amertume qui se rapportoit au goust du malade; en l'aviron, certaine qualité courbe se rapportant à celuy qui le regarde dans l'eau, et ainsi de tout le reste qui est dire que tout est en toutes choses, et par consequent rien en aulcune; car rien n'est, où tout est.

Cette opinion me ramentoit l'experience que nous avons, qu'il n'est aulcun sens ny visage, ou droict, ou amer, ou doulx, ou courbe, que l'esprit humain ne treuve aux escripts qu'il entreprend de fouiller : en la parole la plus nette, pure et parfaicte qui puisse estre, combien de faulseté et de mensonge a lon faict naistre! quelle heresie n'y a trouvé des fondements assez et tesmoignages pour entreprendre et pour se maintenir? C'est pour cela que les aucteurs de telles erreurs ne se veulent iamais despartir de cette preuve du tesmoignage de l'interpretation des mots. Un personnage de dignité, me voulant approuver par auctorité cette queste de la pierre philosophale où il est tout plongé, m'allegua dernierement cinq ou six passages de la Bible sur lesquels il disoit s'estre premierement fondé pour la descharge de sa conscience (car il est de profession ecclesiastique); et à la verité l'invention n'en estoit pas seulement plaisante, mais encores bien proprement accommodee à la deffense de cette belle science.

Par cette voye se gaigne le credit des fables divinatrices: il n'est prognosticqueur, s'il a cette auctorité qu'on le daigne feuilleter, et rechercher curieusement touts les plis et lustres de ses paroles, à qui on ne fasse dire tout ce qu'on vouldra, comme aux sibylles; il y a tant de moyens d'interpretation, qu'il est mal aysé que, de biais ou de droict fil, un esprit ingenieux ne rencontre en tout subiect quelque air qui luy serve à son poinct pourtant se treuve un style nubileux et doubteux en si frequent et ancien usage1. Que l'aucteur puisse gaigner cela, d'attirer et embesongner à soy la posterité, ce que non seulement la suffisance, mais autant, ou plus, la faveur fortuite de la matiere peult gaigner; qu'au demourant il se presente, par bestise, ou par finesse, un peu obscurement et diversement; ne luy couants, en exprimeront quantité de formes, chaille nombre d'esprits, le beluttants et seselon, ou à costé, ou au contraire de la sienne, qui luy feront toutes honneur; il se verra enrichy des moyens de ses disciples, comme les regents

ou

1 C'est-à-dire, voilà pourquoi le style obscur et équivoque est d'un usage si fréquent et si ancien.

du landy. C'est ce qui a faict valoir plusieurs | toit ny doulx ny amer. Les pyrrhoniens dichoses de neant, qui a mis en credit plusieurs escripts, et les a chargez de toute sorte de matiere qu'on a voulu; une mesme chose recevant mille et mille, et autant qu'il nous plaist d'images et considerations diverses.

Est il possible qu'Homere ayt voulu dire tout ce qu'on luy faict dire; et qu'il se soit presté à tant et si diverses figures, que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gents qui traictent sciences, pour diversement et contrairement qu'ils les traictent, s'appuyent de luy, s'en rapportent à luy? maistre general à touts offices, ouvrages, et artisans; general conseiller à toutes entreprinses: quiconque a eu besoing d'oracles et de predictions, en y a trouvé pour son faict. Un personnage sçavant, et de mes amis, c'est merveille quels rencontres et combien admirables il y faict naistre en faveur de nostre religion; et ne se peult ayseement despartir de cette opinion, que ce ne soit le desseing d'Homere; si luy est cet aucteur aussi familier qu'à homme de nostre siecle et ce qu'il treuve en faveur de la nostre, plusieurs anciennement l'avoient trouvé en faveur des leurs. Veoyez demener et agiter Platon : chascun s'honnorant de l'appliquer à soy, le couche du costé qu'il veult; on le promeine et l'insere à toutes les nouvelles opinions que le monde receoit; et le differente lon à soy mesme, selon le different cours des choses; l'on faict desadvouer à son sens les mœurs licites en son siecle, d'autant qu'elles sont illicites au nostre tout cela vifvement et puissamment, autant qu'est puissant et vif l'esprit de l'interprete. Sur ce mesme fondement qu'avoit Heraclitus3 et cette sienne sentence, «Que toutes choses avoient en elles les visages qu'on y trouvoit,» Democritus en tiroit une toute contraire conclusion, c'est « Que les subiects n'avoient du tout rien de ce que nous y trouvions; » et de ce que le miel estoit doulx à l'un et amer à l'aultre, il argumentoit qu'il n'es

