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en luy de me la refuser? L'honneur que nous recevons de ceulx qui nous craignent, ce n'est pas honneur; ces respects se doibvent à la royauté, non à moy.

Maximum hoc regni bonum est,
Quod facta domini cogitur populus sui
Quam ferre, tam laudare '.

Veoy ie pas que le meschant, le bon roy, celuy qu'on hait, celuy qu'on aime, autant en a l'un que l'aultre? De mesmes apparences, de mesme cerimonie estoit servy mon predecesseur, et le sera mon successeur. Si mes subiects ne m'offensent pas, ce n'est tesmoignage d'aulcune bonne affection pourquoy le prendroy ie en cette part là, puisqu'ils ne pourroient quand ils vouldroient? Nul ne me suit pour l'amitié qui soit entre luy et moy; car il ne s'y sçauroit coudre amitié où il y a si peu de relation et de correspondance ma haulteur m'a mis hors du commerce des hommes; il y a trop de disparité et de disproportion. Ils me suyvent par contenance et par coustume, ou, plustost que moy, ma fortune, pour en accroistre la leur. Tout ce qu'ils me dient et font, ce n'est que fard, leur liberté estant bridee de toutes parts par la grande puissance que i'ay sur eulx ie ne veoy rien autour de moy que couvert et masqué.

Ses courtisans louoient un iour Iulian l'empereur de faire bonne iustice : « Ie m'enorgueilliroy volontiers, dict il, de ces louanges, si elles venoient de personnes qui osassent accuser ou meslouer mes actions contraires, quand elles y seroient 2. » Toutes les vrayes commoditez qu'ont les princes leur sont communes les hommes de moyenne fortune (c'est avecques à faire aux dieux de monter des chevaulx aislez, et se paistre d'ambrosie ) : ils n'ont point d'aultre sommeil et d'aultre appetit que le nostre; leur acier n'est pas de meilleure trempe que celuy dequoy nous nous armons; leur couronne ne les couvre ny du soleil ny de la pluie.

Diocletian, qui en portoit une si reveree et si fortunee, la resigna, pour se retirer au plaisir d'une vie privee; et quelque temps aprez, la necessité des affaires publicques requerant qu'il reveinst en prendre la charge, il respondit à ceulx qui l'en prioient : « Vous n'entreprendriez pas de me persuader cela, si vous aviez veu le

Le plus grand avantage de la royauté, c'est que les penples sont obligés non-seulement de souffrir, mais de louer les actions de leurs maitres. SÉNÈQUE, Thyest. acte II, sc. I, v. 30.

* AMMIEN MARCELLIN, XXII. 10 C

bel ordre des arbres que l'ay moy mesme plantez chez moy, et les beaux melons que i'y ay semez 1. »

A l'advis d'Anacharsis', le plus heureux estat d'une police seroit où, toutes aultres choses estants eguales, la precedence se mesureroit à la vertu, et le rebut au vice.

Quand le roy Pyrrhus entreprenoit de passer en Italie, Cineas, son sage conseiller, luy voulant faire sentir la vanité de son ambition : « Eh bien! sire, luy demanda il, à quelle fin dressez vous cette grande entreprinse? - Pour me faire maistre de l'Italie,» respondit il soubdain. « Et puis, suyvit Cineas, cela faict? le passeray, dict l'aultre, en Gaule et en Espaigne. - Et aprez? - Ie m'en iray subiuguer l'Afrique; et enfin, quand i'auray mis le monde en ma subiection, ie me reposeray, et vivray content et à mon ayse. Pour Dieu, sire, rechargea lors Cineas, dictes-moy à quoy il tient que vous ne soyez dez à present, si vous voulez, en cet estat? pourquoy ne vous logez vous dez cette heure où vous dictes aspirer, et vous espargnez tant de travail et de hazard, que vous iectez entre deux 3? »

Nimirum, quia non bene norat, quæ esset habendi
Finis, et omnino quoad crescat vera voluptas 4.

Je m'en vais clorre ce pas par un verset ancien que ie treuve singulierement beau à ce propos : Mores cuique sui fingunt fortunam 5.

CHAPITRE XLIII.

Des loix sumptuaires.

