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et

Mais cette consideration me tire par force à un aultre, champ. Sondons un peu de prez, pour Dieu! regardons à quel fondement nous attachons cette gloire et reputation pour laquelle se boulleverse le monde : où asseons nous cette renommee que nous allons questants avecques si grand'peine? c'est en somme Pierre ou Guillaume qui la porte, prend en garde, et à qui elle touche. O la courageuse faculté que l'espérance, qui en un subiect mortel, et en un moment, va usurpant l'infinité, l'immensité, l'eternité, et remplissant l'indigence de son maistre de la possession de toutes les choses qu'il peult imaginer et desirer, autant qu'elle veult! Nature nous a là donné un plaisant iouet! Et ce Pierre ou Guillaume, qu'est ce qu'une voix pour touts potages, ou trois ou quatre traicts de plume, premierement si aysez à varier, que ie demanderoy volontiers: A qui touche l'honneur de tant de victoires, à Guesquin, à Glesquin, ou à Gueaquin1? Il y auroit bien plus d'apparence icy qu'en Lucien, que Σ meist T en procez2; car

hommes. Il ne fault pas aller querir d'aultres | famille : quelque chestif achepteur en fera ses exemples que de nostre maison royale, où au- premieres armes. Il n'est chose où il se rencontre tant de partages, autant de surnoms: ce pendant plus de mutation et de confusion. l'originel de la tige nous est eschappé. Il y a tant de liberté en ces mutations, que de mon temps ie n'ay veu personne eslevé par la fortune à quelque grandeur extraordinaire, à qui on n'ayt attaché incontinent des tiltres genealogiques nouveaux et ignorez à son pere, et qu'on n'ayt enté en quelque illustre tige et de bonne fortune, les plus obscures familles sont plus idoines à falsification. Combien avons nous de gentilsselon hommes en France qui sont de royale race, leurs comptes! plus, ce croy ie, que d'aultres. Feut il pas dict de bonne grace par un de mes amis? Ils estoient plusieurs assemblez pour la querelle d'un seigneur contre un aultre, lequel aultre avoit, à la verité, quelque prerogative de tiltres et d'alliances eslevees au dessus de la commune noblesse. Sur le propos de cette prerogative, chascun cherchant à s'egualer à luy, alleguoit, qui une origine, qui une aultre, qui la ressemblance du nom, qui des armes, qui une vieille pancharte domestique; et le moindre d'oultremer. se trouvoit arrierefils de quelque roy Comme ce feut à disner, cettuy cy, au lieu de prendre sa place, se recula en profondes reverences, suppliant l'assistance de l'excuser de ce que par temerité il avoit iusques lors vescu avec eulx en compaignon; mais qu'ayant esté nouvellement informé de leurs vieilles qualitez, il commenceoit à les honnorer selon leurs degrez, et qu'il ne luy appartenoit pas de se seoir parmy tant de princes. Aprez sa farce, il leur dict mille iniures: « Contentons nous, de par Dieu! de ce dequoy nos peres se sont contentez, et de ce que nous sommes; nous sommes assez,

si nous

Præmia 3:

Non levia aut ludicra petuntur

il y va de bon; il est question laquelle de ces batlettres doibt estre payee de tant de sieges, tailles, bleceures, prisons et services faicts à la couronne de France par ce sien fameux connestable.

Nicolas Denisot1 n'a eu soing que des lettres de son nom, et en a changé toute la contexture pour en bastir le conte d'Alsinois, qu'il a estrené de la gloire de sa poësie et peincture. Et l'historien Suetone n'a aymé que le sens du sien ; et en ayant privé Lenis, qui estoit le surnom de son pere, a laissé Tranquillus successeur de la requi-putation de ses escripts. Qui croiroit que le capitaine Bayard n'eust honneur que celuy qu'il a emprunté des faicts de Pierre Terrail? et qu'Antoine Escalin se laisse voler, à sa veue, tant de

le sçavons bien maintenir : ne desadvouons pas la fortune et condition de nos ayeulx, et ostons ces sottes imaginations, qui ne peuvent faillir à conque a l'impudence de les alleguer. »>

Les armoiries n'ont de seureté non plus que les surnoms. Ie porte d'azur semé de trefles d'or, à une patte de lyon de mesme, armee de gueules, mise en fasce1. Quel privilege a cette figure pour demourer particulierement en ma maison? un gendre la transportera en une aultre

Montaigne, comme on le voit dans le Journal de ses voyages, laissa ses armoiries à Plombières, à Augsbourg, et dans plusieurs autres villes; à Pise, il les fit blasonner et dører avecques de belles et vives couleurs; ensuite il les encadra, et les cloua au mur de sa chambre, soubs la condition qu'elles y resteroient : son hôte, le capitaine Paulino, le lui promit, et en feit serment. J. V. L.

