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Un homme avancé en dignité et en aage, entre trois principales commoditez qu'il me disoit luy rester en la vie, comptoit cette cy; et où les veult on trouver plus iustement qu'entre les naturelles? mais il la prenoit mal: la delicatesse y est à fuyr, et le soigneux triage du vin; si vous fondez vostre volupté à le boire friand, vous vous obligez à la douleur de le boire aultre. Il fault avoir le goust plus lasche et plus libre pour estre bon beuveur, il fault un palais moins tendre. Les Allemans boivent quasi egualement de tout vin avecques plaisir; leur fin, c'est l'avaller, plus que le gouster: ils en ont bien meilleur marché; leur volupté est bien plus plantureuse et plus en main. Secondement, boire à la françoise, à deux repas et modereement, c'est trop restreindre les faveurs de ce dieu; il y fault plus de temps et de constance : les anciens franchissoient des nuicts entieres à cet exercice, et y attachoient souvent les iours; et si fault dresser son ordinaire plus large et plus ferme. l'ay veu un grand seigneur de mon temps, personnage de haultes entreprinses et fameux succez, qui sans effort, et au train de ses repas communs, ne beuvoit gueres moins de cinq lots de vin '; et ne se monstroit, au partir de là, que trop sage et advisé aux despens de nos affaires. Le plaisir, duquel nous voulons tenir compte au cours de nostre vie, doit en employer plus d'espace. Il fauldroit, comme des garsons de boutique et gents de travail, ne refuser nulle occasion de boire, et avoir ce desir tousiours en teste; il semble que touts les iours nous raccourcissons l'usage de cettuy cy: et qu'en nos maisons, comme i'ay veu en mon enfance, les desieuners, les ressiners et les collations feussent plus frequentes et ordinaires qu'à present. Seroit ce qu'en quelque chose nous allassions vers l'amendement? Vrayement non: mais ce peult estre que nous sommes beaucoup plus iectez à la paillardise, que nos peres. Ce sont deux occupations qui s'entr'empeschent en leur vigueur elle a affoibly nostre estomach, d'une part; et d'aultre part, la sobrieté sert à nous rendre plus coints 3, plus damerets, pour l'exercice de l'amour.

3

* Environ dix bouteilles.

2

2 Le ressiner, ou plutôt reciner, du latin recanare, d'après le Duchat sur Rabelais, c'est le goûter, la collation qu'on fait quelque temps après le dîner. « Il n'est desieuner que d'escholiers; dipner que d'advocats; ressiner que de vignerons; Soupper que de marchands. » RABELAIS, IV, 46. C.

3 Coint et joli, termes synonymes, selon Nicot: cultus, comptus. Coint, c'est, dit Borel, beau, gulant, ajusté. C.

C'est merveille des contes que i'ay ouy faire à mon pere, de la chasteté de son siecle. C'estoit à luy d'en dire, estant tres advenant, et par art et par nature, à l'usage des dames. Il parloit peu et bien; et si mesloit son langage de quelque ornement des livres vulgaires, sur tout espaignols; et entre les espaignols, luy estoit ordinaire celuy qu'ils nommoient Marc Aurele 1. Le port, il l'avoit d'une gravité doulce, humble et tres modeste; singulier soing de l'honnesteté et decence de sa personne et de ses habits, soit à pied, soit à cheval: monstrueuse foy en ses paroles; et une conscience et religion, en general, penchant plustost vers la superstition que vers l'aultre bout: pour un homme de petite taille, plein de vigueur, et d'une stature droicte et bien proportionnee; d'un visage agreable, tirant sur le brun; adroict et exquis en touts nobles exercices. l'ay veu encores des cannes farcies de plomb, desquelles on dict qu'il exerceoit ses bras pour se preparer à ruer la barre, ou la pierre, ou à l'escrime; et des souliers aux semelles plombees, pour s'alleger au courir et au saulter. Du primsault il a laissé en memoire des petits miracles ie l'ay veu, par delà soixante ans, se mocquer de nos alaigresses3, se iecter avecques sa robbe fourree sur un cheval, faire le tour de la table sur son poulce, ne monter gueres en sa chambre sans s'eslancer trois ou quatre degrez à la fois. Sur mon propos, il disoit qu'en toute une province, à peine y avoit il une femme de qualité qui feust mal nommee; recitoit des estranges privautez, nommeement siennes, avec des honnestes femmes, sans souspeçon quelconque; et de soy, iuroit sainctement estre venu vierge à son mariage; et si, c'estoit aprez avoir eu longue part aux guerres delà les monts, desquelles il nous a laissé un papier iournal de sa main, suyvant poinct par poinct ce qui s'y passa et pour le publicque, et pour son privé. Aussi se maria il bien avant en aage, l'an mil cinq cents vingt et huict, qui estoit son trente et troisiesme, sur le chemin de son retour d'Italie. Revenons à nos bouteilles.

