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spirituels, nayz divinement au ventre des pucelles; et portent un nom qui le signifie en leur langue.

Il nous fault noter qu'à chasque chose il n'est rien plus cher et plus estimable que son estre (le lyon, l'aigle, le daulphin, ne prisent rien au dessus de leur espece); et que chascune rapporte les qualitez de toutes aultres choses à ses propres qualitez; lesquelles nous pouvons bien estendre et raccourcir, mais c'est tout; car hors de ce rapport et de ce principe, nostre imagination ne peult aller, ne peult rien diviner aultre, et est impossible qu'elle sorte de là et qu'elle passe au delà : d'où naissent ces anciennes conclusions : « De toutes formes, la plus belle est celle de l'homme;

haulte region. Tam blanda conciliatrix, et tam sui est lena ipsa natura1 !

Or doncques, par ce mesme train, pour nous sont les destinees, pour nous le monde; il luict, il tonne pour nous; et le createur et les creatures, tout est pour nous : c'est le but et le poinct où vise l'université des choses. Regardez le registre deux mille ans et plus, que la philosophie a tenu, des affaires celestes: les dieux n'ont agi, n'ont parlé que pour l'homme; elle ne leur attribue aultre consultation et aultre vacation. Les voylà contre nous en guerre :

Domitosque Herculea manu
Telluris iuvenes, unde periculum

Fulgens contremuit domus

Saturni veteris 2:

Dieu doncques est de cette forme. Nul ne peult Les voycy partisans de nos troubles, pour nous

3

estre heureux sans vertu; ny la vertu estre sans raison; et nulle raison loger ailleurs qu'en l'humaine figure: Dieu est doncques revestu de l'humaine figure. » Ita est informatum anticipade tumque mentibus nostris, ut homini, quum Deo cogitet, forma occurrat humana. Pourtant disoit plaisamment Xenophanes 3, que si les animaulx se forgent des dieux, comme il est vraysemblable qu'ils facent, ils les forgent certainement de mesme eulx, et se glorifient comme nous. Car pourquoy ne dira un oyson ainsi : «< Toutes les pieces de l'univers me regardent; la terre me sert à marcher, le soleil à m'esclairer, les estoiles à m'inspirer leurs influences; i'ay telle commodité des vents, telle des eaux; il n'est rien que cette voulte regarde si favorablement que moy; ie suis le mignon de nature? Est-ce pas l'homme qui me traicte, qui me loge, qui me sert? c'est pour moy qu'il faict et semer et mouldre; s'il me mange, aussi faict il bien l'homme son compaignon, et si fois ie moy les vers qui le tuent et qui le mangent. » Autant en diroit une grue 4; et plus magnifiquement encores, pour la liberté de son vol, et la possession de cette belle et

ICIC. de Nat. deor. I, 18. C.

2 C'est une habitude et un préjugé de notre esprit, que nous ne pouvons penser à Dieu sans nous le représenter sous une forme humaine. CIC. ibid. 27.

3 EUSEBE, Prép. évangél. XIII, 13. C.

4 Montaigne se trouve ici de nouveau en contradiction avec celui dont il fait l'apologie. Sebond, dans sa Théologie naturelle, s'exprime ainsi, chap. 97, fol. 99, édit. de 1581: << Le ciel te dict (à l'homme): le te fournis de lumière le iour, à fin que tu veilles, d'umbre la nuict, à fin que tu dormes et reposes: pour ta recreation et commodité, ie renouvelle les saisons, ie te donne la fleurissante doulceur du printemps, la chaleur de l'esté, la fertilité de l'automne, les froidures de l'hiver... L'air : le te communique la respiration vitale, et offre à ton obeissance tout le genre de mes oyseaux. L'eau : le te fournis dequoy boire, dequoy te laver. La terre le te soutiens; tu as de moi le pain dequoy se nourrissent tes

rendre la pareille de ce que tant de fois nous sommes partisans des leurs :

Neptunus muros, magnoque emota tridenti
Fundamenta quatit, totamque a sedibus urbem
Eruit; hic Juno Scaas sævissima portas
Prima tenet 3.