La façon dequoy nos loix essayent à reigler les folles et vaines despenses des tables et vestements, semble estre contraire à sa fin. Le vray moyen, ce seroit d'engendrer aux hommes le mespris de l'or et de la soye, comme de choses vaines et inutiles; et nous leur augmentons l'honneur et le prix, qui est une bien inepte façon pour en desgouster les hommes. Car dire ainsi, qu'il n'y aura que les princes qui mangent du turbot, et qui puissent porter du velours et de la tresse d'or, et l'interdire au peuple, qu'est ce aultre chose que mettre en I AURÉL. VICTOR, à l'article Diocletien. C.

2 PLUTARQUE, Banquet des sept sages, c. 13. C. 3 ID. Vie de Pyrrhus, c. 7. On connaît l'imitation de Boileau, dans sa première Épitre.

4 C'est qu'il ne connaissait pas les bornes qu'on doit mettre à ses désirs; c'est qu'il ignorait jusqu'où va le plaisir véritable. LUCRÈCE, V, 1431.

5 Chacun se fait à soi-même sa destinée. CORN. NÉP. Vie d'Atticus, c. 11.

credit ces choses là, et faire croistre l'envie à chascun d'en user? Que les roys quittent hardiement ces marques de grandeur; ils en ont assez d'aultres tels excez sont plus excusables à tout aultre qu'à un prince. Par l'exemple de plusieurs nations, nous pouvons apprendre assez de meilleures façons de nous distinguer exterieurement, et nos degrez1 (ce que i'estime à la verité estre bien requis en un estat), sans nourrir pour cet effect cette corruption et incommodité si apparente. C'est merveille comme la coustume en ces choses indifferentes plante ayseement et soubdain le pied de son auctorité. A peine feusmes nous un an, pour le dueil du roy Henry second, à porter du drap à la court, il est certain que desia, à l'opinion d'un chascun, les soyes estoient venues à telle vilité, que si vous en veoyiez quelqu'un vestu, vous en faisiez incontinent quelque homme de ville; elles estoient demeurees en partage aux medecins et aux chirurgiens et quoy qu'un chascun feust à peu prez vestu de mesme, si y avoit il d'ailleurs assez de distinctions apparentes des qualitez des hommes. Combien soubdainement viennent en honneur parmy nos armees les pourpoincts crasseux de chamois et de toile, et la polisseure et richesse des vestements, à reproche et à mes pris! Que les roys commencent à quitter ces despenses, ce sera faict en un mois, sans edict et sans ordonnance: nous irons touts aprez. La loy debvroit dire, au rebours, que le cramoisy et l'orfevrerie est deffendue à toute espece de gents, sauf aux batteleurs et aux courtisanes.

De pareille invention corrigea Zeleucus les mœurs corrompues des Locriens 2. Ses ordonnances estoient telles : « Que la femme de condition libre ne puisse mener aprez elle plus d'une chambriere, sinon lors qu'elle sera yvre; ny ne puisse sortir hors la ville de nuict, ny porter ioyaux d'or à l'entour de sa personne, ny robbe enrichie de broderie, si elle n'est publicque et putain : Que, sauf les ruffiens, à homme ne loise porter en son doigt anneau d'or, ny robbe delicate, comme sont celles des draps tissus en la ville de Milet. » Et ainsi, par ces exceptions honteuses, il divertissoit ingenieusement ses citoyens des superfluitez et delices pernicieuses : c'estoit une tres utile maniere d'attirer, par honneur et ambition, les hommes à leur debvoir et à l'obeissance.

Nos roys peuvent tout en tellés reformations

1 Nous, et le rang que nous occupons. 2 DIODORE DE SICILE XII, 20. C.

I

| externes; leur inclination y sert de loy: quidquid principes faciunt, præcipere videntur : le reste de la France prend pour reigle la reigle de la court. Qu'ils se desplaisent de cette vilaine chausseure, qui monstre si à descouvert nos membres occultes; ce lourd grossissement de pourpoincts, qui nous faict touts aultres que nous ne sommes, si incommode à s'armer; ces longues tresses de poil, effeminees ; cet usage de baiser ce que nous presentons à nos compaignons, et nos mains en les saluant, cerimonie deue aultrefois aux seuls princes; et qu'un gentilhomme se treuve en lieu de respect sans espee à son costé, tout esbraillé et destaché, comme s'il venoit de la garderobbe; et que contre la forme de nos peres et la particuliere liberté de la noblesse de ce royaume, nous nous tenons descouverts bien loing autour d'eulx, en quelque lieu qu'ils soient; et comme autour d'eulx, autour de cent aultres, tant nous avons de tiercelets et quartelets de roys; et ainsi d'aultres pareilles introductions nouvelles et vicieuses elles se verront incontinent esvanouïes et descriees. Ce sont erreurs superficielles, mais pourtant de mauvais prognosticque ; et sommes advertis que le massif se desment quand nous veoyons fendiller l'enduict et la crouste de nos parois.