Les incommoditez de la vieillesse, qui ont besoing de quelque appuy et refreschissement, pourroient m'engendrer avecques raison desir de

L'Horloge des princes, ou le Marc-Aurèle, par Antoine Guevara. Voyez BAYLE, à l'article Guevara. C.

2 C'est-à-dire du premier saut. Prin, vieux mot qui signifie premier. Ce mot nous est resté dans printemps, primum tempus. De primsault on a fait primsaultier, dont Montaigne se sert ailleurs en parlant de lui-même. C.

3 De notre agilité. — Alaigre et deliberé, alacer, vegetus. Alegresse, alaigretė, agilitas, alacritas. NICOT. C.

cette faculté ; car c'est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous desrobbe. La chaleur naturelle, disent les bons compaignons, se prend premierement aux pieds; celle là touche l'enfance: de là elle monte à la moyenne region, où elle se plante long temps, et y produict, selon moy, les seuls vrays plaisirs de la vie corporelle; les aultres voluptez dorment au prix : sur la fin, à la mode d'une vapeur qui va montant et s'exhalant, elle arrive au gosier, où elle faict sa derniere pose. Ie ne puis pourtant entendre comment on vienne à alonger le plaisir de boire oultre la soif, et se forger en l'imagination un appetit artificiel et contre nature: mon estomach n'iroit pas iusques

là; il est assez empesché à venir à bout de ce qu'il

guerre'; Que tout magistrat et tout iuge s'en abstienne sur le poinct d'executer sa charge, et de consulter des affaires publicques; Qu'on n'y employe le iour, temps deu à d'aultres occupations, ny celle nuict qu'on destine à faire des enfants. Ils disent que le philosophe Stilpon, aggravé de vieillesse, hasta sa fin à escient par le bruvage de vin pur. Pareille cause, mais non du propre desseing, suffoqua aussi les forces abbattues par l'aage du philosophe Arcesilaus 3.

Mais c'est une vieille et plaisante question, << si l'ame du sage seroit pour se rendre à la force du vin, »

Si munitæ adhibet vim sapientiæ 4.

A combien de vanité nous poulse cette bonne prend pour son besoing. Ma constitution est ne faire cas du boire que pour la suitte du manger; opinion que nous avons de nous! La plus reiglee ame du monde et la plus parfaicte n'a que trop à et boy, à cette cause, le dernier coup tousiours faire à se tenir en pieds, et à se garder de s'emle plus grand. Et parce qu'en la vieillesse nous apportons le palais encrassé de rheume, ou alteré porter par terre de sa propre foiblesse : de mille par quelque aultre mauvaise constitution, le vinil n'en est pas une qui soit droicte et rassise un nous semble meilleur, à mesme que nous avons ouvert et lavé nos pores: au moins il ne m'advient gueres que, pour la premiere fois, i'en prenne bien le goust. Anacharsis s'estonnoit que les Grecs beussent, sur la fin du repas, en plus grands verres qu'au commencement : c'estoit, comme ie pense, pour la mesme raison que les Allemans le font, qui commencent lors le combat à boire d'autant.

2

Platon deffend aux enfants de boire vin avant dix huict ans, et avant quarante de s'enyvrer; mais à ceulx qui ont passé les quarante, il pardonne de s'y plaire, et de mesler un peu largement en leurs convives l'influence de Dionysius, ce bon dieu qui redonne aux hommes la gayeté, et la ieunesse aux vieillards, qui addoulcit et amollit les passions de l'ame, comme le fer s'amollit par le feu et en ses loix, treuve telles assemblees à boire utiles, pourveu qu'il y aye un chef de bande à les contenir et reigler; l'yvresse estant, dict il, une bonne espreuve et certaine de la nature d'un chascun, et quand et quand propre à donner aux personnes d'aage le courage de s'esbaudir en dances et en la musique; choses utiles, et qu'ils n'osent entreprendre en sens rassis: Que le vin est capable de fournir à l'ame de la temperance, au corps de la santé. Toutesfois ces restrictions, en partie empruntees des Carthaginois, luy plaisent Qu'on s'en espargne en expedition de