[ocr errors]

1 Landy ou landit se prend ici pour le salaire que les écoliers donnaient à leur maître. Il signifie aussi la foire de SaintDenis. Voyez MÉNAGE, dans son Dictionnaire étymologique. C. Coste aurait dù ajouter que ce salaire, ou présent du Landy, s'appelait ainsi parce qu'il se donnait à l'époque de la fête et de la foire du Landy; que c'est pour cela qu'on traduisait, en latin, Landy par Minerval; et qu'on appelait, en terme d'écolier, frippelandis, les écoliers qui frustraient leurs régents de ce présent. E. J.

Et on le met en opposition à lui-même, etc. C'est ce qu'emporte ici le mot différenter, que je n'ai pu trouver que dans le Dictionnaire françois et anglois de Cotgrave. C. 3 SEXTUS EMPIR. Pyrrh. hypot. I, 29. C.

roient, qu'ils ne sçavent s'il est doulx ou amer, ou ny l'un ny l'aultre, ou touts les deux; car ceulx cy gaignent tousiours le hault poinct de la dubitation. Les cyrenayens' tenoient que rien n'estoit perceptible par le dehors, et que cela estoit seulement perceptible qui nous touchoit par l'interne attouchement, comme la douleur et la volupté; ne recognoissants ny ton, ny conleur, mais certaines affections seulement qui nous en venoient; et que l'homme n'avoit aultre siege de son iugement. Protagoras estimoit « estre vray à chascun ce qui semble à chascun 3. » Les epicuriens logent aux sens tout iugement, et en la notice des choses, et en la volupté. Platon a voulu, le iugement de la verité, et la verité mesme, retiree des opinions et des sens, appartenir à l'esprit et à la cogitation.

Ce propos m'a porté sur la consideration des sens, ausquels gist le plus grand fondement et preuve de nostre ignorance. Tout ce qui se cognoist, il se cognoist sans doubte par la faculté du cognoissant; car puis que le iugement vient de l'operation de celuy qui iuge, c'est raison que cette operation il la parface par ses moyens et volonté, non par la contraincte d'aultruy, comme il adviendroit si nous cognoissions les choses par la force et selon la loy de leur essence. Or toute cognoissance s'achemine en nous par les sens; ce sont nos maistres :

Via qua munita fidei Proxima fert humanum in pectus, templaque mentis3: la science commence par eulx, et se resoult en eulx. Aprez tout, nous ne sçaurions non plus qu'une pierre, si nous ne sçavions qu'il y a son, odeur, lumiere, saveur, mesure, poids, mol· lesse, dureté, aspreté, couleur, polisseure, largeur, profondeur: voylà le plan et les principes de tout le bastiment de nostre science; et selon aulcuns, Science n'est rien aultre chose que Sentiment. Quiconque me peult poulser à contredire les sens, il me tient à la gorge; il ne me sçauroit faire reculer plus arriere : les sens sont le commencement et la fin de l'humaine cognois

sance :

Invenies primis ab sensibus esse creatam

I SEXTUS EMPIR. Adv. math. c. 165. C.