Platon, en ses loix, n'estime peste au monde plus dommageable à sa cité, que de laisser prendre liberté à la ieunesse de changer, en accoustrements, en gestes, en dances, en exercices et en chansons, d'une forme à une aultre, remuant son iugement tantost en cette assiette, tantost en cette là; courant aprez les nouvelletez, honnorant leurs inventeurs: par où les mœurs se corrompent, et toutes institutions viennent à desdaing et à mespris. En toutes choses, sauf simplement aux mauvaises, la mutation est à craindre; la mutation des saisons, des vents, des vivres, des humeurs. Et nulles loix ne sont en leur vray credit que celles ausquelles Dieu a donné quelque ancienne duree, de mode que personne ne sçache leur naissance, ny qu'elles ayent iamais esté aultres.

CHAPITRE XLIV.

Du dormir.

La raison nous ordonne bien d'aller tousiours mesme chemin, mais non toutesfois mesme train:

1 Tout ce que les princes font, il semble qu'ils le commandent. QUINTILIEN, Déclam. 3, p. 38, éd. de 1665. 2 Liv. VII, p. 631. C.

et ores que le sage ne doibve donner aux pas- | sions humaines de se fourvoyer de la droicte carriere, il peult bien, sans interest de son debvoir, leur quitter aussi cela, d'en haster ou retarder son pas, et ne se planter comme un colosse immobile et impassible. Quand la vertu mesme seroit incarnee, ie croy que le pouls luy battroit plus fort allant à l'assault qu'allant disner: voire il est necessaire qu'elle s'eschauffe et s'esmeuve. A cette cause, i'ay remarqué pour chose rare, de veoir quelquesfois les grands personnages, aux plus haultes entreprinses et importants affaires, se tenir si entiers en leur assiette, que de n'en accourcir pas seulement leur sommeil. Alexandre le Grand, le iour assigné à cette furieuse battaille contre Darius, dormit si profondement et si haulte matinee, que Parmenion feut contrainct d'entrer en sa chambre, et approchant de son lict, l'appeller deux ou trois fois par son nom pour l'esveiller, le temps d'aller au combat le pressant'. L'empereur Othon ayant resolu de se tuer, cette mesme nuict, aprez avoir mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent à ses serviteurs, et affilé le trenchant d'une espee dequoy il se vouloit donner, n'attendant plus qu'à sçavoir si chascun de ses amis s'estoit retiré en seureté, se print si profondement à dormir, que ses valets de chambre l'entendoient ronfler 3. La mort de cet empereur a beaucoup de choses pareilles à celle du grand Caton, et mesme cecy: car Caton estant prest à se desfaire, ce pendant qu'il attendoit qu'on luy rapportast nouvelles si les senateurs qu'il faisoit retirer s'estoient eslargis du port d'Utique, se meit si fort à dormir, qu'on l'oyoit souffler de la chambre voysine, et celuy qu'il avoit envoyé vers le port l'ayant esveillé pour luy dire que la tormente empeschoit les senateurs de faire voile à leur ayse, il y en renvoya encores un aultre, et se renfonceant dans le lict, se remeit encores à sommeiller iusques à ce que ce dernier l'asseura de leur partement 4. Encores avons nous dequoy le comparer au faict d'Alexandre, en ce grand et dangereux orage qui le menaceoit par la sedition du tribun Metellus, voulant publier le decret du rappel de Pompeius dans la ville avecques son armee, lors de l'esmotion de Catilina;