* DIOGÈNE LAERCE, I, 104. C. Lois, liv. II, p. 581. C.

instant de sa vie; et se pourroit mettre en doubte,
si selon sa naturelle condition, elle y peult iamais
estre mais d'y ioindre la constance, c'est sa der-
niere perfection; ie dis quand rien ne la chocque-
roit, ce que mille accidents peuvent faire : Lu-
crece, ce grand poëte, a beau philosopher et se
bander; le voylà rendu insensé par un bruvage
amoureux. Pensent ils qu'une apoplexie n'estour-
disse aussi bien Socrates qu'une portefais? Les
uns ont oublié leur nom mesme par la force d'une
maladie; et une legiere bleceure a renversé le
iugement à d'aultres. Tant sage qu'il vouldra,
mais enfin c'est un homme; qu'est il plus ca-
ducque, plus miserable, et plus de neant? La
sagesse ne force pas nos conditions naturelles :

Sudores itaque, et pallorem existere toto
Corpore, et infringi linguam, vocemque aboriri,
Caligare oculos, sonere aures, succidere artus,
Denique concidere, ex animi terrore, videmus 5:

il fault qu'il cille les yeulx au coup qui le me-
nace; il fault qu'il fremisse planté au bord d'un
precipice, comme un enfant ; nature ayant voulu
rité, inexpugnables à nostre raison et à la vertu
se reserver ces legieres marques de son aucto-
stoïque, pour luy apprendre sa mortalité et

Lois, liv. II, vers la fin. C.

2 DIOGÈNE LAERCE, II, 120. C.
3 ID. IV, 44. C.

4 Si le vin peut terrasser la sagesse la plus ferme. HOR. Od. III, 28, 4.- C'est ici une parodie plutôt qu'une citation. C. 5 Aussi, lorsque l'esprit est frappé de terreur, tout le corps pålit et se couvre de sueur, la langue bégaye, la voix s'éteint, la vue se trouble, les oreilles tintent, la machine se relache et s'affaisse. LUCRÈCE, III, 155.

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Sic fatur lacrymans, classique immittit habenas 3. Luy suffise de brider et moderer ses inclinations; car de les emporter, il n'est pas en luy. Cettuy mesme nostre Plutarque, si parfaict et excellent iuge des actions humaines, à veoir Brutus et Torquatus tuer leurs enfants, est entré en doubte si la vertu pouvoit donner iusques là, et si ces personnages n'avoient pas esté plustost agitez par quelque aultre passion 4. Toutes actions hors les bornes ordinaires sont subiectes à sinistre interpretation; d'autant que nostre goust n'advient non plus à ce qui est au dessus de luy, qu'à ce qui est au dessoubs.

Laissons cette aultre secte 5 faisant expresse profession de fierté mais quand en la secte mesme estimee la plus molle 6, nous oyons ces vanteries de Metrodorus: Occupavi te, Fortuna, atque cepi; omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me adspirare non posses 7 : quand Anaxarchus, par l'ordonnance de Nicocreon, tyran de Cypre, couché dans un vaisseau de pierre, et assommé à coups de mail de fer, ne cesse de dire, « Frappez, rompez; ce n'est pas Anaxarchus, c'est son estuy que vous pilez : » quand | nous oyons nos martyrs crier au tyran, au milieu de la flamme, « C'est assez rosti de ce costé là; hache le, mange le, il est cuit; recommence de l'aultre 9: » quand nous oyons, en Iosephe cet enfant tout deschiré de tenailles mordantes, et percé des alesnes d'Antiochus, le desfier encores, criant d'une voix ferme et asseuree : « Ty

8

Notre folie, notre sottise, notre faiblesse. E. J.

10

⚫ Qu'il ne se croie donc à l'abri d'aucun accident humain. TÉRENCE, Heautontim. act. I, sc. I, v. 25. - Montaigne détourne ici ce vers de son vrai sens, pour l'adapter à sa pensée. C.

3 Ainsi parlait Enée, les larmes aux yeux; et sa flotte voguait à pleines voiles. VIRG. Énéid. VI, I.

4 PLUTARQUE, Vie de Publicola, c. 3. C.

5 Celle des stoïciens, ou de Zénon, son fondateur. C. 6 Celle d'Epicure. C.

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' 7 Je t'ai prévenue, je t'ai domptée, ô Fortune! J'ai fortifié toutes les avenues par où tu pouvais venir jusqu'à moi. Cic. Tusc. quest. V, 9.