2 Ou cyrénaiques. Voy. CICÉRON, Acad. II, 7. C.
3 CIC. Acad. II, 46. C.

4 C'est le résultat de ce que Platon dit au long dans le Phe don, p. 66, etc. et dans le Théétète, p. 186, etc. C.

5 Ce sont les voies par lesquelles l'évidence pénètre dans le sanctuaire de l'esprit humain. LUCRÈCE, V, 103.

Notitiam veri; neque sensus posse refelli.....
Quid maiore fide porro, quam sensus, haberi
Debet'?

tous

possible de luy faire desirer la veue et regretter son default: parquoy nous ne debvons prendre aulcune asseurance de ce que nostre ame est contente et satisfaicte de ceulx que nous avons ; veu qu'elle n'a pas dequoy sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aveugle,ar discours, argument, ny similitude, qui loge en son imagination aulcune apprehension de lumiere, de couleur, et de veue: il n'y a rien plus arriere qui puisse poulser le sens en evidence. Les aveu

Qu'on leur attribue le moins qu'on pourra, iours faudra il leur donner cela, que par leur voye et entremise, s'achemine toute nostre instruction. Cicero dict' que Chrysippus ayant essayé de rabbattre de la force des sens et de leur vertu, se representa à soy mesme des arguments au contraire, et des oppositions si vehementes, qu'il n'y peut satisfaire : sur quoy Carneades, qui maintenoit le contraire party, segles nayz qu'on veoid desirer à veoir, ce n'est vantoit de se servir des armes mesmes et paroles de Chrysippus pour le combattre, et s'escrioit à cette cause contre luy : « O miserable, ta force t'a perdu 3 ! » Il n'est aulcun absurde, selon nous, plus extreme, que de maintenir que le feu n'eschauffe point, que la lumiere n'esclaire point, qu'il n'y a point de pesanteur au fer ny de fermeté, qui sont notices que nous apportent les sens; ny creance ou science en l'homme qui se puisse comparer à celle là en certitude.

La premiere consideration que i'ay sur le subiect des sens, est que ie mets en doubte que l'homme soit pourveu de touts sens naturels. Ie veoy plusieurs animaulx qui vivent une vie entiere et parfaicte, les uns sans la veue, aultres sans l'ouye qui sçait si, à nous aussi, il ne manque pas encores un, deux, trois, et plusieurs aultres sens? Car s'il en manque quelqu'un, nostre discours n'en peult descouvrir le default. C'est le privilege des sens d'estre l'extreme borne de nostre appercevance: il n'y a rien au delà d'eulx qui nous puisse servir à les descouvrir; voire ny l'un des sens ne peult descouvrir l'aultre :

An poterunt oculos aures reprehendere? an aures
Tactus? an hunc porro tactum sapor arguet oris ?
An confutabunt nares, oculive revincent 4?

ils font trestouts la ligne extreme de nostre fa-
culté :

[blocks in formation]

pas pour entendre ce qu'ils demandent : ils ont apprins de nous qu'ils ont à dire quelque chose, qu'ils ont quelque chose à desirer qui est en nous, laquelle ils nomment bien, et ses effects et consequences; mais ils ne sçavent pourtant pas que c'est, ny ne l'apprehendent' ny prez ny loing.

l'ay veu un gentilhomme de bonne maison, aveugle nay, au moins aveugle de tel aage qu'il ne sçait que c'est que de veue : il entend si peu ce qui luy manque, qu'il use et se sert comme nous des paroles propres au veoir, et les applique d'une mode toute sienne et particuliere. On lui presentoit un enfant duquel il estoit parrain; l'ayant prins entre ses bras : « Mon Dieu, dict il, le bel enfant! qu'il le faict beau veoir ! qu'il a le visage gay! » Il dira, comme l'un d'entre nous : « Cette salle a une belle veue; il faict clair; il faict beau soleil. » Il y a plus: car, parce que ce sont nos exercices que la chasse, la paulme, la bute 2, et qu'il l'a ouy dire, il s'y affectionne, s'y empesche, et croit y avoir la mesme part que nous y avons : il s'y picque et s'y plaist; et ne les receoit pourtant que par les aureilles. On luy crie que voylà un lievre, quand on est en quelque belle splanade où il puisse picquer; et puis on luy dict encores que voylà un lievre prins le voylà aussi fier de sa prinse, comme il oit dire aux aultres qu'ils le sont. L'esteuf3, il le prend à la main gauche, et le poulse à tout sa raquette: de la arquebuse, il en tire à l'adventure, et se paye de ce que ses gents luy disent qu'il est ou hault ou costier.