1 Ménage a remarqué qu'on nommait le célèbre du Guesclin de quatorze façons différentes : du Guéclin, du Gayaquin, du Guesquin, Guesquinius, Guesclinius, Guesquinas, etc. On peut voir, à ce propos, un récit assez plaisant de Froissart, vol. III, c. 75. C.

2 Allusion au Jugement des voyelles, par Lucien. J. V. L. 3 Il ne s'agit pas ici d'un prix de peu de valeur. VIRG. Énéide, XII, 764.

4 Peintre et poëte, né au Mans l'an 1515. Voyez LACROIX DU MAINE et DUVERDIER. C.

5 Conte pour comte, titre de noblesse. DD.
6 SUÉTONE, Othon, c. 10. J. V. L.

navigations et charges par mer et par terre, au capitaine Poulin et au baron de la Garde1?

Secondement, ce sont traicts de plume communs à mille hommes. Combien y a il, en toutes les races, de personnes de mesme nom et surnom? et en diverses races, siecles et païs, combien? L'histoire a cogneu trois Socrates, cinq Platons, huict Aristotes, sept Xenophons, vingt Demetrius, vingt Theodores: et pensez combien elle n'en a pas cogneu. Qui empesche mon palefrenier de s'appeller Pompee le Grand? Mais, aprez tout, quels moyens, quels ressorts y a il qui attachent à mon palefrenier trespassé, ou à cet aultre homme qui eust la teste trenchee en Aegypte, et qui ioignent à eulx cette voix glorifiee et ces traicts de plume ainsin honnorez, à fin qu'ils s'en advantagent?

Id cinerem et manes credis curare sepultos 2! Quel ressentiment ont les deux compaignons en principale valeur entre les hommes, Epaminondas, de ce glorieux vers qui court tant de şiecles pour luy en nos bouches,

Consiliis nostris laus est attrita Laconum

et Africanus, de cet aultre,

A sole exoriente, supra Mæoti' paludes,

Nemo est qui factis me æquiparare queat 4? Les survivants se chatouillent de la doulceur de ces voix, et par icelles solicitez de jalousie et desir, transmettent inconsidereement par fantasie aux trespassez cettuy leur propre ressentiment; et d'une pipeuse esperance se donnent à croire d'en estre capables à leur tour. Dieu le sçait. Toutesfois,

Ad hæc se

Romanus, Graiusque, et Barbarus induperator
Erexit; causas discriminis, atque laboris
Inde habuit: tanto maior famæ sitis est, quam
Virtutis 5!

Antoine Iscalin (c'était son véritable nom) fut aussi appelé le capitaine Poulin et baron de la Garde. C'était un officier de fortune, qui se distingua dans la carrière militaire et dans celle des ambassades, sous les règnes de François 1er et de ses successeurs, jusqu'à Charles IX. C.

2 Croyez-vous que tout cela puisse toucher une froide cendre et des månes ensevelis? VIRG. Énéide, IV, 34.

3 Sparte devant ma gloire abaissa son orgueil. Ce vers, traduit du grec par CICERON, Tuscul. V, 17, est le premier des quatre vers élégiaques qui furent gravés au bas de la statue d'Epaminondas (PAUSAN. IX, 15). On y lit attonsa, et non pas attrita, qui traduirait mal éxeíparos. J. V. L. 4 De l'aurore au couchant il n'est point de guerriers Dont le front soit couvert de si nobles lauriers.

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CHAPITRE XLVII.

De l'incertitude de nostre iugement.

C'est bien ce que dict ce vers,

ἐπέων δὲ πολὺς νομὸς ἔνθα καὶ ἔνθα το

« Il y a prou de loy de parler, par tout, et pour

et contre. »

Pour exemple :

Vince Hannibal, et non seppe usar poi
Ben la vittoriosa sua ventura 3.

