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milieu d'une société nombreuse, on lui demanda lequel de ses ouvrages lui semblait le meilleur. « Je ne sais, répondit-il, mais (montrant son fils) voilà, je crois, le plus mauvais. C'est que celui-là n'est pas du chartreux,» répliqua vivement le fils. Il avait une passion prononcée pour les romans; non content d'en dévorer une quantité, il passait des journées entières à en composer, de mémoire comme toujours (peutêtre est-il à regretter qu'il n'en n'ait point écrit). Un jour il se livrait avec amour à la composition d'un de ces romans, lorsqu'on entra brusquement chez lui: «Ne me troublez pas, dit-il à l'importun, je suis dans une situation intéressante; je vais faire pendre un ministre fripon et chasser un ministre imbécile. Dédaignant la médecine et les médecins, il donna pea d'attention à une érysipèle qui lui était venue aux jambes, l'humeur rentra, il s'affaissa, et mourut le 17 juin 1762.

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Malgré le grand nombre de ses succès, dit d'Alembert, il n'avait pu obtenir, dans le temps le plus brillant de sa gloire, une place à l'Académie française; les cabales littéraires les plus opposées étaient réunies contre lui, parce que les chefs et les suppôts de ces cabales voyaient dans Crébillon un homme qui menaçait de les faire bientôt oublier tous par l'éclat de sa renommée. Il faut convenir aussi qu'il avait un peu irrité par sa faute l'amour-propre de ceux qui jouissaient, à tort ou à droit, de quelque réputation dans les lettres; il s'était permis contre eux une satire ingénieuse et piquante, qn'il eut pourtant la modé

ration ou la prudence de ne jamais faire imprimer; ses détracteurs y étaient désignés d'une manière plaisante, par des noms d'animaux qui les caractérisaient d'une manière assez frappante pour leur déplaire; l'un était la taupe, l'autre le singe, celui-là le chameau, celui-ci le renard. » Sa réception fut remarquable par une singularité sans exemple: il fit son discours en vers. Arrivé à celui-ci :

Aucun fiel n'a jamais empoisonné ma plume,

les applaudissements réitérés du public confirmèrent le témoignage que Crébillon s'y rendait à lui-même.

VII.

VOISENON.

1763.

CLAUDE-HENRI FUSÉE DE VOISENON naquit, en 1708, au château de Voisenon, près de Melun. Cadet de famille, et d'une constitution délicate, il dut céder aux desseins de ses parents qui le poussaient dans la carrière ecclésiastique, et ne fut qu'un mauvais prêtre. Il eut, en littérature légère, de précoces succès qui aboutirent à l'avortement. Dès l'âge de onze ans, il adressait une épître à Voltaire, qui lui répondait: Vous aimez les vers; je vous le prédis, vous en ferez de charmants. Soyez mon élève, et venez me voir.» La prédiction ne s'est que bien faiblement réalisée. Des cinq volumes in-8° dont se composent les œuvres complètes de Voisenon, et où son esprit

« ressemble à un papillon écrasé dans un in-folio,» comme disait La Harpe, il y en a bien quatre et demi de trop. On trouverait dans le reste quelques poésies fugitives où la grâce abonde à côté de la négligence, de bon traits et des passages brillants dans ses pièces de théâtre, comédies et opéras. Son œuvre née la plus viable et qui a eu le plus de durée fut la Coquette fixée, comédie en trois actes et en vers, représentée aux Italiens en 1746. Là se rencontrent un plan assez raisonnable, des caractères assez bien indiqués, des morceaux d'un bon style, toutes qualités trop rares dans ses autres productions dramatiques, mais suffisantes pour montrer ce qu'aurait pu produire cet esprit heureusement doué, s'il eût considéré la littérature autrement que comme un hochet de bel air, et s'il ne se fût pas tant laissé distraire de l'étude par les plaisirs.

