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DISCOURS DES SAGES ET DU PEUPLE.

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à

On ne s'en tenait pas là. On attaquait la puissance des clefs et l'autorité du souverain pontife. Pourquoi, disait-on, le pape ne délivre-t-il pas la fois toutes les âmes du purgatoire, par une sainte charité et à cause de la grande misère de ces âmes, puisqu'il en délivre un si grand nombre pour l'amour d'un argent périssable et de la cathédrale de Saint-Pierre ? >>

« Pourquoi célèbre-t-on toujours les fêtes et les anniversaires pour les morts? Pourquoi le pape ne rend-il pas, ou ne permet-il pas que l'on reprenne les bénéfices et les prébendes qui ont été fondés en faveur des morts, puisque maintenant il est inutile et même répréhensible de prier pour ceux que les indulgences ont à jamais délivrés ? Quelle est donc cette nouvelle sainteté de Dieu et du pape, que, pour l'amour de l'argent, ils accordent à un homme impie et ennemi de Dieu, de délivrer du purgatoire une âme pieuse et aimée du Seigneur, plutôt que de la délivrer euxmêmes gratuitement par amour, et à cause de sa grande misère ? »>

On racontait la conduite grossière et immorale des prédicateurs d'indulgences. « Pour payer, disaiton, ce, qu'ils doivent aux voituriers qui les transportent avec leurs marchandises, aux aubergistes chez lesquels ils logent, ou à quiconque leur rend quelque service, ils donnent une lettre d'indulgence pour quatre, cinq ou tant d'âmes que l'on veut en avoir. » Ainsi les brevets de salut avaient cours

1. Luther, thèses sur les indulgences. Th. 82, 83 et 84.

Tome I.

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UN MINEUR DE SCHNEEBERG.

dans les hôtelleries et sur les marchés, comme des billets de banque, ou comme du papier-monnaie. Apportez! apportez! >> << voilà, disaient les du peuple, la tête, la queue, le ventre et tout le

contenu de leur sermon 1. »

gens

Un mineur de Schneeberg rencontrant un vendeur d'indulgences, « Faut-il donc ajouter foi, lui dit-il, à ce que vous avez souvent dit de la force de l'indulgence et de l'autorité du pape, et croire qu'on peut, avec un denier jeté dans la caisse, racheter une âme du purgatoire? » Le marchand d'indulgences l'affirme. « Ah! reprend le mineur, quel homme impitoyable doit donc être le pape, qu'il laisse ainsi pour un misérable denier une pauvre âme crier si long-temps dans les flammes ! S'il n'a pas d'argent comptant, qu'il amasse quelques cent milliers d'écus, et délivre tout d'une fois toutes ces âmes. Nous autres pauvres gens, nous lui en paierions volontiers les intérêts et le capital 2. >> • Ainsi l'Allemagne était lasse du trafic honteux qui se faisait au milieu d'elle. On ne pouvait plus supporter les impostures de ces maîtres fripons de Rome, comme dit Luther 3. Cependant aucun évêque, aucun théologien n'osait mettre la main sur leur charlatanerie et sur leurs fraudes. Les esprits étaient en suspens. On se demandait si Dieu ne susciterait pas quelque homme puissant pour l'ou

1. L. Opp. (Leips.) XVII, 79.

2. Matthesius, p. 213.

3. Fessi erant Germaui omnes, ferendis explicationibus, nundinationibus, et infinitis imposturis Romanensium nebulonum. (L. Opp. lat. in præf.)

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vre qu'il y avait à faire. Mais on ne le voyait paraître nulle part.

Le pape qui occupait alors le trône pontifical n'était pas un Borgia: c'était Léon X, de l'illustre famille des Médicis. Il était habile, sincère, plein de bonté et d'indulgence. Son commerce était rempli d'affabilité et d'agrément, sa libéralité sans bornes, et ses mœurs personnelles bien supérieures à celles de sa cour. A ces diverses qualités, il joignait plusieurs des perfections d'un grand prince. Il était surtout grand ami des sciences et des arts. Il aimait la magnificence, et aucune cour ne surpassait la sienne en éclat et en fêtes. Mais le sentiment religieux était une chose complétement inconnue à Léon. « Il avait tant d'agréments dans «ses manières, qu'il eût été un homme accompli, « s'il avait eu quelque connaissance des choses de <«< la religion et un peu plus d'inclination à la piété, de quoi il ne se mit jamais guère en pei« ne», dit Sarpi 1.