Qui vouldra estre de ce party, et faire valoir avecques nos gents la faulte de n'avoir dernierement poursuyvy nostre poincte à Montcontour; ou qui vouldra accuser le roi d'Espaigne 4 de n'avoir sceu se servir de l'advantage qu'il eut contre nous à Sainct Quentin; il pourra dire cette faulte partir d'une ame enyvree de sa bonne fortune, et d'un courage, lequel plein et gorgé de ce commencement de bonheur, perd le goust de l'accroistre, desia par trop empesché à digerer ce qu'il en a: il en a sa brassee toute comble, il n'en peult saisir davantage; indigne que la fortune luy aye mis un tel bien entre mains: car quel proufit en sent il, si neantmoins il donne à son ennemy moyen de se remettre sus? Quelle esperance peult on avoir qu'il ose une aultre fois attaquer ceulx cy ralliez et remis, et de nouveau armez de despit et de vengeance, qui ne les a osé ou sceu poursuyvre touts rompus et effroyez, Dum fortuna calet, dum conficit omnia terror 5? Mais enfin que peult il attendre de mieulx que ce qu'il vient de perdre? Ce n'est pas comme à l'escrime, où le nombre des touches donne gaing: tant que l'ennemy est en pieds, c'est à recommencer de plus belle; ce n'est pas victoire, si elle ne met fin à la guerre. En cette escarmouche où Cesar eut du pire prez la ville d'Oricum, reprochoit aux soldats de Pompeius qu'il eust esté perdu, si leur capitaine eust sceu vaincre ; et luy chaussa bien aultrement les esperons quand ce feut à son tour.

I HOMÈRE, Iliade, XX, 249.

il

2 C'est-à-dire, il y a beaucoup de liberté de parler, ou on peut parler à son aise. E. J.

3 Annibal vainquit les Romains; mais il ne sut pas profiter de sa victoire. PETRARCA, troisième partie des Sonnets, fol. 141, ed. di Gabriel Giolito.

4 Philippe II, qui battit les Français près de Saint-Quentin en 1556, le 10 d'août, fête de saint Laurent. C.

5 Lorsque la fortune entraine tout, lorsque tout cède à la terreur. LUCAIN, VII, 734.

6 PLUTARQUE, Vie de César, c. 11. C.

biens et heritages; raison, dict Xenophon ', pourquoy les Asiatiques menoient en leurs guerres femmes, concubines, avecques leurs ioyaux et richesses plus cheres. Mais il s'offriroit aussi, de l'aultre part, qu'on doibt plustost oster au soldat le soing de se conserver, que de le luy accroistre; qu'il craindra, par ce moyen, doublement à se hazarder: ioinct que c'est augmenter à l'en

Mais pourquoy ne dira on aussi au contraire, | Que c'est l'effect d'un esprit precipiteux et insatiable, de ne sçavoir mettre fin à sa convoitise; Que c'est abuser des faveurs de Dieu, de leur vouloir faire perdre la mesure qu'il leur a prescripte; et Que de se reiecter au dangier aprez la victoire, c'est la remettre encores un coup à la mercy de la fortune; Que l'une des plus grandes sagesses en l'art militaire, c'est de ne poul-nemy l'envie de la victoire par ces riches desser son ennemy au desespoir? Sylla et Marius, en la guerre sociale, ayants desfaict les Marses, en voyants encores une trouppe de reste, qui par | desespoir se revenoient iecter sur euix comme bestes furieuses, ne feurent pas d'advis de les attendre. Si l'ardeur de monsieur de Foix ne l'eust emporté à poursuyvre trop asprement les restes de la victoire de Ravenne, il ne l'eust pas souillee de sa mort : toutesfois encores servit la recente memoire de son exemple à conserver monsieur d'Anguien de pareil inconvenient à Serisoles. Il faict dangereux assaillir un homme à qui vous avez osté tout aultre moyen d'eschap-lité reluisist avecques le reste de la battaille 3. per que par les armes : car c'est une violente maistresse d'eschole que la necessité: gravissimi sunt morsus irritatæ necessitatis 1.

Vincitur haud gratis, iugulo qui provocat hostem 2. Voylà pourquoy Pharax empescha le roy de Lacedemone, qui venoit de gaigner la iournee contre les Mantineens, de n'aller affronter mille Argiens qui estoient eschappez entiers de la desconfiture; ains les laisser couler en liberté, pour ne venir à essayer la vertu picquee et despitee par le malheur3. Clodomire, roy d'Aquitaine, aprez sa victoire, poursuyvant Gondemar, roy de Bourgoigne, vaincu et fuyant, le forcea de tourner teste; mais son opiniastreté lui osta le fruict de sa victoire, car il y mourut.