Que sçait on si le genre humain faict une sottise pareille, à faulte de quelque sens, et que par ce default la pluspart du visage des choses

I Ne le saisissent, ne le conçoivent de près, ni de loin. 2 La bute: ce mot a signifié, 1o la butte où l'on tire de l'arquebuse: 2o l'exercice même de l'arquebuse; c'est dans ce dernier sens qu'il est pris ici. E. J.

3 Balle pour le jeu de paume.

4 Qu'il a tiré haut, ou à côté du but. E. J.

:

sens,
ou de deux, ou de trois, si elle est en nous.
Nous avons formé une verité par la consultation
et concurrence de nos cinq sens : mais à l'adven-
ture falloit il l'accord de huict ou de dix sens,
et leur contribution, pour l'apperceveoir certaine-
ment et en son essence.

Quidquid id est, nihilo fertur maiore figura,

nous soit caché? Que sçait on si les difficultez que nous trouvons en plusieurs ouvrages de nature viennent de là? et si plusieurs effects des animaulx, qui excedent nostre capacité, sont produicts par la faculté de quelque sens que nous ayons à dire1? et si aulcuns d'entre eux ont une vie plus pleine par ce moyen, et plus en- Les sectes qui combattent la science de l'homme, tiere que la nostre? Nous saisissons la pomme elles la combattent principalement par l'incertiquasi par touts nos sens2; nous y trouvons de tude et foiblesse de nos sens : car puis que toute la rougeur, de la polisseure, de l'odeur et de la cognoissance vient en nous par leur entremise et doulceur oultre cela, elle peult avoir d'aultres moyen, s'ils faillent au rapport qu'ils nous font, vertus, comme d'asseicher ou restreindre, aus- s'ils corrompent ou alterent ce qu'ils nous charquelles nous n'avons point de sens qui se puisse rient du dehors, si la lumiere, qui par eulx s'esrapporter. Les proprietez que nous appellons coule en nostre ame, est obscurcie au passage, occultes en plusieurs choses, comme à l'aimant nous n'avons plus que tenir. De cette extreme difd'attirer le fer, n'est il pas vraysemblable qu'il ficulté sont nees toutes ces fantasies, « Que chasy a des facultez sensitifves en nature propres à que subiect a en soy tout ce que nous y trouvons; les iuger et à les apperceveoir, et que le default Qu'il n'a rien de ce que nous y pensons trouver : » de telles facultez nous apporte l'ignorance de la et celle des epicuriens, « Que le soleil n'est non vraye essence de telles choses? C'est, à l'adven-plus grand que ce que nostre veue le iuge : ture, quelque sens particulier qui descouvre aux coqs l'heure du matin et de minuict, et les esmeut à chanter; qui apprend aux poules, avant tout usage et experience, de craindre un esparvier, et non une oye ny un paon, plus grandes bestes; qui advertit les poulets de la qualité hostile qui est au chat contre eulx, et à ne se desfier du chien; s'armer contre le miaulement, voix aulcunement flatteuse, non contre l'abbayer, voix aspre et querelleuse; aux freslons, aux fourmis, et aux rats, de choisir tousiours le meilleur fromage et la meilleure poire, avant que d'y avoir tasté, et qui achemine le cerf, l'elephant, le serpent, à la cognoissance de certaine herbe propre à leur guarison. Il n'y a sens qui n'ayt une grande domination, et qui n'apporte par son moyen un nombre infiny de cognoissances. Si nous avions à dire l'intelligence des sons, de l'harmonie et de la voix, cela apporteroit une confusion inimaginable à tout le reste de nostre science car oultre ce qui est attaché au propre effect de chasque sens, combien d'arguments, de consequences et de conclusions tirons nous aux aultres choses, par la comparaison d'un sens à l'aultre! Qu'un homme entendu imagine l'humaine nature produicte originellement sans la veue, et discoure combien d'ignorance et de trouble luy apporteroit un tel default, combien de tenebres et d'aveuglement en nostre ame; on verra par là combien nous importe à la cognoissance de la verité, la privation d'un aultre tel