Les Cauniens, pour la ialousie de la domination de leurs dieux propres, prennent armes en dos le iour de leur devotion, et vont courant toute leur banlieue, frappants l'air par cy par là, à tout leurs glaives, pourchassants ainsin à oultrance, et bannissants les dieux estrangiers de leur territoire 4. Leurs puissances sont retrenchees selon nostre necessité: qui guarit les chevaulx, qui les hommes, qui la peste, qui la teigne, qui la toux, qui une sorte de galle, qui une aultre; adeo minimis etiam rebus prava religio inserit deos! qui faict naistre les raisins, qui les aulx; qui a la charge de la paillardise, qui de la marchandise; à chasque race d'artisans, un dieu; qui a sa province en orient et son credit, qui en ponent:

Hic currus fuit;

Hic illius arma,

forces, le vin dequoy tu esiouïs tes esprits, etc. etc. »> Montaigne, plusieurs fois encore, semble réfuter plutôt que défendre l'auteur qu'il a traduit. Lorsqu'il intitula ce chapitre Apologie de Raimond Sebond, il avait sans doute oublié de le relire; car on sait qu'il manquait de mémoire. J. V. L.

Tant la nature, adroite et indulgente, porte tous les êtres

à s'aimer eux-mêmes! Cic. de Nat. deor. I, 27.

2 Les enfants de la terre firent trembler l'auguste palais du vieux Saturne, et tombèrent enfin sous le bras d'Hercule. HOR. Od. II, 12, 6.

3 Neptune, de son trident redoutable, ébranle les murs de Troie, et renverse de fond en comble cette cité superbe; plus loin, l'impitoyable Junon occupe les portes Scées. VIRGILE, Énéide, II, 610.

4 HERODOTE, I, 172. J. V. L.

5 Tant la superstition aime à placer la Divinité même dans les plus petites choses! TITE-LIVE, XXVII, 23.

6 Là étaient les armes et le char de Junon. Énéide, I, 16

O sancte Apollo, qui umbilicum certum terrarum obtines! | deration de ce subiect, Scevola, grand pontife,

Pallada Cecropidæ, Minoïa Creta Dianam,

Vulcanum tellus Hypsipylea colit, Junonem Sparte, Pelopeïadesque Mycena; Pinigerum Fauni Manalis ora caput; Mars Latio venerandus erat 2:

qui n'a qu'un bourg ou une famille en sa possession; qui loge seul, qui en compaignie ou volontaire ou necessaire,

Iunctaque sunt magno templa nepotis avo3:

et Varron, grand theologien, en leur temps: « Qu'il est besoing que le peuple ignore beaucoup de choses vrayes, et en croye beaucoup de faulses » quum veritatem, qua liberetur, inquirat; credatur ei expedire, quod fallitur1. Les yeulx humains ne peuvent appercevoir les choses que par les formes de leur cognoissance : et ne nous souvient pas quel sault print le miserable Phaethon, pour avoir voulu manier les resnes des chevaulx de son pere d'une main mortelle? Nostre esprit retumbe en pareille profondeur, se dissipe et se froisse de mesme, par sa temerité. Si vous demandez à la philosophie de quelle matiere est le ciel et le soleil : que vous respondra elle, si

il en est de si chestifs et si populaires (car le nombre s'en monte iusques à trente six mille), qu'il en fault entasser bien cinq ou six à produire un espic de bled, et en prennent leurs noms divers trois à une porte, celuy de l'ais, celuy du gond, celuy du seuil; quatre à un enfant, protec-non de fer, ou, avecques Anaxagoras', de pierre, teurs de son maillot, de son boire, de son manger, de son tetter: aulcuns certains, aulcuns incertains et doubteux; aulcuns qui n'entrent pas encores en paradis :

Quos, quoniam cœli nondum dignamur honore, Quas dedimus, certe terras habitare sinamus 5: il en est de physiciens, de poëtiques, de civils: aulcuns, moyens entre la divine et l'humaine nature, mediateurs, entremetteurs de nous à Dieu; adorez par certain second ordre d'adoration et diminutif; infinis en tiltres et offices; les uns bons, les aultres mauvais : il en est de vieux et cassez, 6 et en est de mortels; car Chrysippus estimoit qu'en la derniere conflagration du monde, touts les dieux auroient à finir, sauf Iupiter. L'homme forge mille plaisantes societez entre Dieu et luy est il pas son compatriote?