DIOGENE LAERCE, IX, 58. C.

9 C'est ce que fait dire Prudence à saint Laurent, livre des Couronnes, hymn. 2, v. 401. C.

De Machab. c. 8. C.

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|

ran, tu perds temps, me voicy tousiours à mon
ayse; où est cette douleur, où sont ces torments
dequoy tu me menaceois? n'y sçais tu que cecy?
ma constance te donne plus de peine que ie n'en
sens de ta cruauté : ô lasche belitre! tu te rens,
et ie me renforce: fois moy plaindre, fois moy
flechir, fois moy rendre, si tu peulx; donne
courage à tes satellites et à tes bourreaux; les
voylà defaillis de cœur, ils n'en peuvent plus;
arme les, acharne les : » certes, il fault confes-
ser qu'en ces ames là il y a quelque alteration et
quelque fureur, tant saincte soit elle. Quand
nous arrivons à ces saillies stoïques, « l'ayme
mieulx estre furieux que voluptueux ; » mot d'An-
tisthenes, Maveínv μãλdov, à ñobeíny: quand Sex-
tius nous dict, « qu'il ayme mieulx estre enferré
de la douleur que de la volupté: » quand Epi-
curus entreprend de se faire mignarder à la goutte;
et refusant le repos et la santé, que de gayeté
de cœur il desfie les maulx; et mesprisant les
douleurs moins aspres, desdaignant les luicter
et les combattre, qu'il en appelle et desire des
2;
fortes, poignantes, et dignes de luy ';

Spumantemque dari, pecora inter inertia, votis
Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem 3:
qui ne iuge que ce sont boutees d'un courage
eslancé hors de son giste? Nostre ame ne sçau-
roit de son siege attaindre si hault; il fault qu'elle
le quitte et s'esleve, et que prenant le frein aux
dents, elle emporte et ravisse son homme si loing,
qu'aprez il s'estonne luy mesme de son faict:
comme aux exploicts de la guerre, la chaleur
du combat poulse les soldats genereux souvent
à franchir des pas si hazardeux, qu'estants re-
venus à eulx, ils en transissent d'estonnement
les premiers comme aussi les poëtes sont es-
prins souvent d'admiration de leurs propres ou-
vrages, et ne recognoissent plus la trace par où
ils ont passé une si belle carriere; c'est ce qu'on
appelle aussi en eulx ardeur et manie. Et comme
Platon dict 4, que pour neant heurte à la porte
de la poësie un homme rassis: aussi dict Aris-
tote 5, qu'aulcune ame excellente n'est exempte

I AULU-GELLE, IX, 5; DIOGÈNE LAERCE, VI, 3. - Montaigne a traduit ces mots avant de les citer. C.

2 SÉNÈQUE, Epist. 66 et 92; de Otio sapientis, c. 32, etc. J. V. L.

3 Dédaignant ces animaux timides, il voudrait qu'un sanglier écumant vint s'offrir à lui, ou qu'un lion descendit de la montagne. VIRG. Éneid. IV, 158. Cette application est aussi empruntée de SÉNÈQUE, Epist. 64. J. V. L.

4 SÉNÈQUE, de Tranquillitate animi, c. 15, d'après l'Ion. J. V. L.

5 ARISTOTE, Problem. sect. 30; CICERON, Tuscul. I, 33; SÉNEQUE, ibid. J. V. L.

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de meslange de folie; et a raison d'appeller folie | tant qu'il doibt, non pas tant qu'il peult; et que tout eslancement, tant louable soit il, qui surpasse nostre propre iugement et discours; d'autant que la sagesse est un maniement reiglé de nostre ame, et qu'elle conduict avecques mesure et proportion, et s'en respond. Platon argumente ainsi, « que la faculté de prophetizer est au dessus de nous; qu'il fault estre hors de nous quand nous la traictons; il fault que nostre prudence soit offusquee ou par le sommeil, ou par quelque maladie, ou enlevee de sa place par un ravissement celeste. »

CHAPITRE III.