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auquel decret Caton seul resistoit; et en avoient eu Metellus et luy de grosses paroles et grandes menaces au senat: mais c'estoit au lendemain, en la place, qu'il falloit venir à l'execution; où Metellus, oultre la faveur du peuple et de Cesar, conspirant lors aux advantages de Pompeius, se debvoit trouver accompaigné de force esclaves estrangiers et escrimeurs à oultrance, et Caton fortifié de sa seule constance; de sorte que ses parents, ses domestiques et beaucoup de gents de bien en estoient en grand soulcy, et en y eut qui passerent la nuict ensemble sans vouloir reposer, ny boire, ny manger, pour le dangier qu'ils luy veoyoient preparé; mesme sa femme et ses sœurs ne faisoient que pleurer et se tormenter en sa maison: là où luy, au contraire, reconfortoit tout le monde; et aprez avoir souppé comme de coustume, s'en alla coucher, et dormir de fort profond sommeil iusques au matin, que l'un de ses compaignons au tribunat le veint esveiller pour aller à l'escarmouche. La cognoissance que nous avons de la grandeur de courage de cet homme, par le reste de sa vie, nous peult faire iuger, en toute seureté, que cecy luy partoit d'une ame si loing eslevee au dessus de tels accidents, qu'il n'en daignoit entrer en cervelle, non plus que d'accidents ordinaires.

En la battaille navale qu'Augustus gaigna contre Sextus Pompeius en Sicile, sur le poinct d'aller au combat 2, il se trouva pressé d'un si profond sommeil, qu'il fallut que ses amis l'esveillassent pour donner le signe de la battaille : cela donna occasion à M. Antonius de luy reprocher, depuis, qu'il n'avoit pas eu le cœur seulement de regarder les yeulx ouverts l'ordonnance de son armee, et de n'avoir osé se presenter aux soldats, iusques à ce qu'Agrippa luy veinst annoncer la nouvelle de la victoire qu'il avoit eue sur ses ennemis. Mais quant au ieune Marius, qui feit encores pis, car le iour de sa derniere iournee contre Sylla, aprez avoir ordonné son armee et donné le mot et signe de la battaille, il se coucha dessoubs un arbre à l'umbre pour se reposer, et s'endormit si serré, qu'à peine se peut il esveiller de la route et fuitte de ses gents, n'ayant rien veu du combat; ils disent que ce feut pour estre si extremement aggravé de travail et de faulte de dormir, que nature n'en pouvoit plus3. Et à ce propos, les medecins adviseront si le dormir est si necessaire, que nostre vie en de

* PLUTARQUE, Vie de Caton d'Utique, c. 8. C.

2 SUÉTONE, Vie d'Auguste, c. 16. C. 3 PLUTARQUE, Vie de Sylla, c. 13. C.

I

pende: car nous trouvons bien qu'on feit mourir et cela faict, se meit à poursuyvre Machanile roy Perseus de Macedoine prisonnier à Rome, das. Ce cas est germain à celuy de mousieur de luy empeschant le sommeil; mais Pline en Guyse. allegue qui ont vescu longtemps sans dormir. Chez Herodote 2, il y a des nations ausquelles les hommes dorment et veillent par demy annees. Et ceulx qui escrivent la vie du sage Epimenides, disent qu'il dormit cinquante sept ans de suitte3.

CHAPITRE XLV.

De la battaille de Dreux.

Il y eut tout plein de rares accidents en nostre battaille de Dreux 4; mais ceulx qui ne favorisent pas fort la reputation de monsieur de Guyse, mettent volontiers en avant, qu'il ne se peult excuser d'avoir faict alte et temporisé avecques les forces qu'il commandoit, ce pendant qu'on enfonceoit monsieur le connestable, chef de l'armee, avecques l'artillerie ; et qu'il valoit mieulx se hazarder, prenant l'ennemy par flanc, que, attendant l'advantage de le veoir en queue, souffrir une si lourde perte. Mais oultre ce que l'issue en tesmoigna, qui en debattra sans passion me confessera ayseement, à mon advis, que le but et la visee, non seulement d'un capitaine, mais de chasque soldat, doibt regarder la victoire en gros; et que nulles occurrences particulieres, quelque interest qu'il y ait, ne le doibvent divertir de ce poinct là. Philopomen 5, en une rencontre de Machanidas, ayant envoyé devant, pour attaquer l'escarmouche, bonne trouppe d'archers et gents de traict; et l'ennemy, aprez les avoir renversez, s'amusant à les poursuyvre à toute bride, et coulant, aprez sa victoire, le long de la battaille où estoit Philopomen, quoy que ses soldats s'en esmeussent, il ne feut d'advis de bouger de sa place, ny de se presenter à l'ennemy pour secourir ses gents; ains les ayant laissé chasser et mettre en pieces à sa veue, commencea la charge sur les ennemis au battaillon de leurs gents de pied, lors qu'il les veid tout à faict abbandonnez de leurs gents de cheval; et bien que ce feussent Lacedemoniens, d'autant qu'il les print à l'heure que, pour tenir tout gaigné, ils commenceoient à se desordonner, il en veint ayseement à bout;

