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Après avoir reconnu et constaté, sous le froc d'un moine, l'auteur anonyme du Commerce honorable, sachons au juste ce qui en a occasionné la rédaction et la publication. Avant de rendre compte de l'ouvrage lui-même, il importe de retracer les diverses tentatives infructueuses qui lui donnèrent naissance. Cet historique ne sera pas inutile pour le mieux apprécier.

Toutes les entreprises commerciales n'avaient été, jusque dans les premières années du XVIIe siècle, que l'ouvrage de quelques particuliers. Le Gouvernement n'y intervenait en rien: il se bornait à les entraver, le plus souvent, à l'intérieur, par sa fiscalité et ses péages (1), et à protéger quelquefois au dehors, par ses négociations et ses armes, leurs opérations maritimes (voir note A). « Ce ne fut << probablement que sous le ministère du cardinal de Richelieu, dit << Savary, que l'on vit se former, en France, des compagnies, sous « l'autorité du roi et avec des lettres patentes, pour l'une et l'autre Inde. » (Dictionn. de commerce, art. COMPAGNIE.)

Sitôt, en effet, qu'il fut devenu ministre dirigeant, attentif à tout ce qui pouvait accroître l'abondance, et ne voulant pas que, sous lui, la France éprouvât de l'étranger la plus légère humiliation, il se préoccupa vivement de la marine et du négoce. Son administration se signala par des encouragements et une large protection accordés à ces deux branches de la puissance et de la richesse publiques. C'était préluder dignement à la transformation de l'ancienne charge, purement guerrière et destructive, d'amiral, en fonctions de l'ordre pacifique et productif, qu'il devait bientôt s'attribuer sous le titre de grand-maître, chef et surintendant général de la navigation et du commerce de France (1626), qui est l'origine de nos ministères actuels de la marine et du commerce (*).

Sur ces entrefaites, le cardinal descendit à Nantes, avec le roi,

(1) On ne connaissait point alors la loi de libre circulation, la seule qui puisse sauver les empires, comme disait Law. (Lettre au régent.) — La liberté des ventes et des achats est seule profitable à tous. (Turgot.)

(2) Richelieu parle de la suppression de l'ancienne charge d'amiral dans ses Mémoires, tom. III, pag. 212, et de la création de la nouvelle, pag. 256. L'édit se trouve dans le Recueil des anciennes lois françaises, par Isambert, tom. XVI, pag. 194. Des devises et des allégories ayant trait à la faveur que le cardinal venait d'obtenir, furent alors publiées en assez grand nombre. On peut les voir dans la collection historique des Estampes de la Bibliothèque nationale.

pour dissiper en Bretagne les restes de la faction des Vendôme qui venaient d'être arrêtés à Blois, tenir les États de la province et se saisir de la personne d'un autre agent de cabales, nommé Chalais (Henri de Talleyrand-Périgord, sieur de). Une chambre de justice criminelle fut aussitôt établie pour le juger (1). Tandis que le procès de ce misérable, qui s'était perdu par ses intrigues, s'instruisait au château, Richelieu, débarrassé de ces grands malfaiteurs et goûtant un peu de repos, s'occupait des vrais intérêts du pays. Ketiré, pour se refaire, dans une maison de campagne nommée La Haye, située en SainteLuce, non loin de Chassais, l'ancienne maison de plaisance des évêques de Nantes, à deux lieues de cette ville, et pénétré du grand principe que l'association multiplie les forces, il préparait et jetait les bases d'une première compagnie des Indes. Profitant de sa présence sur les lieux, et voulant utiliser sa bonne volonté, plusieurs particuliers, dont nous ne connaissons guère que les noms, Guillaume de Bruc et Jean-Baptiste Duval seulement, d'après les pièces que nous avons sous les yeux, et, en outre, Le Mareschal et Montmort, d'après le Mercure françois, lui avaient soumis le projet d'une vaste société commerciale, tant par terre que par mer, dont le siége serait au havre du Morbihan, en Bretagne (2). Le cardinal, qui voyait dans de pareilles combinaisons le meilleur moyen de vivifier la navigation et le négoce, accueillit immédiatement la proposition : les statuts ou articles en furent discutés et arrêtés au conseil d'État, et, pour leur imprimer le caractère gouvernemental, Richelieu s'occupait, dans son loisir, à les formuler en édits royaux, qui furent expédiés surle-champ aux concessionnaires, et ne tardèrent même pas à être imprimés, pour réaliser plus vite le fonds social, ou bien en faire

(1) Voir sur cet épisode un excellent travail de notre collaborateur et ami M. le professeur d'histoire de Nantes L. Grégoire, inséré dans la Revue des provinces de l'Ouest, 1re et 2e années.