Coustume de l'isle de Cea.

le present que nature nous ayt faict le plus favorable, et qui nous oste tout moyen de nous plaindre de nostre condition, c'est de nous avoir laissé la clef des champs : elle n'a ordonné qu'une entree à la vie, et cent mille yssues. Nous pouvons avoir faulte de terre pour y vivre; mais de terre pour y mourir, nous n'en pouvons avoir faulte, comme respondit Boiocalus aux Romains'. Pourquoy te plains tu de ce monde? il ne te tient pas si tu vis en peine, ta lascheté en est cause. A mourir, il ne reste que le vouloir : Ubique mors est; optime hoc cavit Deus. Eripere vitam nemo non homini potest; At nemo mortem : mille ad hanc aditus patent".

die 3: la mort est la recepte à touts maulx; c'est un port tres asseuré, qui n'est iamais à crain

Si philosopher c'est doubter, comme ils di- Et ce n'est pas la recepte à une seule malasent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme ie fois, doibt estre doubter; car c'est aux apprentifs à enquerir et à debattre, et au cathedrant de resoudre. Mon cathedrant, c'est l'auctorité de la volonté divine, qui nous reigle sans contredict, et qui a son reng au dessus de

ces humaines et vaines contestations.

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Philippus estant entré à main armee au Peloponnese, quelqu'un disoit à Damindas que les Lacedemoniens auroient beaucoup à souffrir, s'ils ne se remettoient en sa grace: « Eh! poltron! respondit il, que peuvent souffrir ceulx qui ne craignent point la mort? » On demandoit aussi à Agis comment un homme pourroit vivre libre: Mesprisant, dit il, le mourir. » Ces propositions, et mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent evidemment quelque chose au delà d'attendre patiemment la mort, quand elle nous vient : car il y a en la vie plusieurs accidents pires à souffrir que la mort mesme; tesmoing cet enfant lacedemonien prins par Antigonus, et vendu pour serf, lequel pressé par son maistre de s'employer à quelque service abiect : « Tu verras, dit il, qui tu as acheté : ce me seroit honte de servir ayant la liberté si à main; » et ce disant, se precipita du hault de la maison. Antipater menaceant asprement les Lacedemoniens, pour les renger à certaine sienne demande : « Si tu nous menaces de pis que la mort, respondirent ils, nous mourrons plus volontiers : » et à Philippus leur ayant escript qu'il empescheroit toutes leurs entreprinses : « Quoy! nous empescheras tu aussi de mourir? » C'est ce qu'on dict3, que le sage vit

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dre, et souvent à rechercher. Tout revient à un, que l'homme se donne sa fin, ou qu'il la souffre; qu'il coure au devant de son iour, ou qu'il l'attende; d'où qu'il vienne, c'est tousiours le sien en quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout; c'est le bout de la fusee. La plus pend de la volonté d'aultruy; la mort, de la volontaire mort, c'est la plus belle. La vie depend de la volonté d'aultruy; la mort, de la

nostre. En aulcune chose nous ne debvons tant nous accommoder à nos humeurs, qu'en celle là. La reputation ne touche pas une telle entreprinse; c'est folie d'y avoir respect. Le vivre, dire. Le commun train de la guarison se conc'est servir, si la liberté de mourir en est à duict aux despens de la vie : on nous incise, on nous cauterize, on nous destrenche les membres, on nous soustraict l'aliment et le sang; un Pourquoy n'est la veine du gosier autant à nospas plus oultre, nous voylà guaris tout à faict. tre commandement que la mediane 4? Aux plus fortes maladies, les plus forts remedes. Servius le grammairien ayant la goutte, n'y trouva meilleur conseil que de s'appliquer du poison à à leur poste, pourveu qu'elles feussent insentuer ses iambes 5 : qu'elles feussent podagriques sibles. Dieu nous donne assez de congé, quand

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Duris ut ilex tonsa bipennibus
Nigræ feraci frondis in Algido,
Per damna, per cædes, ab ipso
Ducit opes, animumque ferro:

