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LE DINER A LA COUR.

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une dame d'un extérieur respectable, qui se trouvait dans les bancs de la cour, et sur les traits de laquelle on eût pu lire une émotion profonde. Elle se nommait madame de la Sale et était grandemaîtresse de la duchesse. C'était ensuite un licencié du droit canon, secrétaire et conseiller du duc, Jerôme Emser. Emser était doué de talents et de connaissances étendues. Homme de cour, politique habile, il eût voulu contenter à la fois les deux partis opposés : passer à Rome pour défenseur de la papauté, et en même temps briller en Allemagne parmi les savants du siècle. Mais sous cet esprit habile se cachait un caractère violent. Ce fut dans la chapelle du château de Dresde que se rencontrèrent pour la première fois Luther et Emser, qui plus tard devaient rompre plus d'une lance.

L'heure du dîner sonna pour le château, et bientôt la famille ducale et les diverses personnes de la cour furent réunies à table. La conversation tomba naturellement sur le prédicateur du matin. << Comment le sermon vous a-t-il plu? dit le duc « à madame de la Sale.Si je pouvais entendre. << encore un tel discours, répondit-elle, je mourrais << en paix. - Et moi, répondit George avec colère, je donnerais beaucoup d'argent de ne l'avoir << pas entendu, car de tels discours ne sont bons qu'à faire pécher les gens avec assurance. »

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Le maître ayant ainsi fait connaître son opinion, les courtisans se livrèrent sans gêne à tout leur mécontentement. Chacun avait sa remarque. Quelques-uns prétendirent que dans sa parabole des

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LA SOIRÉE CHEZ EMSÉR.

trois vierges, Luther avait eu en vue trois dames de la cour; sur quoi grandes causeries et nombreuses rumeurs. On plaisante les trois dames que le moine de Wittemberg a ainsi, assure-t-on, publiquement désignées 1. C'est un ignorant, disent les uns; c'est un moine orgueilleux, disent les autres. Chacun commenté le sermon à sa manière et fait dire au prédicateur ce qu'il lui plaît. La vérité était tombée au milieu d'une cour peu préparée à la recevoir. Chacun la déchira à plaisir. Mais tandis que la parole de Dieu était ainsi une occasion de chute pour plusieurs, elle était pour la grande-maîtresse une pierre de relèvement. Ses vœux furent accomplis. Un mois après, elle tomba malade : elle embrassa avec confiance la grâce du Sauveur, et mourut avec joie ".

Quant au duc, ce ne fut peut-être pas en vain qu'il entendit rendre témoignage à la vérité. Quelle qu'ait été son opposition à la réformation pendant sa vie, on sait qu'au moment de sa mort, il déclara n'avoir d'espérance que dans les mérites de Christ.

Il était naturel qu'Emser fit les honneurs à Luther au nom de son maître. Il l'invita à souper. Luther refusa; mais Emser insista et le contraignit. Luther pensait ne se trouver qu'avec quelques amis; mais il s'aperçut bientôt qu'on lui avait tendu un piége 3. Un maître-ès-arts de Leip

1. Has tres postea in aula principis a me notatas garrierunt. (L. Epp. I, 85.)

2. Keith, Leb. Luth., p. 32.

3. Inter medias me insidias conjectum. (L. Epp. 1, 85.)

LA SOIRÉE CHEZ EMSER.

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sig et plusieurs dominicains étaient chez le secrétaire du prince. Le maître-ès-arts, plein d'idée de lui-même et de haine contre Luther, l'aborda d'un air amical et mielleux; mais bientôt il s'emporta et se mit à crier de tous ses poumons 1. Le combat s'engagea. La dispute roula, dit Luther, sur les niaiseries d'Aristote et de saint Thomas ". A la fin Luther défia le maître-es-arts de définir avec toute l'érudition des Thomistes, ce que c'était qu'accomplir les commandements de Dieu. Le maître-ès-arts embarrassé fit bonne mine. << Payez-moi mes honoraires, dit-il, en tendant la main, da pastum. » On eût dit qu'il voulait commencer à donner une leçon dans les formes, prenant les convives pour ses écoliers. A cette folle réponse, ajoute le réformateur, nous nous mîmes tous à rire, et là-dessus nous nous quittâmés.