(2) On appelle ainsi le golfe de Vannes, qui a donné son nom au département. Couvert par la presqu'île de Rhuys, il a plus de trois lieues de profondeur; sa largeur est fort inégale. Il y a dans ce golfe plusieurs îles habitées et cultivées, entre autres celle d'Ars, et l'île aux Moines. Ses environs sont garnis de villages. Voir Expilly, Dict. des Gaules et de la France, vo MORBIHAN. Ce nom breton signifie mer renfermée ou petite mer. Le mare conclusum de César, dans ses Commentaires de la guerre des Gaules, liv. III, chap. 2, qu'on prenait pour la Méditerranée, n'en est probablement que la traduction.

connaître les vraies dispositions qu'on dénaturait. Cette circonstance précieuse de la vie de ce grand homme s'étant pour ainsi dire noyée dans le drame judiciaire qui se jouait alors à Nantes, d'autant que la compagnie ne put malheureusement avoir d'exécution, comme on va voir, nous voulons lui restituer la place qu'elle mérite dans nos annales locales et même dans l'histoire générale. Ce sera une nouvelle preuve qu'en y regardant de près, on trouve, dans les conceptions de Richelieu, le germe de tous les genres de perfectionnements et de toutes les institutions qui, depuis le commencement du XVIIe siècle, ont contribué an bien-être et au bonheur de la France (1).

Voici donc comment il s'exprime, lui-même, dans une page curieuse de ses propres Memoires, publiés, pour la première fois, sous la Restauration, par Petitot. Après avoir rendu compte sommairement de ce que le garde des sceaux Marillac avait eu ordre de dire au parlement de Rennes, où le roi s'était rendu après la tenue des États et le supplice de Chalais à Nantes, entre autre choses, qu'il venait non pour faire passer, par son autorité, des édits préjudiciables à la province, mais pour supprimer les droits onéreux de l'amirauté, et pour rétablir tout à fait leur commerce, dont eux-mêmes lui ont représenté l'anéantissement être un de leurs plus grands maux, il ajoute :

« Le roi veut vérifier deux édits, à la condition que les deniers n'en soient employés que par eux; ce qui montre bien qu'il ne passe pas les édits comme roi, mais comme leur père; que ce n'est pas lui, mais leur bien et leur nécessité qui les fait.

« Il en passe deux, et supprime plusieurs autres; au moins leur laisse-t-il, pour les examiner à loisir, les vérifier s'ils les estiment utiles, ou les supprimer s'ils le trouvent meilleur.

« Il y a un troisième édit, qui est celui de Morbihan, que l'on n'estime pas qui fasse nombre (2), parce que c'est un édit que toute la France recherche, que tous les étrangers craignent, et dont l'exécution seule est capable de remettre le royaume en sa première splendeur.

« Cet édit était pour l'établissement d'une compagnie de cent associés pour le commerce de toutes sortes de marchandises, tant

(1) Histoire du ministère du cardinal de Richelieu, par A. Jay, t. I, p. 329; Paris, Rémont, 1816, 2 vol. in-8°.

(2) C'est-à-dire, que l'on n'estime pas devoir être supprimé, souffrir de difficulté.

par mer que par terre, en Ponant (1), Levant, et voyages de long cours, par lequel ils faisaient fonds de seize cent mille livres, avec la moitié des profits de ladite somme pour l'augmenter continuellement (2).

«Ils devaient faire le siége de leur compagnie à Morbihan, qui est un des plus beaux ports du monde, où le roi leur permettait de bâtir une ville avec beaucoup de priviléges; le principal desquels, qu'absolument la compagnie demandait, était qu'ils établiraient eux-mêmes leurs juges, l'appel desquels ne ressortirait à la Cour de parlement de la province, craignant les longueurs de la chicane, mais au conseil privé du roi, où la justice est plus promptement administrée. Le bruit de cet établissement alarmait déjà les Anglais et les Hollandais, qui craignirent que le roi, par ce moyen, se rendit bientôt maître de la mer; l'Espagne n'avait pas moins de peur pour ses Indes.