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Léon avait besoin de beaucoup d'argent. Il devait pourvoir à ses vastes dépenses, suffire à toutes ses libéralités, remplir la bourse d'or qu'il jetait chaque jour au peuple, entretenir les spectacles licencieux du Vatican, satisfaire aux nombreuses demandes de ses parents et de ses courtisans adonnés aux voluptés, doter sa soeur, qui avait épousé le prince Cibo, fils naturel du pape Innocent VIII, et payer tout ce que lui coûtait son goût des lettres, des arts et des plaisirs. Son 1. Concile de Trente, p. 4.

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cousin, le cardinal Pucci, aussi habile dans l'art d'amasser que Léon dans celui de prodiguer, lui conseilla de recourir à la ressource des indulgences. Le pape publia donc une bulle, annonçant une indulgence générale dont le produit serait destiné, disait-il, à la construction de l'église de Saint-Pierre, ce grand monument de la magnificence sacerdotale. Dans une lettre donnée à Rome sous l'anneau du pêcheur en novembre 1517, Léon demande à son commissaire des indulgences 147 ducats d'or, pour payer un manuscrit du 33 livre de Tite-Live. De tous les usages qu'il fit de l'argent des Germains, ce fut sans doute là le meilleur. Mais encore était-il étrange de délivrer les âmes du purgatoire pour acheter le manuscrit des guerres du peuple romain.

Il se trouvait alors en Allemagne un jeune prince qui était à beaucoup d'égards une image vivante de Léon X: c'était Albert, frère cadet de l'électeur Joachim de Brandebourg. Ce jeune homme de 24 ans avait été fait archevêque et électeur de Mayence et de Magdebourg; deux ans plus tard il fut nommé cardinal. Albert n'avait ni les vertus ni les vices qui ont souvent caractérisé les hauts dignitaires de l'Église. Jeune, léger, mondain, mais non sans quelques sentiments généreux, il voyait fort bien plusieurs des abus de la catholicité, et se souciait peu des moines fanatiques qui l'entouraient. Son équité le portait à reconnaître, au moins en partie, la justice de ce que demandaient les amis de l'Évangile. Dans le secret de son cœur, il n'était point très-opposé à

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ᎪᏞᏴᎬᎡᎢ.

293 Luther. Capiton, l'un des réformateurs les plus distingués, fut long-temps son chapelain, son conseiller et son confident intime. Albert assistait régulièrement à ses prédications. « Il ne méprisait « pas l'Évangile, dit Capiton, il l'estimait beaucoup <<au contraire, et pendant long-temps il empêcha les « moines d'attaquer Luther. » Mais il eût voulu que celui-ci ne le compromit pas, et que tout en signalant des erreurs de doctrines et les vices des membres inférieurs du clergé, il se gardât bien de mettre au grand jour les fautes des évêques et des princes. I craignait par-dessus tout de voir son nom mis en avant dans toute cette affaire. Voyez,» disait plus tard à Luther Capiton, porté à se faire des illusions flatteuses, comme c'est l'ordinaire dans des situations semblables à la sienne; « voyez l'exemple de Christ et des apôtres : «< ils ont repris les pharisiens, l'inceste de Corinthe; mais ils ne les ont jamais nommés. Vous ne sa«<vez pas ce qui se passe dans le cœur des évêques. « Il s'y trouve plus de bien que vous ne le pensez << peut-être. » Mais l'esprit léger et profane d'Albert devait l'éloigner encore plus de la réformation que les susceptibilités et les craintes de son amour-propre. Affable, spirituel, bien fait, somptueux, dissipateur, se plaisant dans les délices de la table, les riches équipages, la magnificence des édifices, les plaisirs licencieux et les sociétés des gens de lettres, ce jeune archevêque-électeur était en Allemagne ce que Léon était à Rome. Sa cour était l'une des plus magnifiques de l'empire. Il était prêt à sacrifier aux plaisirs et aux gran

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