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Qui veut d'un si beau sang souiller un si beau jour.
Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle,

Et Rome par ses pleurs y mettra trop d'obstacle.
Vous les préviendrez, Sire; et par un juste arrêt,
Vous saurez embrasser bien mieux son intérêt.
Ce qu'il a fait pour elle, il peut encor le faire;
Il peut la garantir encor d'un sort contraire,
Sire, ne donnez rien à mes débiles ans.
Rome aujourd'hui m'a vu père de quatre enfants.
Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle;
Il m'en reste encor un, conservez-le pour elle,
N'ôtez pas à ses murs un si puissant appui.....
Sire, j'en ai trop dit: mais l'affaire vous touche,
Et Rome tout entière a parlé par ma bouche.

(Les Horaces.)

3. Dialogues Auguste, Cinna, Maxime.

AUGUSTE.

Cet empire absolu sur la terre et sur l'onde,
Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde,
Cette grandeur sans borne et cet illustre rang
Qui m'a jadis coûté tant de peine et de sang,
Enfiu tout ce qu'adore en ma haute fortune
D'un courtisan flatteur la présence importune,
N'est que de ces beautés dont l'éclat éblouit,
Et qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit.
L'ambition déplaît quand elle est assouvie,
D'une contraire ardeur son ardeur est suivie;
Et comme notre esprit jusqu'au dernier soupir
Toujours vers quelque objet pousse quelque désir,
Il se ramène en soi, n'ayant plus où se prendre;
Et monté sur le faîte, il aspire à descendre.
J'ai souhaité l'empire, et j'y suis parvenu;
Mais en le souhaitant je ne l'ai pas connu.
Dans sa possession j'ai trouvé pour touts charmes
D'effroyables soucis, d'éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à touts propos,
Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.
Sylla m'a précédé dans ce pouvoir suprême,
Le grand César, mon père, en a joui de même.
D'un oeil si différent touts deux l'ont regardé,
Que l'un s'en est démis, et l'autre l'a gardé.

Mais l'un cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,
Comme un bon citoyen dans le sein de sa
ville;
L'autre tout débonnaire, au milieu du sénat,

A vu trancher ses jours par un assassinat.

Ces exemples récents suffiraient pour m'instruire,
Si par l'exemple seul on se devait conduire:
L'un m'invite à le suivre, et l'autre me fait peur;
Mais l'exemple souvent n'est qu'un miroir trompeur,
Et l'ordre du destin qui gêne nos pensées
N'est pas toujours écrit dans les choses passées.
Quelquefois l'un se brise où l'autre s'est sauvé,
Et par où l'un périt un autre est conservé.
Voilà, mes chers amis, ce qui me met en peine.
Vous qui me tenez lieu d'Agrippe et de Mécène,
Pour résoudre ce point avec eux débattu,
Prenez sur mon esprit le pouvoir qu'ils ont eu.
Ne considérez point cette grandeur suprême
Odieuse aux Romains et pesante à moi-même;
Traitez-moi comme, ami, non comme souverain;
Rome, Auguste, l'Etat, tout est en votre main.
Vous mettrez et l'Europe, et l'Asie, et l'Afrique
Sous les lois d'un monarque ou d'une république.
Votre avis est ma règle, et par ce seul moyen
Je veux être empereur ou simple citoyen.

CINNA

Malgré notre surprise et mon insuffisance,
Je vous obéirai, seigneur, sans complaisance,
Et mets bas le respect qui pourrait m'empêcher
De combattre un avis où vous semblez pencher.
Souffrez-le d'un esprit jaloux de votre gloire
Que vous allez souiller d'une tache trop noire,
Si vous ouvrez votre âme à ces impressions,
Jusques à condamner toutes vos actions.

On ne renonce point aux grandeurs légitimes:

On garde sans remords ce qu'on acquiert sans crimes;
Et plus le bien qu'on quitte est noble, grand, exquis,
Plus qui l'ose quitter le juge mal acquis.
N'imprimez pas, seigneur, cette honteuse marque
A ces rares vertus qui vous ont fait monarque;
Vous l'êtes justement, et c'est sans attentat
Que vous avez changé la forme de l'État.

