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égarements de cet âge heureux mais imprudent; c'est le résultat d'une vocation poétique qui a conscience d'elle-même et qui résistera à tous les événements et à toutes les épreuves.

Avant de parler du livre, je devrais, je le sais, faire connaître l'auteur lui-même. Mais que puis-je dire autre chose que ce que le lecteur peut apprendre facilement. Jamais écrivain ne se peignit dans son œuvre d'une manière plus complète qu'Eugène Mordret dans ce recueil. Un ardent amour de la nature, qui s'exprime dans des vers si profondément vrais et qui reflètent, comme il le dit luimême,

Les contours ondoyants de la réalité ;

:

une gaieté aux saillies charmantes, dont Flamel et Marguerite nous donnent quelquefois une idée; un entraînement, une ardeur pour les arts qui ont inspiré Galathée, bien plus que l'imitation de l'antiquité tels étaient les caractères de ce gracieux esprit. Mais ce que ne pourra dire ce livre, même d'une manière imparfaite, c'est cette bonté d'âme, cette générosité de sentiments, dont ses moindres entretiens laissaient toujours échapper quelque chose. Eugène Mordret n'avait pas reculé, comme tant de jeunes écrivains de nos jours, devant les étroites nécessités de la vie pratique. Il avait compris, avec son bon sens exquis, que ce milieu bruyant et passionné où tant de jeunes hommes de ce siècle sont venus ensevelir les espérances qu'avaient données leurs débuts littéraires, était un des fléaux destructeurs de la poésie à notre époque. La lutte corps à corps avec le devoir, le courage en face des dégoûts qui assaillissent dans une carrière honorable, mais obscure, la solitude dans quelque retraite ignorée, lui semblaient préférables à la vie pleine de fantaisie, mais en réalité si énervante, de l'homme de lettres de nos jours. Nul ne se plia avec plus de conscience à toutes les exigences du professorat, auquel il s'était voué; mais aussi nul n'a conquis mieux que lui l'amour, j'allais dire l'admiration des jeunes élèves dont son âgé le faisait presque l'égal.

Le livre d'Eugène Mordret contient deux parties bien distinctes. La première renferme des poèmes d'une certaine étendue, qui méritent plus spécialement le titre donné à l'ensemble du volume, de Récits poétiques. La seconde révèle, sous le nom de Tableaux de genre, les pensées intimes, les impressions en présence de la nature, et peut-être même la douce mélancolie de cette jeune âme qui avait la prévision de son court passage ici-bas.

Cinq poèmes composent la première partie : Louarn, l'An mil, Galathee, Nicolas Flamel et Marguerite. A l'exception de Marguerite, qui est un tableau de moeurs champêtres, tous se rattachent à une époque historique. Louarn, c'est un épisode de la conquête de l'Armorique par les Romains; l'An mil, c'est la féodalité dans l'attente du grand événement de la fin du monde; Galathée, c'est la fable antique interprétée par le sentiment des arts et de la nature; Nicolas Flamel, c'est le moyen-âge avec sa soif ardente de l'inconnu et ses légendes naïves.

Un caractère général domine toutes ces œuvres, si diverses pourtant dans leur exécution. Eugène Mordret pouvait, comme tant de poètes de notre âge, en touchant à ces époques reculées, se préoccuper bien plus du côté extérieur de ses sujets et du cadre historique où il plaçait chaque tableau, que de l'élément humain. Il n'en a rien fait pourtant. Il avait compris que la véritable poésie ne devait chercher dans les connaissances historiques de notre temps que la mise en scène de ces passions éternelles qui vivent avec la même ardeur et la même violence à travers les siècles passés et présents. C'est donc la nature, le cœur humain avec ses instincts coupables comme avec ses sentiments bons et généreux, que ces divers poèmes nous présentent dans leurs développements variés. On ne saurait trop louer un jeune poète d'avoir su découvrir cette vérité littéraire à une époque où l'on peut dire qu'elle s'est souvent obscurcie. L'amour impétueux du barbare, dans Louarn, l'amour naïf de deux âmes qui naissent à la vie, dans Flamel, l'amour de l'artiste pour l'œuvre de ses veilles et de sa pensée, dans Galathée, n'ont-ils pas, dans ce livre, de ces accents sincèrement émus qui annoncent un écrivain supérieur, comme l'a dit de notre poète M. Cavillier Fleury (1)?

Cette forme narrative dont Eugène Mordret a voulu revêtir ses idées poétiques, me suggère une autre réflexion. La poésie lyrique a atteint, au dix-neuvième siècle, son apogée, avec nos deux grands poètes Lamartine et Victor Hugo. Mais, à leur suite, s'est abattue comme une nuée de poètes lyriques. Parmi les recueils poétiques que le flot de la publicité nous apporte chaque jour, combien en trouve-t-on encore qui contiennent l'expression de cette personnalité,

(1) Feuilleton du Journal des Débats, 13 avril 1856.

caractère essentiel de la poésie lyrique? Depuis les cris de l'âme en présence de l'inconnu, des vérités sublimes, des grands spectacles de la nature, jusqu'aux trivialités de la vie et aux pensées malsaines qui ont traversé le cerveau de tant de poètes de nos jours, tout s'est revêtu de la forme lyrique. Ç'a été un des mérites de notre poète d'essayer une voie moins frayée. Cette étude de l'âme humaine à travers les siècles passés, cette action donnée aux types généraux conçus par l'écrivain, ce développement d'une pensée poétique qui s'oublie en présence des tableaux qu'elle retrace, me semblent inspirés par un désir sincère d'originalité.

J'ai hâte de justifier mes éloges.