1 Nat. Hist. VII, 52. C.

2 Liv. IV, p. 264. Hérodote n'en parle que par oui-dire, et déclare positivement qu'il ne le croit point. C.

3 DIOGÈNE LAERCE, I, 109; PLINE, VII, 52. J. V. L. 4 Donnée en 1562, sous le règne de Charles IX, et gagnée

par la conduite et la valeur du duc de Guise. 5 PLUTARQUE, Vie de Philopamen, c. 6. C.

En cette aspre battaille d'Agesilaus contre les Bootiens, que Xenophon ', qui y estoit, dict estre la plus rude qu'il eust oncques veue, Agesilaus refusa l'advantage que fortune luy presentoit, de laisser passer le battaillon des Bootiens et les charger en queue, quelque certaine victoire qu'il en preveist, estimant qu'il y avoit plus d'art que de vaillance; et pour monstrer sa prouesse d'une merveilleuse ardeur de courage, choisit plustost de leur donner en teste : mais aussi feut il bien battu et bien blecé, et contrainct enfin de se desmesler, et prendre le party qu'il avoit refusé au commencement, faisant ouvrir ses gents pour donner passage à ce torrent de 'Bootiens; puis quand ils feurent passez, prenant garde qu'ils marchoient en desordre comme ceulx qui cuidoient bien estre hors de tout dangier, il les feit suyvre et charger par les flancs: mais pour cela ne les peut il tourner en fuitte à val de route; ains se retirerent le petit pas, monstrant tousiours les dents, iusques à ce qu'ils se feurent rendus à sauveté.

CHAPITRE XLVI.

Des noms.

Quelque diversité d'herbes qu'il y ayt, tout s'enveloppe sous le nom de salade : de mesme, sous la consideration des noms, ie m'en vois faire icy une galimafree de divers articles.

Chasque nation a quelques noms qui se prennent, ie ne sçay comment, en mauvaise part : et à nous Iehan, Guillaume 2, Benoist. Item, il semble y avoir en la genealogie des princes, certains noms fatalement affectez : comme des Ptolomees à ceulx d'Aegypte, des Henrys en Angleterre, Charles en France, Baudoins en Flandres; et en nostre ancienne Aquitaine, des Guillaumes, d'où l'on dict que le nom de Guienne est venu3, par un froid rencontre, s'il n'en y avoit d'aussi cruds dans Platon mesme.

Item, c'est une chose legiere, mais toutesfois digne de memoire pour son estrangeté, et es

1 Cité par PLUTARQUE, Vie d'Agésilas, p. 605; éd. de 1599. C.

2 Guillaume, dit le Dictionnaire de Trévoux, se disait autrefois par mépris des gens dont on ne faisait pas grand cas. E. J.

3 Le nom de Guienne ne vient point de Guillaume, mais bien du mot Aquitania, l'Aquitaine, dont on a fait d'abord l'Aquienne, et ensuite la Guienne. A. D.

fez de la feste, d'aller violer une maison pudique, commanda à la menestriere de changer de ton; et par une musique poisante, severe et spondaïque, enchanta tout doulcement leur ardeur, et l'endormit '.

cripte par tesmoing oculaire, que Henry, duc | hommes, lesquels il sentit complotter, eschaufde Normandie, fils de Henry second, roy d'Angleterre, faisant un festin en France, l'assemblee de la noblesse y feut si grande, que, pour passetemps, s'estant divisee en bandes par la ressemblance des noms; en la premiere trouppe, qui feut des Guillaumes, il se trouva cent dix chevaliers assis à table portants ce nom, sans mettre en compte les simples gentilshommes et serviteurs.