Rome est dessous vos lois par le droit de la guerre,
Qui sous les lois de Rome a mis toute la terre;
Vos armes l'ont conquise, et touts les conquérants
Pour être usurpateurs ne sont pas des tyrans.
Quand ils ont sous leurs lois asservi des provinces,
Gouvernant justement ils s'en font justes princes.
C'est ce que fit César: il vous faut aujourd'hui

1 Dessous, jest sos vous lois.

Condamner sa mémoire ou faire comme lui.
Si le pouvoir suprême est blâmé par Auguste,
César fut un tyran et son trépas fut juste;
Et vous devez aux dieux compte de tout le sang
Dont vous l'avez vengé pour monter à son rang.
N'en craignez point, seigneur, les tristes destinées,
Un plus puissant démon veille sur vos années;
On a dix fois sur vous attenté sans effet,
Et qui l'a voulu perdre au même instant l'a fait.
On entreprend assez, mais aucun n'exécute;
Il est des assassins, mais il n'est pas de brute;
Enfin s'il faut attendre un semblable revers,
Il est beau de mourir maître de l'univers,
C'est ce qu'en peu de mots j'ose dire, et j'estime
Que ce peu que j'ai dit est l'avis de Maxime.

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MAXIME.

Oui, j'accorde qu'Auguste a droit de conserver
L'empire où sa vertu l'a fait seule arriver;
Et qu'au prix de son sang, au péril de sa tête,
Il a fait de l'Etat une juste conquête:
Mais que sans se noircir il ne puisse quitter
Le fardeau que sa main est lasse de porter,
Qu'il accuse par là César de tyrannie,

Qu'il approuve sa mort, c'est ce que je dénie.
Rome est à vous, seigneur, l'empire est votre bien:
Chacun en liberté peut disposer du sien;

Il le peut à son choix garder ou s'en défaire.
Vous seul ne pourriez pas ce que peut le vulgaire!
Et seriez devenu, pour avoir tout dompté,
Esclave des grandeurs où vous êtes monté!
Possédez-les, seigneur, sans qu'elles vous possèdent;
Loin de vous captiver, souffrez qu'elles vous cèdent;
Et faites hautement connaître enfin à touts
Qué tout ce qu'elles ont est au-dessous de vous.
Votre Rome autrefois vous donna la naissance,
Vous lui voulez1 donner votre toute-puissance,
Et Cinna vous impute à crime capital
La libéralité vers le pays natal!
Il appèle remords l'amour de la patrie!
Par la haute vertu la gloire est donc flétrie;
Et ce n'est qu'un objet digne de nos mépris,

Si de ses pleins effets l'infamie est le prix.

Je veux bien avouer qu'une action si belle

Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d'elle:

1 Vous lui voulez, man sagt jezt besser: vous voulez lui.

Mais commet-on un crime indigne de pardon,
Quand la reconnaissance est au-dessus du don?
Suivez, suivez, seigneur, le Ciel qui vous inspire:
Votre gloire redouble à mépriser l'empire,

Et vous serez fameux chez la postérité,

Moins pour l'avoir conquis que pour l'avoir quitté.
Le bonheur peut conduire à la grandeur suprême;
Mais pour y renoncer il faut la vertu même,
Et peu de généreux vont jusqu'à dédaigner
Après un sceptre acquis la douceur de régner.
Considérez d'ailleurs que vous régnez dans Rome,
Où de quelque façon que votre cour vous nomme,
On hait la monarchie; et le nom d'empereur,
Cachant celui de roi, ne fait pas moins d'horreur.
Il passe pour tyran, quiconque s'y fait maître;
Qui le sert, pour esclave, et qui l'aime, pour traître:
Qui le souffre, a le coeur lâche, mol, abattu;
Et pour s'en affranchir tout s'appèle vertu.
Vous en avez, seigneur, des preuves trop certaines.
On a fait contre vous dix entreprises vaines:
Peut-être que l'onzième est prête d'éclater2;
Et que ce mouvement qui vous vient d'agiter3,
N'est qu'un avis secret que le Ciel vous envoie,
Qui, pour vous conserver, n'a plus que cette voie.
Ne vous exposez plus à ces fameux revers:
Il est beau de mourir maître de l'univers;
Mais la plus belle mort souille notre mémoire,
Quand nous avons pu vivre et croître notre gloire.