« Le parlement, qui, selon les priviléges de la province, ne doit vérifier aucun édit que les États ne l'aient approuvé, leur renvoya celui-ci, pensant qu'ils le refuseraient; mais eux, qui sont composés de trois corps, les deux principaux desquels sont l'église et la noblesse, qui n'ont point d'intérêt que celui du public et la grandeur de l'État, trouvèrent cet édit si avantageux, que non-seulement ils le recurent, mais députèrent vers le roi pour lui en rendre grâces.

<< Le parlement en fut si offensé, qu'il leur témoigna que, dorénavant, il ne leur enverrait plus demander leur avis, puisque, ne s'étant pas voulu contenter de le lui mander, ils s'étaient avancés jusque-là que de l'avoir approuvé, et envoyé en remercier le roi; et,

(1) Ancien terme de mer qui signifie l'Occident. On appelait autrefois, en France, la Méditerranée, mer du Levant; et l'Océan, mer du Ponant ou Couchant. Ces dénominations ne sont plus d'usage.

(2) Ce prélèvement de la moitié des bénéfices, au profit du fonds social, était une disposition fort rigoureuse, qui témoigne du génie de Richelieu et de la portée d'avenir qu'il mettait dans toutes ses œuvres. Mais, pour s'accroître continuellement, ce fonds de retenue devait être impartageable (voir surtout le 1er art. du premier édit, du mois de juillet). On croirait presque que le cardinal avait déjà l'idée de ce capital indivisible des sociétés ouvrières de notre temps, que préconisent tous ceux qui ne sont pas des charlatans de socialisme, comme le vrai moyen d'affranchissement des travailleurs. Voir le Traité d'économie sociale, coordonnée au point de vue du progrès, par A. Ott; Paris, Renou, 1851, in-8°, et l'Association ouvrière, industrielle et agricole, par H. Feugeuray; Paris, Havard, 1851, in-12.

en effet, ne le voulurent jamais vérifier, empêchant seuls un si grand bien, pour le dommage qu'il leur semblait recevoir de la distraction des causes de cette compagnie, qui leur eussent apporté de grands profits (1). »>

Les archives de l'ancien ministère de la marine et des colonies, à Paris, et, par suite, celles du ministère tout récent du commerce, qui en a été comme démembré, ne contiennent presque rien de l'époque de Richelieu. On nous a communiqué, dit le savant éditeur de la correspondance du cardinal, M. Avenel, un seul carton, où l'on ne trouve guère que quelques comptes de dépenses, quelques copies d'ordonnances connues, quelques états de personnel et un volume intitulé: Ordres du Roy et autres expéditions de la Compagnie des îles de l'Amérique (Antilles françaises), de 1635 à 1647, avec les actes d'assemblées tenues pour ce qui concernait ses affaires particulières (2). Dès lors, et vu leur importance pour l'histoire générale du commerce et celle en particulier de Richelieu, comme aussi en raison de leur intérêt tout spécial pour la Bretagne, quoiqu'elle n'en ait pas profité, nous réimprimerons textuellement, à la suite de ce travail, cet édit du Morbihan, ou plutôt ces édits, car il y en a deux, l'un du mois de juillet et l'autre du mois d'août 1626, bien qu'ils ne diffèrent entre eux que comme une seconde édition, revue, corrigée et augmentée, diffère de la première. Nous les reproduisons, non d'après l'espèce de fusion incorrecte des deux pièces, qu'on trouve dans le Mercure françois (t. XII, p. 44 à 55) et dans les Recherches sur les finances de France, par Forbonnais (t. I, p. 572 à 78 de l'édit. in-4°), mais d'après l'exemplaire imprimé du temps, appartenant aux archives de la mairie de Nantes, qui est peut-être unique. Le père Le Long et son continuateur Fevret de Fontette ne le connaissaient pas, du moins, puisque ce dernier cite, sous le n° 28179 de la Bibliothèque historique de la France, au lieu de l'imprimé, une copie manuscrite, en 6 pages, des mêmes articles présentés au roi Louis XIII, par la Compagnie de Morbihan, qu'il avait dans son cabinet, à Dijon.

(1) Mémoires du cardinal de Richelieu, publiés par Petitot, t. III, p. 126-28 ; Paris, Foucault, 1823, 10 vol. in-8°, faisant partie de la Collection des Mémoires relatifs à l'Histoire de France.

(2) Page xxx de la préface du tome I des Lettres, instructions diplomatiques et papiers d'État du cardinal de Richelieu, recueillis et publiés par M. Avenel, dans les Documents inédits sur l'Histoire de France, Impr. nat., 1853.

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