comme dict l'aultre,

il nous met en tel estat, que le vivre est pire | la vifve vertu; elle cherche les maulx et la douque le mourir. C'est foiblesse de ceder aux leur comme son aliment, les menaces des tyrans, maulx, mais c'est folie de les nourrir. Les stoï- les gehennes et les bourreaux, l'animent et la ciens disent que c'est vivre convenablement à vivifient; nature, pour le sage, de se despartir de la vie, encores qu'il soit en plein heur, s'il le faict opportunement; et au fol, de maintenir sa vie, encores qu'il soit miserable, pourvu qu'il soit en la plus grande part des choses qu'ils disent et estre selon nature. Comme ie n'offense les loix qui sont faictes contre les larrons, quand i̇'emporte le mien, et que ie couppe ma bourse; ny des boutefeux, quand ie brusle mon bois: aussi ne suis ie tenu aux loix faictes contre les meurtriers, pour m'estre osté ma vie. Hegesias disoit que, comme la condition de la vie, aussi la condition de la mort debvoit dependre de nostre eslection. Et Diogenes rencontrant le philosophe Speusippus affligé de longue hydropisie, se faisant porter en lictiere, qui luy escria : « Le bon salut, Diogenes; A toy, point de salut, respondit il, qui souffres le vivre, estant en tel estat. » De vray, quelque temps aprez, Speusippus se feit mourir, ennuyé d'une si penible condition de vie 3.

Mais cecy ne s'en va pas sans contraste : car plusieurs tiennent, Que nous ne pouvons abbandonner cette garnison du monde, sans le commandement exprez de celuy qui nous y a mis; et que c'est à Dieu, qui nous a icy envoyez, non pour nous seulement, ouy bien pour sa gloire et service d'aultruy, de nous donner congé quand il luy plaira, non à nous de le prendre : Que nous ne sommes pas nayz pour nous, ains aussi pour nostre païs les loix nous redemandent compte de nous pour leur interest, et ont action d'homicide contre nous; aultrement, comme déserteurs de nostre charge, nous sommes punis en l'aultre monde :

Proxima deinde tenent mosti loca, qui sibi lethum
Insontes peperere manu, lucemque perosi
Proiecere animas 4.

Il y a bien plus de constance à user la chaisne
qui nous tient, qu'à la rompre, et plus d'es-
preuve de fermeté en Regulus qu'en Caton;
c'est l'indiscretion et l'impatience qui nous haste
le pas. Nuls accidents ne font tourner le dos à

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Non est, ut putas, virtus, pater, Timere vitam; sed malis ingentibus Obstare, nec se vertere, ac retro dare2. Rebus in adversis facile est contemnere mortem : Fortius ille facit, qui miser esse potest 3. C'est le roolle de la couardise, non de la vertu, de s'aller tapir dans un creux, soubs une tumbe massifve, pour eviter les coups de la fortune; la vertu ne rompt son chemin ny son train, pour orage qu'il fasse :

Si fractus illabatur orbis,

Impavidum ferient ruinæ 4.

Le plus communement, la fuitte d'autres inconvenients nous poulse à cettuy cy; voire quelquesfois la fuitte de la mort faict que nous y

courons:

Hic, rogo, non furor est, ne moriare, mori 5? comme ceulx qui, de peur du precipice, s'y lancent eulx mesmes:

Multos in summa pericula misit
Venturi timor ipse mali: fortissimus ille est,
Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
Et differre potest 6.

Usque adeo, mortis formidine, vitæ
Percipit humanos odium, lucisque videndæ,
Ut sibi consciscant morenti pectore lethum,
Obliti fontem curarum hunc esse timorem 7.

Tel le chène, dans les noires forêts de l'Algide, se fortifie sous les coups redoublés de la hache; ses pertes, ses blessures, le fer même qui le frappe, lui donnent une nouvelle vigueur. HOR. Od. IV, 4, 57.

2 La vertu, mon père, ne consiste pas, comme vous le pensez, à craindre la vie, mais à ne pas fuir honteusement, à faire face à l'adversité. SÉNÈQUE, Thebais, acte I, v. 190. 3 Dans l'adversité il est facile de mépriser la mort il a bien plus de courage, celui qui sait être malheureux. MARTIAL, XI, 56, 15.

4 Que l'univers brisé s'écroule, les ruines le frapperont sans l'effrayer. HOR. Od. III, 3, 7.

5 Dites-moi, je vous prie, mourir de peur de mourir, n'est-ce pas folie? MARTIAL, II, 80, 2.

6 La crainte même du péril fait souvent qu'on se hâte de s'y précipiter. L'homme courageux est celui qui brave le danger s'il le faut, et qui l'évite s'il est possible. LUCAIN, VII, 104.

7 La crainte de la mort inspire souvent aux hommes un tel dégoût de la vie, qu'ils tournent contre eux-mêmes des mains désespérées, oubliant que la crainte de la mort était l'unique source de leurs peines. LUCRÈCE, III, 79.

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