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dans l'une et dans l'autre Académie; j'ai été témoin de sa conduite et de ses sentiments. Il ne croyait pas que ce fut assez de voir son nom écrit dans les deux listes; qu'il en retirerait toujours, sans y rien mettre du sien, l'honneur qui lui en pouvait revenir; que tout le reste lui devait être indifférent, et que des titres qui par eux-mêmes laissent une grande liberté, laissent jusqu'à celle de ne prendre part à rien. Il avait pour ces compagnies une affection sincère, une vivacité peu commune pour leurs intérêts; et en effet une Académie est une espèce de patrie nouvelle que l'on est d'autant plus obligé d'aimer qu'on l'a choisie; mais il faut convenir que ces obligations délicates ne sont pas pour tout le monde. »

Louis XIV l'avait, pour ainsi dire, désigné au choix de l'Académie française en le donnant pour successeur à Racine et pour collaborateur à Boileau dans l'emploi d'historiographe. Valincour avait rassemblé de nombreux matériaux, et commencé, dit-on, son histoire du roi; il avait en outre d'autres écrits en portefeuille, des résumés de ses immenses lectures, des mémoires sur la marine, et diverses ébauches d'ouvrages; tout cela se trouvait à sa maison de campagne de Saint-Cloud, où il se retirait souvent pour travailler à l'aise, et dans laquelle il avait rassemblé une bibliothèque choisie de six à sept mille volumes; et tout cela, bibliothèque et manuscrits, fut entièrement consumé, en 1725, dans un incendie dont, il pensa demeurer victime lui-même. Cet événement douloureux ne lui arracha aucun soupir: « je n'aurais

guère profité de mes livres, dit-il, si je ne savais pas les perdre. La plus regrettable des pertes occasionnées par cet incendie fut celle du manuscrit de l'histoire du roi par Racine. Valincour, le voyant près de devenir la proie des flammes, donna vingt louis à un savoyard pour aller le chercher au milieu du feu ; mais celui-ci se trompa, et ne rapporta qu'un recueil de gazettes de France.

La préface de la seconde édition du Dictionnaire de l'Académie (1718) est l'ouvrage de Valincour. Son successeur disait de lui: « A la beauté, à la solidité de son esprit, se joignaient la candeur et la probité. Un homme qui pense toujours juste doit nécessairement avoir de la vertu. >

V

LAFAYE

1730.

JEAN-FRANÇOIS LERIGET DE LAFAYE, né à Vienne en 1674, mort à Paris en 1731. Son frère aîné avait une vocation prononcée pour les sciences exactes, il devint membre de l'Académie des sciences. Lui ne se sentait de penchant que pour la littérature agréable. Il n'a écrit qu'un très petit nombre de poésies, mais elles sont charmantes de naturel et de délicatesse.

Ses études terminées, il avait obtenu une compagnie d'infanterie; mais bientôt, sa santé délicate le forçant de renoncer aux armes, il s'était fait pourvoir d'une charge de gentilhomme ordinaire du roi. Plus

tard, il devint ambassadeur à Gènes, à Utrecht, en Angleterre. Ses pérégrinations diplomatiques cessèrent, et alors il rechercha de preférence la société des écrivains et des artistes. Il était l'ami intime de Lamotte, quoiqu'il fut loin de partager ses paradoxes littéraires; c'est ainsi qu'il combattit contre lui en faveur de la rime dans une belle ode, dont une strophe au moins vit dans la mémoire de tout le monde. Lamotte fit à cette ode un honneur à sa manière, il la traduisit en prose.

« M. de Lafaye, dit d'Alembert, avait mérité son titre d'académicien par les agréments de son esprit, la finesse de son goût, son amour et ses talents pour les lettres et surtout pour la poésie... C'était vraiment un hommede goût, digne en tout genre et en tout sens de ce nom si souvent usurpé. Jamais convive ne fut plus agréable. Doux et animé, modeste sans affectation, docile pour lui-même et indulgent pour les autres, on disait de lui qu'il était l'homme que la nation devait montrer aux étrangers pour leur faire connaître un français vraiment aimable. Il l'était au point de sacrifier quelque fois les avantages qu'il avait dans la conversation au plaisir d'y voir briller les autres. I aimait, par exemple, à piquer doucement, par de légères contradictions, son ami Lamotte, pour lui donner occasion de déployer, dans ses réponses, toute la finesse et toute l'aménité de son esprit » Il faisait peu de cas des sciences sérieuses, en convenait de bonne foi et avec les grâces d'un homme du monde. On lui montrait un gros ouvrage sur l'histoire natu

relle des insectes : « Je ne me soucie nullement, dit. il, de connaître l'histoire de tous ces gens-là ; il ne faut pas s'embarrasser des personnes avec qui on ne peut jamais vivre. »

VI

CRÉBILLON.

1731.

PROSPER JOLYOT DE CRÉBILLON, né à Dijon le 15 février 1674. Il fut élevé chez les jésuites. On sait que cette société avait pour habitude de tenir registre des qualités de ses éléves. Un jour Crébillon, déjà membre de l'Académie française, désira connaître quelle épithète avait pu être accolée à son nom d'écolier. L'abbé d'Olivet fit consulter le registre, et, sous le nom de Prosper Jolyot de Crébillon, furent trouvés ces mots : Puer ingeniosus, sed insignis nebulo. «Enfant ingénieux, mais insigne vaurien. » Cette apostille fut lue à haute voix dans une assemblée particulière de l'Académie; Crébillon en rit beaucoup et se plut à répandre l'anecdote. Il fit son droit et fut reçu avocat au Parlement. Alors son père, Melchior Jolyot, greffier en chef en la chambre des comptes de Dijon, voulant ledisposer à hériter de sa charge, l'adressa à un procucureur de Paris, qui se nommait Prieur, homme d'esprit au père duquel Scarron avait dédié quelques vers. Tous deux, clerc et patron, étaient grands amateurs de spectacle et oubliaient volontiers l'Étude le théâtre. Quoique rien n'avertit encore le jeune

pour

homme du génie tragique qui sommeillait en lui, quoiqu'il n'en fût encore qu'à composer des chansons et de petits vers de société, il raisonnait de la scène avec tant d'intelligence et de chaleur que le procureur pressentit le poëte dramatique sous l'adepte greffier, et l'excita lui-même à entreprendre la carrière. Après longue résistance, le jeune clerc céda et écrivit une tragédie sur la mort des fils de Brutus. Les comédiens la refusèrent. L'auteur livra son manuscrit aux flammes, bien résolu de s'en tenir à ce premier échec. Mais le procureur était plus opiniâtre que cela, il releva ce courage abattu; et c'est un fait assez rare dans l'histoire de l'art qu'un homme de loi poussant à la poésie un jeune homme auquel il a mission d'enseigner la chicane. Qu'il soit donc consigné ce fait, et qu'un rayon de la gloire de Crébillon se reflète un peu, c'est justice, sur le nom de Prieur.

Le coup d'essai du poëte fut Idoménée (1705). Il eut du succès et le méritait, surtout lorsqu'on le compare aux autres pièces fournies alors à cette pauvre scène française, veuve de Racine et non encore fiancée à Voltaire. De belles situations, des morceaux énergiques, y rachetaient les vices d'une intrigue faible et commune, d'un style incorrect et trop chargé d'enflure et de déclamations. En cinq jours le cinquième acte, qui avait déplu, fit place à un cinquième acte entièrement nouveau. Une si grande preuve de facilité accrut singulièrement l'intérêt qu'avait appelé sur le jeune poëte le germe des qualités supérieures

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