1 Que nous ayons à regretter, qui nous manque. 2 SEXTUS EMPIR. Pyrrh. hypot. I, 14. C.

et chercher

Quam, nostris oculis quam cernimus, esse videtur':
Que les apparences qui representent un corps
grand à celuy qui en est voysin, et plus petit à ce-
luy qui en est esloingné, sont toutes deux vrayes:
Nec tamen hic oculos falli concedimus hilum.....
Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli2:
et resoluement, Qu'il n'y a aulcune tromperie aux
sens; qu'il fault passer à leur mercy,
ailleurs des raisons pour excuser la difference et
contradiction que nous y trouvons; voire inven-
ter toute aultre mensonge et resverie ( ils en vien-
nent iusques là), plustost que d'accuser les sens.»
Timagoras 3iuroit que pour presser ou biaiser son
œil, il n'avoit iamais apperceu doubler la lumiere
de la chandelle, et que cette semblance venoit du
vice de l'opinion, non de l'instrument. De toutes
les absurditez la plus absurde, aux epicuriens *,
est desadvouer la force et l'effect des sens :

Proinde, quod in quoque est his visum tempore, verum
Et si non poterit ratio dissolvere causam,
[ est.
Cur ea, quæ fuerint iuxtim quadrata, procul sint
Visa rotunda; tamen præstat rationis egentem
Reddere mendose causas utriusque figuræ,
Quam manibus manifesta suis emittere quæquam,
Et violare fidem primam, et convellere tota
Fundamenta, quibus nixatur vita, salusque :
Non modo enim ratio ruat omnis; vita quoque ipsa
Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis,

• Montaigne vient de traduire ces vers. LUCRÈCE, V, 577. 2 Nous ne convenons pas pour cela que les yeux se trompent. Ne leur imputons donc pas les erreurs de l'esprit. LUCRÈCE, IV, 380, 387.

3

CIC. Acad. II, 25. C.

4 C'est-à-dire, au jugement des épicuriens. C.

Præcipitesque locos vitare, et cetera, quæ sint
In genere hoc fugienda'.

Ce conseil desesperé, et si peu philosophique, ne represente aultre chose, sinon que l'humaine science ne se peult maintenir que par raison desraisonnable, folle et forcenee; mais qu'encores vault il mieulx que l'homme, pour se faire valoir, s'en serve, et de tout aultre remede tant fantastique soit il, que d'advouer sa necessaire bestise: verité si desadvantageuse. Il ne peult fuyr que les sens ne soient les souverains maistres de sa cognoissance : mais ils sont incertains, et falsifiables à toutes circonstances; c'est là où il fault battre à oultrance, et si les forces iustes luy faillent, comme elles font, y employer l'opiniastreté, la temerité, l'impudence. Au cas que ce que disent les epicuriens soit vray, à sçavoir, « Que nous n'avons pas de science, si les apparences des sens sont faulses; » et que ce que disent les stoïciens soit vray aussi, « Que les apparences des sens sont si faulses, qu'elles ne nous peuvent produire aulcune science >> nous conclurons, aux despens de ces deux grandes sectes dogmatistes, Qu'il n'y a point de science.

Quant à l'erreur et incertitude de l'operation des sens, chascun s'en peult fournir autant d'exemples qu'il lui plaira : tant les faultes et tromperies qu'ils nous font sont ordinaires. Au retentir d'un valon, le son d'une trompette semble venir devant nous, qui vient d'une lieue derriere :

Exstantesque procul medio de gurgite montes,
Classibus inter quos liber patet exitus, iidem
Apparent, et longe divolsi licet, ingens
Insula coniunctis tamen ex his una videtur.....
Et fugere ad puppim colles campique videntur,
Quos agimus præter navim, velisque volamus.....
Ubi in medio nobis equus acer obhæsit
Flumine, equi corpus transversum ferre videtur
Vis, et in adversum flumen contrudere raptim2 :