Voisenon, malgré le peu d'importance de ses titres, ne laissait pas de jouir d'une certaine considération littéraire. Il la devait principalement à l'opinion, fort accréditée dans le public et fort injuste, que la meilleure partie des œuvres de Favart, son ami, était son propre ouvrage. L'abbé avait beau s'en défendre avec loyauté, on mettait ses dénégations sur le compte de sa modestie, et l'on se croyait d'autant mieux fondé à persister dans cette croyance que la plume de Voisenon était au service du premier venu : en effet, fort indifférent sur sa propre fécondité, il prêtait à qui le voulait, sans compter, des traits, des saillies, de brillantes tirades, ce qu'il appelait enfin

des paquets de vers. Il avait, d'ailleurs, avec une figure de singe, un esprit rempli de vivacité, de gaîté, de malice et de finesse. On a de lui de nombreux à-propos d'un grand bonheur. En voici un d'un sel fort délicat. L'abbé se présentait chez le prince de Conti, qui, ayant à se plaindre de lui, lui tourna le dos: « Ah! monseigneur, s'écria-t-il, je suis satisfait, je vois que vous ne me traitez pas comme un ennemi. -Comment cela? demanda l'alC'est que vous ne lui avez jamais tourné le

tesse.

dos. »

Si l'abbé de Voisenon se montra un ecclésiastique fort peu édifiant, il convient beaucoup plus de l'en plaindre que de l'en blâmer: ses mœurs appartenaient malheureusement à son époque. Ce qui lui appartient en propre, le voici. A peine ordonné prêtre, il était devenu grand-vicaire de M. Henriot, évêque de Boulogne, son parent; à la mort de ce dernier, en 1741, le cardinal de Fleury fit choix de lui pour occuper le siége vacant, et Voisenon refusa l'épiscopat. «< Eh! comment veut-on que je conduise un diocèse, lorsque j'ai tant de peine à me conduire moi-même,» disait-il. Il y a une grande moralité dans ce refus, et bien faite pour racheter quelques écarts. Quoique ses revenus fussent assez modiques, il consacrait tous les ans une pension de deux milles livres à soulager des familles indigentes, et l'on apprit après sa mort qu'il avait consigné des fonds destinés à la réparation de pauvres maisons incendiées dans une terre qu'il habitait. L'évêque de Senlis,

Roquelaure, directeur de l'Académie, disait de Voisenon à son successeur : « Son âme naturellement douce ne sentait point les amertumes de la satire et de la critique. Il se laissait aller à son penchant, ennemi de toutes querelles littéraires. Eût-on attaqué ses ouvrages, il eût conseillé le censeur; eût-on attaqué sa personne, il eût pardonné. Il aurait pu par cela seul confondre et désarmer son ennemi; et ce que je viens de dire qu'il eût pu faire est véritablement ce qu'il a fait. » L'évêque faisait allusion à l'anecdote suivante : Un jeune homme, ayant écrit contre Voisenon une amère satire, fut assez impudent pour la lui présenter et lui en demander son avis. Monsieur, lui dit l'abbé, il y a quelques fautes dans cet ouvrage, permettez-moi de les corriger.? Et aussitôt il s'assied à son bureau, retranche, ajoute, aiguise, polit, puis il écrit en tête : Contre l'abbé de Voisenon! tout cela avec une imperturbable modération, puis il rend la satire à son auteur, en lui disant: « Je la crois très bien à présent, vous pouvez la faire courir, elle me fera du tort.»>

Voisenon mourut, en 1775, au château de sa famille, où il s'était rendu quelque temps auparavant << afin de se trouver, disait-il, de plain-pied avec la sépulture de ses aïeux. » Il avait envisagé le terme fatal avec le calme d'un sage, et, faut-il le dire, avec l'esprit religieux d'un prêtre. Pourtant le vieil homme n'était pas éteint tout entier, et il badinait avec la mort, comme il avait fait un peu avec le reste. Au moment où le cercueil de plomb qu'il avait commandé

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