Iovis incunabula Creten 7.

Voycy l'excuse que nous donnent, sur la consi

1 Vénérable Apollon, qui habitez le centre du monde. Cic. de Divin. II, 56. Delphes passait pour le nombril ou le centre de la terre, peut-être par un abus du mot d'exqus, uterus. Voyez TITE-LIVE, XXXVIII, 48, XLI, 23; OVIDE, Métam. X, 168, XV, 630; STACE, Thébaïde, I, 118, etc. J. V. L.

2 Athènes adore Pallas; l'ile de Minos, Diane; Lemnos, le dieu du feu. Sparte et Mycène honorent Junon. Pan est le dieu du Ménale, et Mars celui du Latium. OVIDE, Fast. III,

81.

3 Et le temple du petit-fils est réuni à celui de son divin aleul. In. ibid. 1, 294.

4 Montaigne a pris cela dans Hésiode, Opera et Dies, vers 252; mais Hésiode n'en compte que trente mille sur quoi Maxime de Tyr observe qu'Hésiode a fait trop petit le nombre des dieux, vu qu'il y en a une multitude innombrable (Dissert. 1). Voyez aussi Varron, dans S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, IV, 31. N.

5 Puisque nous ne les jugeons pas encore dignes d'être admis dans le ciel, permettons-leur d'habiter les terres que nous leur avons accordées. OVIDE, Métam. I, 194.

99.

6 PLUTARQUE, Des communes conceptions, etc. c. 27. C. 7 L'ile de Crète, berceau de Jupiter. OVIDE, Métam. VIII,

ou aultre estoffe de son usage? S'enquiert on à Zenon, que c'est que nature? « Un feu, dict il3, artiste, propre à engendrer, procedant reigleement. » Archimedes, maistre de cette science qui s'attribue la presseance sur toutes les aultres en verité et certitude: « Le soleil, dict il, est un dieu de fer enflammé. » Voylà pas une belle imagina tion produicte de la beaulté et inevitable necessité des demonstrations geometriques! non pourtant si inevitable et utile, que Socrates 4 n'ayt estimé qu'il suffisoit d'en sçavoir iusques à pouvoir arpenter la terre qu'on donnoit et recevoit ; et que Polyænus, qui en avoit esté fameux et illustre docteur, ne les ayt prinses à mespris, comme pleines de faulseté et de vanité apparente, aprez qu'il eut gousté les doulx fruicts des jardins poltronesques d'Epicurus. Socrates, en Xenophon 6, sur ce propos d'Anaxagoras, estimé par l'antiquité entendu au dessus de touts aultres ez choses celestes et divines, dict qu'il se troubla du cerveau, comme font touts hommes qui perscrutent immodereement les cognoissances qui ne sont de leur appartenance : sur ce qu'il faisoit le soleil une pierre ardente, il ne s'advisoit pas qu'une pierre ne luict point au feu; et qui pis est, qu'elle s'y consomme en ce qu'il faisoit un du soleil et du feu; que le feu ne noircit

1 Comme il ne cherche la vérité que pour se délivrer du joug, croyons qu'il lui est avantageux d'ètre trompé. S. AtGUSTIN, de Civit. Dei, IV, 31. - Montesquieu, Politique des Romains dans la religion, cite l'opinion de Scévola et de Varron presque dans les mêmes termes que Montaigne, et il ajoute: «< Saint Augustin dit que Varron avait découvert par là tout le secret des politiques et des ministres d'Etat. » J.