Les rapports des sens sont vrais en tout temps. Si la raison ne peut expliquer pourquoi les objets qui sont carrés de près paraissent ronds dans l'éloignement, il vaut mieux, au défaut d'une solution vraie, donner une fausse raison de cette double apparence, que de laisser échapper l'évidence de ses

mains, que de détruire tous les principes de la crédibilité, que de ruiner cette base sur laquelle sont fondées notre vie et notre conservation: car ne croyez pas qu'il ne s'agisse que des intérêts de la raison; la vie elle-même ne se conserve qu'en évitant, sur le rapport des sens, les précipices et les autres objets nuisibles. LUCRÈCE, IV, 500.

2 Une chaine de montagnes élevées au-dessus de la mer, entre lesquelles des flottes entières trouveraient un libre passage, ne nous paraissent de loin qu'une même masse; et quoique trés-distantes l'une de l'autre, elles se réunissent à l'œil sous l'aspect d'une grande île. Les collines et les campagnes que nous côtoyons, en naviguant à pleines voiles, semblent fuir vers la poupe... Si votre coursier s'arrête au milieu d'un fleuve, le cheval vous paraîtra emporté par une force étrangère contre le courant. LUCRÈCE, IV, 398, 390, 421.

MONTAIGNE.

A manier une balle d'arquebuse soubs le second doigt, celuy du milieu estant entrelassé par dessus, il fault extremement se contraindre pour advouer qu'il n'y en ait qu'une, tant le sens nous en represente deux. Car que les sens soient maintesfois maistres du discours, et le contraignent de recevoir des impressions qu'il sçait et iuge estre faulses, il se veoid à touts coups. Ie laisse à part celuy de l'attouchement, qui a ses functions plus voysines, plus vifves et substantielles, qui renverse tant de fois, par l'effect de la douleur qu'il apporte au corps, toutes ces belles resolutions stoïques, et contrainct de crier au ventre celuy qui a estably en son ame ce dogme avecques toute resolution, «Que la cholique, comme toute aultre maladie et douleur, est chose indifferente, n'ayant la force de rien rabbattre du souverain bonheur et felicité en laquelle le sage est logé par sa vertu ; » il n'est cœur si mol, que le son de nos tabourins et de nos trompettes n'eschauffe, ny si dur, que la doulceur de la musique n'esveille et ne chatouille; ny ame si revesche, qui ne se sente touchee de quelque reverence à considerer cette vastité sombre de nos eglises, la diversité d'ornements et ordre de nos cerimonies, et ouyr le son devotieux de nos orgues, et l'harmonie si posee et religieuse de nos voix : ceulx mesmes qui y entrent avecques mespris sentent quelque frisson dans le cœur, et quelque horreur, qui les met en desfiance de leur opinion. Quant à moy, ie ne m'estime point assez fort pour ouyr en sens rassis des vers d'Horace et de Catulle, chantez d'une voix suffisante par une belle et ieune bouche: et Zenon' avoit raison de dire que la voix estoit la fleur de la beaulté. On m'a voulu faire accroire qu'un homme, que touts nous aultres François cognoissons, m'avoit imposé, en me recitant des vers qu'il avoit faicts; qu'ils n'estoient pas tels sur le papier qu'en l'air, et que mes yeulx en feroient contraire iugement à mes aureilles; tant la prononciation a de credit à donner prix et façon aux ouvrages qui passent à sa mercy! Sur quoy Philoxenus ne feut pas fascheux 2, en ce qu'oyant un liseur donner mauvais ton à quelque sienne composition, il se print à fouler aux pieds et casser de la brique qui estoit à luy, disant : « le romps ce qui est à toy, comme tu corromps ce qui est à moy 3. » A quoy faire, ceulx mesmes qui se sont donné la mort d'une certaine resolution, destournoient ils la face pour ne veoir le coup qu'ils se

1 DIOG. LAERCE, IV, 23. C.

2 Ne fut pas blámable, n'eut pas tort. E. J. 3 DIOG. LAERCE, IV, 36. C.

20

« PreviousContinue »