Pareillement, qui auroit à choisir, ou de tenir ses soldats richement et sumptueusement armez, ou armez seulement pour la necessité, il se presenteroit en faveur du premier party, duquel estoient Sertorius, Philopomen, Brutus, Cesar 4, et aultres, que c'est tousiours un aiguillon d'honneur et de gloire au soldat, de se veoir paré, et une occasion de se rendre plus obstiné au combat, ayant à sauver ses armes, comme ses

C'est ce que Montaigne vient de dire en français. Le texte latin est extrait de la Déclamation de PORCIUS LATRO, qui se trouve dans quelques éditions de Salluste. C.

* Celui qui défie la mort ne la reçoit guère sans la donner. LUGAIN, IV, 275.

3 DIODORE DE SICILE, XII, 25. C.

4 SUÉTONE, César, c. 67. C.

pouilles; et a lon remarqué que d'aultres fois cela encouragea merveilleusement les Romains à l'encontre des Samnites. Antiochus monstrant à Hannibal l'armee qu'il preparoit contre eulx, pompeuse et magnifique en toute sorte d'equipage, et luy demandant : « Les Romains se contenteront-ils de cette armee? S'ils s'en contenteront? respondit il vrayement ouy, pour avares qu'ils soyent 2. Lycurgus deffendoit aux siens non seulement la sumptuosité en leur equipage, mais encores de despouiller leurs ennemis vaincus; voulant, disoit il, que la pauvreté et fruga

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Aux sieges et ailleurs où l'occasion nous approche de l'ennemy, nous donnons volontiers licence aux soldats de le braver, desdaigner et iniurier de toutes façons de reproches : et non sans apparence de raison; car ce n'est pas faire peu de leur oster toute esperance de grace et de composition, en leur representant qu'il n'y a plus ordre de l'attendre de celuy qu'ils ont si fort oultragé, et qu'il ne reste remede que de la victoire: si est ce qu'il en mesprint à Vitellius 4; de soldats desaccoustumez de longue main du car ayant affaire à Othon, plus foible en valeur faict de la guerre, et amollis par les delices de la ville, il les agassa tant enfin par ses paroles picquantes, leur reprochant leur pusillanimité, et le regret des dames et festes qu'ils venoient de laisser à Rome, qu'il leur remeit par ce moyen le cœur au ventre, ce que nuls exhortements n'avoient sceu faire, et les attira luy mesme sur ses bras où lon ne les pouvoit poulser. Et de vray, quand ce sont iniures qui touchent au vif, elles peuvent faire ayseement que celuy qui alloit laschement à la besongne pour la querelle de son roy, y aille d'une aultre affection pour la sienne propre.

A considerer de combien d'importance est la

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sa marche arresté, resserrant et espargnant pour le besoing sa force en soy mesme, a grand advantage contre celuy qui est esbranlé, et qui a desia consommé à la course la moitié de son haleine? oultre ce que l'armee estant un corps de tant de diverses pieces, il est impossible qu'elle s'esmeuve, en cette furie, d'un mouvement si iuste, qu'elle n'en altere ou rompe son ordonnance, et que le plus dispos ne soit aux prinses avant que son compaignon le secoure. En cette vilaine battaille des deux freres perses, Clearchus, Lacedemonien, qui commandoit les Grecs du party de Cyrus, les mena tout bellement à la charge, sans se haster: mais à cinquante pas prez, il les meit à la course, esperant, par la briefveté de l'espace, mesnager et leur ordre et leur haleine; leur donnant cependant l'advantage de l'impetuosité pour leurs personnes et pour leurs armes à traict1. D'aultres ont reiglé ce doubte en leurs armees, de cette maniere : « Si les ennemis vous courent sus, attendez les de pied coy; s'ils vous attendent de pied coy, courez leur sus2. »