V. L.

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pas ceulx qu'il regarde; que nous regardons | nos yeulx?ô Dieu! quels abus, quels mescompfixement le feu; que le feu tue les plantes et les tes nous trouverions en nostre pauvre science! herbes. C'est à l'advis de Socrates, et au mien le suis trompé si elle tient une seule chose aussi, le plus sagement iugé du ciel, que n'en droictement en son poinct et m'en partiray iuger point. Platon ayant à parler des daimons, au d'icy plus ignorant toute aultre chose que mon Timee : « C'est entreprinse, dict il, qui surpasse ignorance. nostre portee; il en fault croire ces anciens qui se sont dicts engendrez d'eulx : c'est contre raison de refuser foy aux enfants des dieux, encores que leur dire ne soit estably par raisons necessaires ny vraysemblables, puis qu'ils nous respondent de parler de choses domestiques et familieres. >>

Veoyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la cognoissance des choses humaines et naturelles. N'est ce pas une ridicule entreprinse, à celles ausquelles, par nostre propre confession, nostre science ne peult attaindre, leur aller forgeant un aultre corps, et prestant une forme faulse, de nostre invention; comme il se veoid au mouvement des planetes, auquel d'autant que nostre esprit ne peult arriver, ny imaginer sa naturelle conduicte, nous leur prestons, du nostre, des ressorts materiels, lourds, et corporels :

Temo aureus, aurea summæ
Curvatura rotæ, radiorum argenteus ordo2:

vous diriez que nous avons eu des cochers, des charpentiers, et des peintres, qui sont allez dresser là hault des engeins à divers mouvements, et renger les rouages et entrelassements des corps celestes bigarrez en couleur, autour du fuseau de la necessité, selon Platon 3:

Mundus domus est maxima rerum,
Quam quinque altitonæ fragmine zonæ
Cingunt, per quam limbus pictus bis sex signis
Stellimicantibus, altus in obliquo æthere, lunæ
Bigas acceptat 4:

ce sont touts songes et fanatiques folies. Que ne plaist il un iour à nature nous ouvrir son sein, et nous faire veoir au propre les moyens et la conduicte de ses mouvements, et y preparer

Pag. 1053, E, édit. de 1602; Pensées de Platon, édit. de 1824, pag. 80, et les notes, pag. 469. J. V. L.

2 Le timon était d'or, les roues de même métal, et les rayons étaient d'argent. OVIDE, Métam. II, 107.

3 République, X, 12, ou tom. II, pag. 616 de l'éd. d'Estienne; Pensées de Platon, pag. 122. J. V. L.

4 Le monde est une maison immense, environnée de cinq zones, et traversée obliquement par une bordure enrichie de douze signes rayonnants d'étoiles, où sont admis le char et les deux coursiers de la lune. Ces vers sont de Varron, et c'est le grammairien Valérius Probus qui les rapporte, dans ges notes sur la sixième églogue de Virgile. Mais il y a, dans le premier, maxima homulli; et dans le dernier, Bigas soLisque receptat. C.

MONTAIGNE.

|

Ay ie pas veu, en Platon, ce divin mot, « que nature n'est rien qu'une poësie ainigmatique 1 ? » comme, peultestre, qui diroit une peincture voilee et tenebreuse, entreluisant d'une infinie varieté de fauls iours à exercer nos coniectures. Latent ista omnia crassis occultata et circumfusa tenebris; ut nulla acies humani ingenii tanta sit, quæ penetrare in cœlum, terram intrare possit. Et certes, la philosophie n'est qu'une poësie sophistique. D'où tirent ses aucteurs anciens toutes leurs auctoritez, que des poëtes? et les premiers feurent poëtes eulx mesmes, et la traicterent en leur art. Platon n'est qu'un poëte descousu Timon 3 l'appelle, par iniure, Grand forgeur de miracles. Toutes les sciences surhumaines s'accoustrent du style poëtique. Tout ainsi que les femmes employent des dents d'yvoire, où les leurs naturelles leur manquent; et au lieu de leur vray teinct, en forgent un de quelque matiere estrangiere; comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l'embonpoinct de coton; et au veu et sceu d'un chascun, s'embellissent d'une beaulté faulse et empruntee: ainsi faict la science (et nostre droict mesme a, dict on, des fictions legitimes sur lesquelles il fonde la verité de sa iustice); elle nous donne en payement, et en presupposition, les choses qu'elle mesme nous apprend estre inventees; car ces epicycles excentriques, concentriques, dequoy l'astrologie s'ayde à conduire le bransle de ses estoiles, elle nous les donne pour le mieulx qu'elle ayt sceu inventer en ce subiect: comme aussi, au reste, la philosophie nous presente, non pas ce qui est, ou ce qu'elle croit, mais ce qu'elle forge ayant plus d'apparence et de gentillesse. Platon, sur le discours de l'estat de nostre corps et de celuy des bestes : « Que ce que