Il est autant plaisant de distribuer les tables par le nom des assistants, comme il estoit à l'empereur Geta de faire distribuer le service de ses mets par la consideration des premieres lettres du nom des viandes: on servoit celles qui se commenceoient par M : mouton, marcassin, merlus, marsoin; ainsi des aultres.

Item, dira pas la posterité que nostre reformation d'auiourd'huy ayt esté delicate et exacte, de n'avoir pas seulement combattu les erreurs et les vices, et remply le monde de devotion, d'humilité, d'obeïssance, de paix, et de toute espece de vertu; mais d'avoir passé iusques à combattre ces anciens noms de nos baptesmes, Charles, Louys, François, pour peupler le monde de Mathusalem, Ezechiel, Malachie, beaucoup mieulx sentants de la foy? Un gentilhomme, mien voisin, estimant les commoditez du vieux temps au prix du nostre, n'oublioit pas de mettre en compte la fierté et magnificence des noms de la noblesse de ce temps là, Dom Grumedan, Quedragan, Agesilan; et qu'à

avoient esté bien aultres gents que Pierre, Guillot et Michel.

Item, il se dict qu'il faict bon avoir bon nom, c'est à dire credit et reputation; mais encores, à la verité, est il commode d'avoir un nom beau, et qui ayseement se puisse prononcer et retenir, car les roys et les grands nous en cognois-les ouyr seulement sonner, il se sentoit qu'ils sent plus ayseement, et oublient plus mal volontiers; et de ceulx mesmes qui nous servent, nous commandons plus ordinairement et employons ceulx desquels les noms se presentent le plus facilement à la langue. I'ay veu le roy Henry second ne pouvoir nommer à droict un gentilhomme de ce quartier de Gascoigne; et à une fille de la royne, il feut luy mesme d'advis de donner le nom general de la race, parce que celuy de la maison paternelle luy sembla trop divers. Et Socrates estime digne du soing paternel de donner un beau nom aux enfants.

Item, on dict que la fondation de nostre Dame la grand' à Poictiers, print origine de ce qu'un ieune homme desbauché, logé en cet endroict, ayant recouvré une garse, et luy ayant d'arrivee demandé son nom, qui estoit Marie, se sentit si vifvement esprins de religion et de respect de ce nom sacrosainct de la Vierge mere de nostre Sauveur, que non seulement il la chassa soubdain, mais en amenda tout le reste de sa vie, et qu'en consideration de ce miracle, il feut basty, en la place où estoit la maison de ce ieune homme, une chapelle au nom de nostre Dame, et depuis l'eglise que nous y veoyons. Cette correction voyelle et auriculaire, devotieuse, tira droict à l'ame : cette aultre suyvante, de mesme genre, s'insinua par les sens corporels. Pythagoras estant en compaignie de ieunes

* SPARTIEN, Geta, c. 5. J. V. L.

Item, ie sçay bon gré à Iacques Amyot d'avoir laissé dans le cours d'une oraison françoise, les noms latins touts entiers, sans les bigarrer et changer pour leur donner une cadence françoise. Cela sembloit un peu rude au commencement; mais desia l'usage, par le credit de son Plutarque, nous en a osté toute l'estrangeté. L'ay souhaitté souvent que ceulx qui escrivent les his toires en latin nous laissassent nos noms touts tels qu'ils sont'; car en faisant de Vaudemont Vallemontanus, et les metamorphosant pour les garber à la grecque ou à la romaine, nous ne sçavons où nous en sommes, et en perdons la cognoissance.

Pour clorre nostre compte, c'est un vilain usage, et de tres mauvaise consequence en nostre France, d'appeller chascun par le nom de sa terre et seigneurie, et la chose du monde qui faict plus mesler et mescognoistre les races. Un cadet de bonne maison ayant eu pour son appanage une terre sous le nom de laquelle il a esté cogneu et honnoré, ne peult honnestement l'abbandonner dix ans aprez sa mort, la terre s'en va à un estrangier qui en faict de mesme; devinez où nous sommes de la cognoissance de ces

:

1 SEXTUS EMPIRICUS, adversus Mathem. liv. VI, p. 128. C. 2 Comme aurait dû faire le président de Thou dans son histoire, d'ailleurs si estimée de tout sincère amateur de la vérité. C.

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