conservation d'un chef en une armee, et que la visee de l'ennemy regarde principalement cette teste à laquelle tiennent toutes les aultres et en dependent, il semble qu'on ne puisse mettre en doubte ce conseil, que nous veoyons avoir esté prins par plusieurs grands chefs, de se travestir et desguiser sur le poinct de la meslee : toutesfois l'inconvenient qu'on encourt par ce moyen n'est pas moindre que celuy qu'on pense fuyr; car le capitaine venant à estre mescogneu des siens, le courage qu'ils prennent de son exemple et de sa presence, vient aussi quand et quand à leur faillir, et perdant la veue de ses marques et enseignes accoustumees, ils le iugent ou mort, ou s'estre desrobbé desesperant de l'affaire. Et quant à l'experience, nous luy veoyons favoriser tantost l'un, tantost l'aultre party. L'accident de Pyrrhus, en la battaille qu'il eut contre le consul Levinus en Italie, nous sert à l'un et l'aultre visage; car pour s'estre voulu cacher sous les armes de Megacles', et luy avoir donné les siennes, il sauva bien sans doubte sa vie, mais aussi il en cuida encourir l'aultre inconvenient de perdre la iournee. Alexandre, Cesar, Lucullus, aymoient à se marquer au combat par des accoustrements et armes riches, de couleur reluisante et particuliere: Agis, Agesilaus, et ce grand Gylippus, au rebours, alloient à la guerre obscurement couverts, et sans atour imperial.

A la battaille de Pharsale, entre aultres reproches qu'on donne à Pompeius, c'est d'avoir arresté son armee pied coy, attendant l'ennemy. « Pour autant que cela » (ie desrobberay icy les mots mesmes de Plutarque3, qui valent mieulx que les miens) « affoiblit la violence que le cou- | «rir donne aux premiers coups; et quand et quand << oste l'eslancement des combattants les uns con<< tre les aultres, qui a accoustumé de les remplir « d'impetuosité et de fureur, plus qu'aultre chose, quand ils viennent à s'entrechocquer de roideur, « leur augmentant le courage par le cry et la « course; et rend la chaleur des soldats, en ma« niere de dire, refroidie et figee. » Voylà ce qu'il dict pour ce roolle. Mais si Cesar eust perdu, qui n'eust peu aussi bien dire, Qu'au contraire la plus forte et roide assiette est celle en laquelle on se tient planté sans bouger; et Que qui est en

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1 Les éditions portent Demogacles; mais c'est une faute évidente de copiste ou d'imprimeur. Voyez PLUTARQUE, Vie de Pyrrhus, c. 8. C.

2 Voyez DIODORE DE SICILE, XIII, 33. C.

3 C'est-à-dire de son traducteur Amyot, dans la Vie de Pompée, c. 19. César blame aussi Pompée de cette faute, de Bell. civ. III, 17. C.

Au passage que l'empereur Charles cinquiesme feit en Provence, le roy François feut au propre d'eslire, ou de luy aller au devant en Italie, ou de l'attendre en ses terres : et bien qu'il considerast, Combien c'est d'advantage de conserver sa maison pure et nette des troubles de la guerre, à fin qu'entiere en ses forces, elle puisse continuellement fournir deniers et secours au besoing; Que la necessité des guerres porte à touts les coups de faire le gast3, ce qui ne se peult faire bonnement en nos biens propres; et si, le païsan ne porte pas si doulcement ce ravage de ceulx de son party que de l'ennemy, en maniere qu'il s'en peult ayseement allumer des seditions et des troubles parmy nous; Que la licence de desrobber et piller, qui ne peult estre permise en son païs, est un grand support aux ennuis de la guerre; et qui n'a aultre esperance de gaing que sa solde, il est mal aysé qu'il soit tenu en office, estant à deux pas de sa femme et de sa retraicte; Que celuy qui met la nappe tumbe tousiours des despens; Qu'il y a plus d'alaigresse à assaillir qu'à deffendre; et Que la secousse de la perte d'une battaille dans nos entrailles est si violente, qu'il est mal aysé qu'elle ne croule tout le corps, attendu qu'il n'est passion contagieuse comine

I Voyez XÉNOPHON, Anab. I, 8. J. V. L.

2 PLUTARQUE, dans les Préceptes de mariage, c. 34. C. 3 Mot qui se trouve aussi dans Amyot, pour degast, comme on a mis dans quelques éditions. C

2

Ainsi nous avons bien accoustumé de dire, avecques raison, que les evenements et issues dependent, notamment en la guerre, pour la pluspart, de la fortune; laquelle ne se veult pas renger et assubiectir à nostre discours et prudence, comme disent ces vers:

Et male consultis pretium est; prudentia fallax :
Nec fortuna probat causas, sequiturque merentes;
Sed vaga per cunctos nullo discrimine fertur.
Scilicet est aliud, quod nos cogatque regalque
Maius, et in proprias ducat mortalia leges 1.
Mais à le bien prendre, il semble que nos con-

et que la fortune engage en son trouble et incertitude aussi nos discours. « Nous raisonnons hazardeusement et temerairement, dict Timæus en Platon2, parce que, comme nous, nos discours ont grande participation à la temerité du hazard. »

celle de la peur, ny qui se prenne si ayseement à credit, et qui s'espande plus brusquement; et que les villes qui auront ouy l'esclat de cette tempeste à leurs portes, qui auront recueilly leurs capitaines et soldats tremblants encores et hors d'haleine, il est dangereux sur la chaulde qu'elles ne se iectent à quelque mauvais party : si est ce1 qu'il choisit de rappeller les forces qu'il avoit delà les monts, et de veoir venir l'ennemy. Car il peut imaginer, au contraire, Qu'estant chez luy et entre ses amis, il ne pouvoit faillir d'avoir planté de toutes commoditez; Les rivieres, les passages, à sa devotion, luy condui-seils et deliberations en dependent bien autant : roient et vivres et deniers en toute seureté, et sans besoing d'escorte; Qu'il auroit ses subiects d'autant plus affectionnez, qu'ils auroient le dangier plus prez; Qu'ayant tant de villes et de barrieres pour sa seureté, ce seroit à luy de donner loy au combat, selon son opportunité et advantage; Et s'il luy plaisoit de temporiser, qu'à l'abry et à son ayse, il pourroit veoir morfondre son ennemy, et se desfaire soy mesme, par les difficultez qui le combattroient engagé en une terre contraire, où il n'auroit devant, ny derriere luy, ny à costé, rien qui ne luy feist guerre, ny le moyen de refreschir ou d'eslargir son armee, si les maladies s'y mettoient, ny de loger à couvert ses blecez; nuls deniers, nuls vivres, qu'à poincte de lance, nul loisir de se reposer et prendre haleine, nulle science de lieux ny de païs qui le sceust deffendre d'embusches et surprinses; et s'il venoit à la perte d'une battaille, aulcun moyen d'en sauver les reliques. Et n'avoit pas faulte d'exemples pour l'un et pour l'aultre party.

Scipion trouva bien meilleur d'aller assaillir les terres de son ennemy en Afrique, que de deffendre les siennes, et le combattre en Italie, où il estoit; d'où bien luy print. Mais au rebours, Hannibal en cette mesme guerre, se ruyna d'avoir abbandonné la conqueste d'un païs estrangier pour aller deffendre le sien. Les Atheniens, ayants laissé l'ennemy en leurs terres pour passer en la Sicile, eurent la fortune contraire: mais Agathocles, roy de Syracuse, l'eut favorable, ayant passé en Afrique, et laissé la guerre chez soy.

• Quoi qu'il en soit, François Ier se détermina à rappeler, etc. Tout ce qui suit, jusqu'à la fin du paragraphe, est tiré presque mot pour mot d'un discours fait en plein conseil par François Ier, tel qu'on le trouve dans les Mémoires de GUILLAUME DU BELLAY, 1. VI, fol. 258. C.

2 C'est-à-dire abondance. — Planté et plenté, de plénité, qui vient de plenitas, abondance. C.

MONTAIGNE.

CHAPITRE XLVIII.

Des destriers.

Me voycy devenu grammairien, moy qui n'apprins iamais langue que par routine, et qui ne sçay encores que c'est d'adiectif, coniunctif, et d'ablatif. Il me semble avoir ouy dire que les Romains avoient des chevaulx qu'ils appelloient funales, ou dextrarios3, qui se menoient à dextre, ou à relais, pour les prendre touts frais au besoing: et de là vient que nous appellons destriers les chevaulx de service; et nos romans disent ordinairement adestrer, pour accompaigner. Ils appelloient aussi desultorios equos, des chevaulx qui estoient dressez de façon que courants de toute leur roideur, accouplez coste à coste l'un de l'aultre, sans bride, sans selle, les gentilshommes romains, voire touts armez, au milieu de la course se iectoient et reiectoient de l'un à l'aultre. Les Numides gendarmes menoient en main un second cheval, pour changer au plus chauld de la meslee : quibus, desultorum in modum, binos trahentibus equos, inter acerrimam sæpe pugnam, in recentem equum, ex

1 Souvent l'imprudence réussit, et la prudence nous trompe; souvent la fortune ne favorise pas les plus dignes : toujours inconstante, elle voltige çà et là au gré de ses caprices. C'est qu'il y a une puissance supérieure qui nous maitrise, et qui tient sous sa dépendance toutes les choses mortelles. MANILIUS, IV, 95.

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