I Montaigne a mal pris le sens de Platon, dont voici les propres paroles : Εστί τε φύσει ποιητικὴ ἡ ξύμπασα αίνιγ paroons, second Alcibiade, p. 42; ce qui signifie : « Toute poésie est, de sa nature, énigmatique. » C.

2 Toutes ces choses sont enveloppées des plus épaisses ténèbres, et il n'y a point d'esprit assez perçant pour pénétrer dans le ciel, ou dans les profondeurs de la terre. Cic. Acad. II, 39. 3 Timon le sillographe, cité par DIOGÈNE LAERCE dans la Vie de Platon. La phrase suivante, Toutes les sciences, etc. manque dans l'exemplaire vanté par les éditeurs de 1802. On donnerait, en ne suivant que cet exemplaire, un fort mauvais texte de Montaigne. J. V. L.

4 Dans le Timée, édition d'Estienne, tom. III, pag. 72. J. V. L.

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muser son pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit prouveu à celles qui estoient à ses pieds : elle lui conseilloit certes bien de regarder plustost à soy qu'au ciel; car, comme dict Democritus, par la bouche de Cieero, Quod est ante pedes, nemo spectat: cœli scrutantur plagas'. Mais nostre condition porte que la cognoissance de ce que nous avons entre mains est aussi esloingnee de nous, et aussi bien au dessus des nues, que celle des astres: comme dict Socrates, en Platon 2, que à quiconque se mesle de la philosophie, on peult faire le reproche que faict cette femme à Thales, qu'il ne veoid rien de ce qui est devant luy car tout philosophe ignore ce que faict son voysin; ouy, et ce qu'il faict luy mesme; et ignore ce qu'ils sont touts deux, ou bestes, ou hommes.

nous avons diet soit vray, nous en asseurerions, | bruncher, pour l'advertir qu'il seroit temps d'asi nous avions sur cela confirmation d'un oracle; seulement nous asseurons que c'est le plus vraysemblablement que nous ayons sceu dire. » Ce n'est pas au ciel seulement qu'elle envoye ses chordages, ses engeins et ses roues; considerons un peu ce qu'elle dict de nous mesmes et de nostre contexture: il n'y a pas plus de retrogradation, trepidation, accession, reculement, ravissement, aux astres et corps celestes, qu'ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vrayement ils ont eu par là raison de l'appeler le Petit Monde ; tant ils ont employé de pieces et de visages à le massonner et bastir. Pour accommoder les mouvements qu'ils veoyent en l'homme, les diverses functions et facultez que nous sentons en nous, en combien de parties ont ils divisé nostre ame! en combien de sieges logee! à combien d'ordres et d'estages ont ils desparty ce pauvre homme, oultre les naturels et perceptibles! et à combien d'offices et de vacations! Ils en font une chose publicque imaginaire: c'est un subiect qu'ils tiennent et qu'ils manient; on leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler et estoffer, chascun à sa fantasie et si ne le possedent pas encores. Non seulement en verité, mais en songe mesme, ils ne le peuvent reigler, qu'il ne s'y treuve quelque cadence, ou quelque son, qui eschappe à leur architecture, toute enorme qu'elle est, et rapiecee de mille loppins fauls et fantastiques. Et ce n'est pas raison de les excuser: car aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les isles escartees, nous leur condonnons 2 qu'ils nous en rapportent seulement quelque marque legiere, et, comme de choses ignorees,

nous contentons d'un tel quel umbrage et feincte; mais quand ils nous tirent aprez le naturel, ou aultre subiect qui nous est familier et cogneu, nous exigeons d'eulx une parfaicte et exacte representation des lineaments et des couleurs; et les mesprisons, s'ils y faillent.