Pendant cette conversation, un dominicain avait écouté à la porte. Il eût voulu entrer, et cracher au visage de Luther 3. Il se retint néanmoins; mais il s'en vanta plus tard. Emser, charmé de voir ses hòtes se battre, et de paraître lui-même garder un juste milien, mit un grand empressement à s'excuser auprès de Luther sur la manière dont s'était passée la soirée 4. Celui-ci retourna à Wittemberg.

Il se remit avec zèle au travail. Il préparait six

1. In me acriter et clamose invectus est. (Ib.)
2. Super Aristotelis et Thomæ nugis. (lb.):
3. Ne prodiret et in faciem meam spueret. (Ib.)
4. Enixe sese excusavit. (Ib.)

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LIBERTÉ ET SERVITUDE.

ou sept jeunes théologiens qui devaient incessamment subir un examen pour obtenir la licence d'enseigner. Ce qui le réjouissait le plus, c'est que cette promotion serait à la honte d'Aristote. « Je << voudrais le plus tôt que possible multiplier ses << ennemis,» disait-il. A cet effet il publia alors des thèses qui méritent notre attention.

La liberté, tel fut le grand sujet qu'il traita. Il l'avait déjà effleuré dans les thèses de Feldkirchen; il l'approfondit maintenant davantage. Il y a eu dès le commencement du christianisme une lutte plus ou moins vive entre les deux doctrines de la liberté de l'homme et de son asservissement. Quelques scolastiques avaient enseigné, comme Pélage et d'autres docteurs, que l'homme possédait de lui-même la liberté, ou la puissance d'aimer Dieu et de faire le bien. Luther nia cette liberté; non pas pour en priver l'homme, mais au contraire pour la lui faire obtenir. La lutte dans cette grande question n'est donc point, comme on le dit d'ordinaire, entre la liberté et la servitude: elle est entre une liberté provenant de l'homme et une liberté provenant de Dieu. Les uns, qui s'appellent les partisans de la liberté, disent à l'homme: << Tu as le pouvoir de faire le bien, tu «< n'as pas besoin d'une liberté plus grande. » Les autres, que l'ona appelés les partisans de la servitude, lui disent au contraire: « La véritable liberté «<te manque, et Dieu te l'offre dans l'Évangile. D'un côté on parle de liberté pour maintenir la ser

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1. Cujus vellem hostes cito quamplurimos fieri. Epp. I, 59.

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vitude; de l'autre on parle de servitude pour donner la liberté telle a été la lutte au temps de saint Paul, au temps d'Augustin, au temps de Luther. Les uns disant : Ne changez rien! sont des champions de servitude. Les autres disant : Que vos fers tombent! sont des champions de liberté.

Mais ce serait se tromper que de résumer toute la réformation dans cette question particulière. Elle est l'une des nombreuses doctrines que maintint le docteur de Wittemberg: voilà tout. Ce serait surtout se faire une illusion étrange que de prétendre que la réformation fut un fatalisme, une opposition à la liberté. Elle fut une magnifique émancipation de l'esprit de l'homme. Rompant les cordes nombreuses dont la hiérarchie avait lié la pensée humaine; réintégrant les idées de liberté, de droit, d'examen, elle affranchit son siècle, nous-mêmes et la plus lointaine postérité. Et que l'on ne dise pas que la réformation affranchit, il est vrai, l'homme de tout despotisme humain, mais le rendit esclave d'autre part, en proclamant la souveraineté de la grâce. Sans doute elle voulut ramener la volonté humaine à la volonté divine, la lui soumettre pleinement, la confondre avec elle. Mais quel est le philosophe qui ignore que la pleine conformité à la volonté de Dieu est la seule, la souveraine, la parfaite liberté, et que l'homme ne sera vraiment libre que quand la suprême justice et l'éternelle vérité régneront seules en lui?

Voici quelques-unes des 99 propositions que

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