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MODESTIE DE LUTHER.

264 demeurer inconnu du monde. Une circonstance indépendante de la volonté de Luther vint le jeter sur le champ de bataille, et la guerre commença. C'est cette circonstance providentielle que la suite des événements nous appelle à rapporter.

AGITATION. CORTÉGE.

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LIVRE III.

LES INDULGENCES ET LES THÈSES.
1517. Mai 1518.

Il y avait alors une grande agitation parmi le peuple de l'Allemagne. L'Église était descendue dans le mouvement des trafics. Elle avait ouvert un grand marché sur la terre. A la foule des chalands, aux cris et aux plaisanteries des vendeurs, ou eût dit une foire, mais une foire tenue par des moines. La marchandise qu'ils faisaient valoir et qu'ils offraient à grand rabais, c'était, disaientils, le salut des âmes.

Les marchands parcouraient le pays dans une belle voiture, accompagnés de trois cavaliers, menant grand train et faisant fortes dépenses. On eût dit quelque Éminence sacerdotale en tournée solennelle, avec sa suite et ses officiers, et non un débitant vulgaire ou un moine quêteur. Le cortége approchait-il d'une ville, un député se rendait vers le magistrat: « La grâce de Dieu et du saint « Père est devant vos portes, » disait l'envoyé. Aussitôt tout était en mouvement dans l'endroit. Le clergé, les prêtres, les nonnes, le conseil, les

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maîtres d'école, les écoliers, les corps de métier avec leurs drapeaux, hommes et femmes, jeunes et vieux, se rendaient à la rencontre des marchands du pape, tenant en main des cierges allumés, s'avançant au son de la musique et de toutes les cloches, « de manière, dit un historien, que l'on << n'eût pu recevoir plus grandement Dieu lui« même. » Les salutations faites, tout le cortége se dirigeait vers l'Église. La bulle de grâce du pontife était portée en avant sur un coussin de velours, ou sur un drap d'or. Le chef des mar-chands d'indulgences venait ensuite, tenant en mains une grande croix rouge en bois; et toute la procession cheminait ainsi au milieu des chants, des prières et de la fumée des parfums. Le son des orgues et une musique retentissante recevaient dans le temple le moine débitant et tout ce qui l'accompagnait. La croix qu'il portait était érigée devant l'autel; on y suspendait les armes du pape, et pendant tout le temps qu'elle demeurait plantée, le clergé du lieu, les pénitenciers et les sous-commissaires venaient chaque jour, après les vêpres ou avant le salut, lui rendre solennellement honneur, tenant en mains de petits bâtons blancs 1. Cette grande affaire excitait une vive sensation dans les tranquilles cités germaniques.

Un personnage attirait particulièrement l'attention des spectateurs dans ces ventes solennelles.

1. Instruction de l'archevêque de Mayence aux sous-commissaires de l'indulgence, etc., art. 8.

TEZEL.

267 C'était celui qui portait la grande croix rouge et qui était chargé du principal rôle. Revêtu de l'habit des Dominicains, il faisait entendre une voix retentissante, et semblait encore plein de force, quoique déjà il eût atteint sa 63 année. Cet homme, fils d'un orfèvre de Leipzig nommé Diez, s'appelait Jean Diezel ou Tezel. Il avait étudié dans sa ville natale, avait été fait bachelier en 1487, et était entré deux ans après dans l'ordre des Dominicains. De nombreux honneurs s'étaient accumulés sur sa tête. Bachelier en théologie, prieur des Dominicains, commissaire apostolique, inquisiteur, hæreticæ pravitatis inquisitor, il n'avait cessé depuis l'an 1502 de remplir l'office de marchand d'indulgences. L'habileté qu'il avait acquise comme subordonné l'avait bientôt fait nommer commissaire en chef. Il avait quatre-vingts florins par mois; tous ses frais étaient payés; on lui entretenait une voiture et trois chevaux; mais on peut facilement penser que ses gains accessoires dépassaient de beaucoup son traitement. En 1507, il gagna en deux jours, à Freiberg, deux mille florins. S'il avait les fonctions d'un charlatan, il en avait aussi les mœurs. Convaincu à Inspruck d'adultère et d'une conduite déhontée, il fut près d'expier ses vices au prix de sa vie. L'empereur Maximilien avait ordonné qu'il fût mis dans un sac et jeté à la rivière. L'électeur Frédéric de Saxe étant survenu obtint sa grâce. Mais la leçon qu'il avait reçue ne lui avait pas donné plus de modestie. Il me

1. Seckendorf, Weissmann. Biblioth. univ. 24, 163.

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LE DISCOURS DE TEZEL.

nait avec lui deux de ses enfants: Miltiz, légat du pape, cite le fait dans une de ses lettres. Il eût été difficile de trouver dans tous les cloîtres de l'Allemagne un homme plus propre que lui au commerce dont on le chargea. A la théologie d'un moine, au zèle et à l'esprit d'un inquisiteur, il unissait la plus grande effronterie; et ce qui lui facilitait surtout son travail, c'était l'imagination de ces histoires bizarres par lesquelles on gagne l'esprit du peuple. Tout moyen lui était bon pour remplir la caisse. Enflant la voix et se livrant à une éloquence de tréteaux, il offrait à tout venant ses indulgences, et savait mieux qu'aucun marchand de foire, faire valoir sa marchandise 2.

les ar

Quand la croix avait été élevée et que mes du pape y étaient suspendues, Tezel montait en chaire, et d'un ton assuré il commençait à exalter la valeur des indulgences, en présence de la foule que la cérémonie avait attirée dans le lieu saint. Le peuple l'écoutait, et ouvrait de grands yeux à l'ouïe des vertus admirables qu'il annonçait. Un historien jésuite dit lui-même en parlant des religieux dominicains que Tezel s'était associés: « Quelques-uns de ces prédicateurs ne manquè<< rent pas, comme d'ordinaire, d'outrer le sujet qu'ils traitaient, et d'exagérer tellement le prix « des indulgences, qu'ils donnèrent occasion au

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1. L. Opp. (W.) XV, 862.

2. Circumferuntur venales indulgentiæ in his regionibus a Tecelio Dominicano impudentissimo sycophanta. (Melancht. Vita Luth.)

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