le sçay bon gré à la garse 3 milesienne qui voyant le philosophe Thales s'amuser continuellement à la contemplation de la voulte celeste, et tenir tousiours les yeulx eslevez contremont, lui meit en son passage quelque chose à le faire

1 Microcosme.

2 Nous leur accordons, mot pris du latin.

3 A la jeune servante, non pas de Milet, mais de Thrace, Θράττα θεραπαινίς, comme dit Platon dans le Théetète, édition d'Estienne, tom. I, pag. 173. Montaigne imagine aussi qu'elle mit quelque chose sur le passage de Thalès, pour le faire bruncher: Platon n'en dit rien. J. V. L.

Ces gents icy, qui treuvent les raisons de Sebond trop foibles, qui n'ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui sçavent tout,

Quæ mare compescant causæ; quid temperet annum; Stellæ sponte sua, iussæve, vagentur et errent; Quid premat obscurum lunæ, quid proferat orbem; Quid velit et possit rerum concordia discors 3; n'ont ils pas quelquesfois sondé, parmy leurs livres, les difficultez qui se presentent à cognoistre leur estre propre ? Nous veoyons bien que le doigt se meut, et que le pied se meut, qu'auleunes parties se branslent d'elles mesmes, sans nostre congé, et que d'aultres nous les agitons par nostre ordonnance; que certaine apprehension engendre la rougeur, certaine aultre la paltelle aultre au cerveau; l'une nous cause le rire, leur; teile imagination agit en la rate seulement, l'aultre le pleurer; telle aultre transit et estonne touts nos sens, et arreste le mouvement de nos membres; à tel obiect l'estomach se soubleve, tel aultre quelque partie plus basse : mais comme une impression spirituelle face une telle faulsee dans un subiect massif et solide 4, et la nature

1 Sans rien voir sur la terre, on se perd dans les cieux. Le vers latin, imité par la Fontaine, Fables, II, 13, n'exprime pas une pensée de Démocrite; mais il est dirigé par Cicéron contre Démocrite lui-même, de Divinat. II, 13. Les nouveaux fragments de la République, I, 18, où ce vers est cité, nous apprennent qu'il est extrait d'une tragédie d'Iphi

génie. J. V. L.

2 Dans le même endroit du Théétète, édition d'Estienne, t. I, p. 173; Pensées de Platon, p. 251. J. V. L.

Ce qui retient la mer dans ses bornes, ce qui règle les saisons; si les astres ont un mouvement propre, ou sont em portés par une force étrangère; d'où vient que la lune croit et décroit régulièrement; et comment la discorde des éléments fait l'harmonie de l'univers. HOR. Epist. I, 12, 16. 4 Mais comment une impression spirituelle peut s'insinuer

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nombres et symmetrie de Pythagoras, ou l'infiny de Parmenides, ou l'Un de Musæus, ou l'eau et le feu d'Apollodorus, ou les parties similaires d'Anaxagoras, ou la discorde et amitié d'Empedocles, ou le feu de Heraclitus, ou toute aultre opinion de cette confusion infinie d'advis et de sentences que produict cette belle raison humaine, par sa certitude et clairvoyance, en tout ce dequoy elle se mesle, que ie feroy l'opinion d'Aristote sur ce subiect des principes des choses naturelles lesquels principes il bastit de trois pieces, matiere, forme et privation. Et qu'est il plus vain que de faire l'inanité mesme cause de la production des choses? la privation, c'est une negatifve; de quelle humeur en a il peu faire la cause et origine des choses qui sont? Cela toutesfois ne s'oseroit esbranler que pour l'exercice de la logique; on n'y debat rien pour le mettre en doubte, mais pour deffendre l'aucteur de l'eschole des obiections estrangieres: son auctorité, c'est le but au delà duquel il n'est pas