Une donnée des plus simples est le fondement de chacun des récits poétiques. Dans Louarn, j'oserai critiquer cette simplicité. Un fait aussi important que la conquête de l'Armorique par les Romains exigeait un développement de caractères, d'action et de peinture plus étendu que ne nous en présente ce poème. Louarn n'est, il est vrai, qu'une esquisse; mais combien de détails vraiment poétiques ne renferme-t-il pas! Cet amour de Louarn pour Camma a bien toute l'énergie qui convient à un Celte et toute la douceur d'expression qui est le caractère des chants d'amour dans la poésie bretonne. L'espace me manque pour citer en entier les stances gracieuses dans lesquelles Louarn dit à Camma leur première rencontre. J'y retrouve comme une interprétation mélodieuse de ces chants populaires de la Bretagne si heureusement mis au jour par M. de la Villemarqué. Et puis, quelle vigueur de pinceau dans la peinture de cette solitude où Louarn promène cette jalousie allumée dans son cœur par les présents et les mielleuses paroles que le Romain Ménas vient d'adresser à Camma!

Tout est morne à l'entour comme dans sa pensée :
Il sent tomber du ciel une brume glacée,

Et, crispant ses deux poings, il écoute les loups
Hurler dans l'étendue en regagnant leurs trous;
Car la nuit vient couvrir de son aile profonde
Cette forêt plantée aux premiers jours du monde,
Où les arbres touffus, les vieux chênes sacrés
Poussent dans le granit leurs troncs démesurés,
Leurs troncs enveloppés d'une puissante écorce,
Où le souffle des Dieux respire dans sa force;
Ils dorment, les géants; ils dorment les vents sourds

Passent en secouant leurs bras amples et lourds,

Et l'eau qui les inonde au milieu des ténèbres

Tombe de feuille en feuille avec des bruits funèbres. —

C'est là, toute la nuit, que le Celte en secret

Sentit passer en lui l'horreur de la forêt :

C'est là qu'il s'enivra de son délire sombre;

Et quand les feux du jour vinrent traverser l'ombre,
Quand le matin luisant montra ses rayons d'or,

Couché sous le même arbre, il y pleurait encor.

Il y a, ce me semble, dans ce morceau comme un souffle puissant de poésie épique.

Le combat est engagé entre les flottes romaine et armoricaine. Louarn, vainqueur de son ennemi, qu'il a précipité dans la mer, retrouve Camma, mais souillée et avilie. Son amour reparaît toujours vivace et toujours ardent. Il pardonne à sa fiancée. Le barde Melen, père de Camma, unit les deux amants, au milieu des horreurs d'un combat maritime et d'une défaite qui menace d'engloutir la flotte barbare, un instant victorieuse :

Il unit, sans pleurer, leurs deux mains dans sa main,
Et joignit les amants par ce lugubre hymen ;
Puis, tandis que serrés entre les bras du prêtre,
Palpitants, pleins d'angoisse et de bonheur peut-être,
Ils se donnaient tous deux un long baiser d'amour,
Sous la grêle des traits qui leur cachait le jour,
Tout à coup, le vaisseau, troué de cent blessures,
Fracassé, buvant l'eau par ses larges fissures,
Le vaisseau tressaillit: un bloc démesuré
S'abattit lourdement sur le pont déchiré,
Et, la mer emplissant la carène profonde,

Les trois infortunés s'abîmèrent dans l'onde.

L'analyse de l'An Mil, de Galathee, de Nicolas Flamel, serait plus difficile. Dans ces poèmes, l'auteur n'a pas voulu, comme dans Louarn, présenter une série de tableaux reliés entre eux par une action continue; il a voulu, remontant par la pensée à des époques primitives, retrouver pour ainsi dire les sentiments de l'humanité à la vue de ces grands faits d'autrefois. Je ne puis faire connaître que d'une manière incomplète la vérité de tous ces caractères qu'Eugène Mordret a mis en présence, au moment suprême où l'an mil va paraître: Foulques Nerra, le baron dont les passions sans frein ne fléchissent

que devant la foi religiense; Theudon, le serf qui, tout accablé qu'il

est sous

La besogne rude et les longues journées,

pleure la vie, que sa femme et ses petits enfants lui faisaient encore chérir; Mahaut, avec les regrets de la pauvre serve qui ne pourra voir s'avancer dans la vie son nouveau-né,

Qui grandit comme la feuillée

Au renouveau.

Mais comme douces et gracieuses sont les plaintes de la jeune fille qui naît à l'amour!

Et moi, qui chérissais tout ce qui m'environne,
Moi qui chantais toujours, et que jamais personne
N'eut le cœur de haïr,

Oh! vous ne savez pas comme j'aimais la vie!
J'ai dix-huit ans de hier, bonne Vierge Marie,
Et je m'en vais mourir!

Un soir, Oger m'a dit, en passant sur la lande:
« A tes parents, Bertha, si je fais ma demande,
« Dis, le voudras-tu bien? »

Sa voix tremblait, tremblait; et moi, tout inquiète,
Je me sentis faillir, et je baissai la tête,

Et ne répondis rien;

Je restai tout le soir sur la lande mouillée :
Chaque souffle du vent qui troublait la feuillée
Faisait battre mon cœur,

Et j'allais me disant : « Comme la vie est belle;
« Combien jusqu'à la mort peut-on goûter en elle
« De joie et de bonheur ! »

Devant notre chaumière il a posé dimanche
Un bouquet verdoyant de buis et de pervenche
Qui venait de fleurir;

Les champs sont reverdis et la forêt embaume:
L'hirondelle frétille autour des toits de chaume,

Et moi, je vais mourir !

Dans Galathée, l'auteur semble avoir voulu décrire la lutte de l'artiste qui, épris de l'idéal, résiste aux séductions de la vie exté

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