1

CINNA.

Si l'amour du pays doit ici prévaloir,

C'est son bien seulement que vous devez vouloir;
Et cette liberté, qui lui semble si chère,
N'est pour Rome, seigneur, qu'un bien imaginaire,
Plus nuisible qu'utile, et qui n'approche pas
De celui qu'un bon prince apporte à ses états.
Avec ordre et raison les honneurs il dispense,
Avec discernement punit et récompense,
Et dispose de tout en juste possesseur,
Sans rien précipiter de peur d'un successeur,

Mais quand le peuple est maître, on n'agit qu'en tumulte,

L'onzième, der Artikel darf bei onze nicht elidirt werden.

2 prête d'éclater ist kein Fehler, prêt de drückt eine natürliche Weise aus, prêt à eine Vorbereitung. Man findet tausend Beispiele dieser Art in Klassikern. Pret d'embrasser mes enfants (Volt. Mah.), prêt d'obéir (id.), prêt d'avancer (J. B. Rousseau), prêt de suivre les consuls (Vertot), prêt de verser tout leur sang (Racine), prets d'envahir Bombay (Raynal). Aus diesem ersieht man, daß es gebraucht wird, und nicht, wie Duvivier will, ein Sprachfehler ist.

3

4

Qui vous vient d'agiter Inversion statt qui vient de vous agiter.
Croître notre gloire, statt augmenter wird nicht mehr gebraucht.

La voix de la raison jamais ne se consulte:
Les honneurs sont vendus aux plus ambitieux,
L'autorité livrée aux plus séditieux.

Ces petits souverains qu'il fait pour une année,
Voyant d'un temps si court leur puissance bornée,
Des plus heureux desseins font avorter le fruit,

De peur de le laisser à celui qui les suit.

Comme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonuent,
Dans le champ du public largement ils moissonnent,
Assurés que chacun leur pardonne aisément,

Espérant à son tour un pareil traitement.
Le pire des états, c'est l'état populaire.

AUGUSTE.

Et toutefois le seul qui dans Rome peut plaire.
Cette haine des rois que depuis cinq cents ans
Avec le premier lait sucent touts ses enfants,
Pour l'arracher des coeurs, est trop enracinée.

MAXIME.

Oui, seigneur, dans son mal Rome est trop obstinée.
Son peuple qui s'y plaît en fuit la guérison,
Sa coutume l'emporte et non pas la raison;
Et cette vieille erreur que Cinna veut abattre,
Est une heureuse erreur, dont il est idolâtre,
Par qui le monde entier asservi sous ses lois
L'a vu cent fois marcher sur la tête des rois,
Son épargne s'enfler du sac de leurs provinces.
Que lui pouvaient de plus donner les meilleurs princes?
J'ose dire, seigneur, que par touts les climats
Ne sont pas bien reçus toutes sortes d'états:
Chaque peuple a le sien, conforme à sa nature,
Qu'on ne saurait changer sans lui faire une injure.
Telle est la loi du Ciel, dont la sage équité
Sème dans l'univers cette diversité.
Les Macédoniens aiment le monarchique1,
Et le reste des Grecs la liberté publique;

Les Parthes, les Persans veulent des souverains,
Et le seul consulat est bon pour les Romains.

1

CINNA.

Il est vrai que du Ciel la prudence infinie
Départ à chaque peuple un différent genie;

Le monarchique, Ellipfe, statt la forme, le gouvernement monarchique; la monarchie ift beffer.

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