de la liaison et cousture de ces admirables ressorts, iamais homme ne l'a sceu. Omnia incerta ratione, et in naturæ maiestate abdita 4, dict | Pline; et sainct Augustin : Modus, quo corporibus adhærent spiritus... omnino mirus est, nec comprehendi ab homine potest; et hoc ipse homo est1; et si ne le met on pas pourtant en doubte; car les opinions des hommes sont receues à la suitte des creances anciennes, par auctorité et à credit, comme si c'estoit religion et loix on receoit comme un iargon ce qui en est communement tenu; on receoit cette verité avec tout son bastiment et attelage d'arguments et de preuves, comme un corps ferme et solide qu'on n'esbranle plus, qu'on ne iuge plus; au contraire, chascun, à qui mieulx mieulx, va plastrant et confortant cette creance receue, de tout ce que peult sa raison, qui est un util soupple, contournable, et accommodable à toute figure: ainsi se remplit le monde, et se confit en fadese et en mensonge. Ce qui faict qu'on ne doubte de gueres de choses, c'est que les communes impres-permis de s'enquerir. sions, on ne les essaye iamais; on n'en sonde poinct le pied, où gist la faulte et la foiblesse; on ne debat que sur les branches: on ne demande pas si cela est vray, mais s'il a esté ainsin ou ainsin entendu; on ne demande pas si Galen a rien dict qui vaille, mais s'il a dict ainsin ou aultrement. Vrayement c'estoit bien raison que cette bride et contraincte de la liberté de nos iugements, et cette tyrannie de nos creances, s'estendist iusques aux escholes et aux arts: le dieu de la science scholastique, c'est Aristote; c'est religion de debattre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus à Sparte; sa doctrine nous sert de loy magistrale, qui est, à l'ad-tre, et nous pirouetter à leur volonté. Quiconventure, autant faulse qu'une aultre. le ne sçay pas pourquoy ie n'acceptasse autant volontiers, ou les idees de Platon, ou les atomes d'Epicurus, ou le plein et le vuide de Leucippus et Democritus, ou l'eau de Thales, ou l'infinité de nature d'Anaximander, ou l'air de Diogenes 2, ou les

ainsi dans un sujet corporel et solide, c'est ce que l'homme

n'a jamais su, etc. Faulsee vient de fausser ou faulser, lorsqu'il signifie percer tout outre, comme dans cet exemple: Il luy donna un si grand coup de lance, qu'il faulsa escu et haubert. NICOT. C.

■ Tous ces mystères sont impénétrables à la raison humaine, et restent cachés dans la majesté de la nature. PLINE, II, 37. 2 La manière dont les esprits sont unis aux corps est tout à fait merveilleuse, et ne peut être comprise par l'homme; et cette union est l'homme même. S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, XXI, 10.

3 De Diogène d'Apollonie. SEXT. EMPIRIC. Pyrrhon. hyPotyp. II, 4. C.

Il est bien aysé, sur des fondements advouez, de bastir ce qu'on veult; car selon la loy et ordonnance de ce commencement, le reste des pieces du bastiment se conduict ayseement sans se desmentir. Par cette voye, nous trouvons nostre raison bien fondee, et discourons à bouleveue car nos maistres preoccupent et gaignent avant main autant de lieu en nostre creance qu'il leur en fault pour conclure aprez ce qu'ils veulent; à la mode des geometriens, par leurs demandes advouees; le consentement et approbation que nous leur prestons, leur donnant dequoy nous traisner à gauche et à dex

que est creu de ses presuppositions, il est nostre maistre et nostre dieu ; il prendra le plan de ses fondements, si ample et si aysé, que par iceulx il nous pourra monter, s'il veult, iusques aux nues. En cette practique et negociation de science, nous avons prins pour argent comptant le mot de Pythagoras, « Que chasque expert doibt estre creu en son art :» le dialecticien se rapporte au grammairien de la signification des mots; le rhetoricien emprunte du dialecticien les lieux des arguments; le poëte, du musicien, les mesures; le geometrien, de l'arithmeticien, les proportions; les metaphysiciens prennent pour fondement les coniectures de la physique: car chasque science a ses principes presupposez, par où le iugement humain est bridé de toutes parts, Si vous venez à chocquer cette barriere en la

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