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des colons de Saint-Domingue. Mais je vous ai toujours connu pour un honnête homme. Vous êtes encore plus malheureux que moi; non seulement je vais reconnaître votre créance et l'hypothéquer sur mon bien de France, mais je vais vous en payer la rente à cinq pour cent jusqu'à ce qu'il me soit possible de vous rembourser en totalité. » Et cette dette, contractée par sa délicatesse, fut la première qu'il acquitta quand ses emplois eurent augmenté son

revenu.

Lorsque l'Académie l'élut, il était absent de Paris. Sa nomination lui causa d'abord quelque souci: la perspective du discours de réception à composer l'effrayait. Peu à peu cependant, son plan entièrement disposé et quelques pages écrites, il se rassura, espérant se tirer sans honte de ce qu'il appelait un mauvais pas. Le succès dépassa de beaucoup ses espérances. Son discours, qu'il prononça avec noblesse et chaleur, fut salué de bravos, et l'opinion plus décisive du cabinet confirma la faveur de l'auditoire. C'est un petit traité, fort bien écrit, des ressources de notre langue, et il peut être cité parmi les bons discours de réception. Un fils de Dureau dé la Malle, homme d'érudition choisie, fait aujourd'hui partie de l'Académie des inscriptions et belles lettrès.

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X.

PICARD.

1807.

LOUIS-BENOIT PICARD naquit à Paris en 1769, en cette année féconde qui donna également à la France Napoléon et Châteaubriand, et mourut en 1829. Son père, avocat distingué, le destinait au barreau; mais la nature, qui l'avait fait poëte comique, l'emporta sur la volonté paternelle et sur la sienne même; car il cherchait, en fils obéissant, à se ployer aux exigences de la chicane, sans pouvoir y parvenir; et le papier destiné à recevoir des actes de palais se couvrit plus d'une fois de ses vers. A ces symptômes d'imminente fièvre poétique, joignez l'amitié de Colin d'Harleville et d'Andrieux, tous deux plus âgés que lui, et déjà vainqueurs au théâtre, et vous aurez une vocation dramatique irrésistible. Picard y succomba. Sa premièr comédie, le Badinage dangereux (1789, un acte), présentée par Andrieux au théâtre de Monsieur nouvellement établi aux Tuileries, réussit, malgré le propos de quelques mauvais plaisants, prétendant qu'il serait dangereux pour l'auteur de risquer souvent un pareil badinage. Le Masque (deux actes), représenté l'année suivante par la même troupe, alors transférée à la foire Saint-Germain par suite de l'émigration forcée de la cour de Versailles à Paris, le Masque fut moins heureux. Mais l'auteur sé releva, en 1791, par sa troisième comédie, Encore

des ménechmes (trois actes), la première qu'il ait jugée digne de figurer dans l'édition de ses OEuvres dramatiques. Ces pièces offrent déjà quelques combinaisons ingénieuses, des aperçus plaisants; elles annoncent l'instinct de la scène, l'art de composer une intrigue et d'en tirer un parti piquant.

La même année, Picard donna au Théâtre-Français le Passé, le Présent et l'Avenir, petite trilogie de circonstance en vers; dans les premiers temps de la révolution, il lui arriva quelquefois encore d'exploiter l'actualité avec plus ou moins de bonheur. De toutes ses pièces de cette époque celles par lesquelles il data furent son joli opéra-comique en deux actes, du théâtre Feydeau, les Visitandines (1792), et le Conteur, trois actes au Théâtre-Français (1793). La première eut un succès prodigieux et mérité, et, à elles deux, elles fondèrent la réputation de leur auteur. De ce moment, Picard, tranquille sur son avenir et sûr de sa vocation, ne cessa plus d'écrire pour le théâtre, et devint le plus fécond poëte comique de son temps. Il a composé plus de quatre-vingts ouvrages dramatiques, dont la plupart en trois et cinq actes, et quelques-uns en vers. Nous nous arrêterons, dans la suite de cet article, sur les plus remarquables seulement.

Vers 1796, Picard, dominé par sa passion pour le théâtre, ne se contenta plus de faire des comédies, il voulut encore en jouer; il débuta au théâtre Louvois dans l'emploi des valets, et sa femme, qu'il venait d'épouser, dans celui des soubrettes. Son mas

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était jovial et spirituel, sa diction naturelle et correcte mais un peu monotone, son organe sonore; il avait l'intelligence et la finesse, mais la verve et la profondeur lui manquaient. Il exerça cette profession une dizaine d'années, après lesquelles il l'abandonna, vers l'époque à peu près où il entrait à l'Académie. Ainsi il fut acteur, comme Molière, et, comme Molière aussi, directeur de théâtre pendant environ dix-sept ans, à partir de 1801, il dirigea tantôt le théâtre Louvois, tantôt l'Opéra italien, alors appelé théâtre de l'Impératrice (1804), puis le grand Opéra et enfin l'Odéon. Son zèle et son activité s'augmentèrent en proportion des diverses responsabilités qui pesaient sur lui comme acteur, auteur, directeur; il sembla se multiplier pour justifier la faveur et l'empressement publics, et quelques-unes de ses meilleures œuvres se rapportent à cette époque.

Picard excellait à saisir les ridicules du moment, à peindre les mœurs courantes. A les considérer sous cet aspect, ses pièces sont non seulement l'histoire, mais le journal du temps, suivant le mot de M. Villemain; elles forment une espèce de galerie où se retrouvent la plupart des physionomies changeantes de la société française, à travers trente années de régimes divers. Médiocre et rampant, ou le moyen de parvenir (1197), sa première comédie en cinq actes et en vers, sa première comédie de caractère, tableau d'une société toute bouleversée encore du cataclysme révolutionnaire, nous laisse aujourd'hui dans la stupeur, comme la reproduction des mœurs d'une peuplade

inconnue. L'Entrée dans le monde ( cinq actes en vers, 1799), nous retrace les salons de Paris avec leur singulier mélange d'enrichis insolents et de cidevant ruinés, de faste et de grossièreté, et surtout avec leur frénésie de jouissances, qui veut réparer l'abstinence passée et semble pressentir une abstinence à venir. L'agiotage avec ses banqueroutes, ses soudaines et prodigieuses fortunes, aussi vivement englouties qu'amassées, fut stigmatisé dans Duhautcours, ou le Contrat d'union, ( cinq actes, 1801), frère cadet, mais digne frère de Turcaret. Le mari ambitieux (cinq actes en vers, 1802), ridiculisa cette manie des places, déjà répandue alors et qui s'est si fort accrue depuis, cette manie qui subordonne le bonheur intérieur à la vanité d'être quelque chose dans l'État.

Quand la censure impériale vint restreindre la liberté du théâtre, Picard, se voyant interdire la satire des mœurs publiques, c'est-à-dire de celles qui tiennent à l'état politique de la nation et à la nature du gouvernement, se rejeta dans la peinture des mœurs privées, et là encore il sut trouver une mine féconde, et l'exploita avec gloire pendant de longues années. Il avait déjà signalé ses premiers pas en ce genre par la Petite Ville (quatre actes, 1801), tableau si fidèle, d'une si ingénieuse et si vivante réalité que, dans plus d'une ville de province, cette comédie eut les honneurs de la proscription, comme coupable de satires personnelles. De toutes ses pièces, c'est celle-ci que Picard préférait, et il n'a effective

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