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ment altérée; il en mourut. Et ce ne fut point là, comme on l'a trop répété, la mort d'un courtisan, mais bien la mort d'un homme de cœur, que son exquise sensibilité accompagnait partout. Dans le roi Racine aimait l'homme, et, s'il eût pu rester indifférent en le désobligeant, ce stoïcisme n'eût été rien autre chose que de l'ingratitude : est-ce par hasard que l'ingratitude, cette odieuse bassesse de cœur, deviendrait vertu à l'égard d'un roi? Au reste, le ressentiment du roi n'avait été que fort passager; il demanda chaque jour avec un touchant intérêt des nouvelles de la santé du poëte mourant, et lui continua ses bienfaits jusque par delà le tombeau, car il conserva à la veuve de Racine sa pension de deux mille livres.

L'âme mélancolique et douce de Racine, âme virgilienne, était d'une inépuisable tendresse. Les émotions tristes, austères, lui étaient plus familières que celles de la joie. Il avait un génie naturellement railleur, mais il s'étudiait à le comprimer, et, recommandable par toutes les qualités d'un homme de bien, il aimait encore mieux obliger les gens que s'en moquer. Compatissant et fort généreux, il aidait de ses secours beaucoup de parents éloignés; il avait un soin tout particulier de sa nourrice, et il ne l'oublia pas dans son testament. Un de ses amis, Poignant, cet officier célèbre par son duel avec La Fontaine, avait promis de le faire son légataire universel. Il tint parole, mais tous ses biens ne valaient pas ses dettes: Racine paya.

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Quant au génie de Racine, tout a été dit là dessus, et peut se résumer par le mot de Voltaire. On sait que l'auteur de Zaïre, sollicité d'entreprendre un commentaire de l'auteur d'Athalie, comme il avait fait de celui de Cinna, répondit : « Ce commentaire est tout fait il n'y a qu'à écrire au bas de chaque page beau, pathétique, harmonieux, admirable. » La plupart des biographes de Racine ont répété ce mot; c'est qu'il est d'une exacte justesse; c'est que Racine est, en effet, d'une perfection désespérante, comme parle La Harpe. Au fond comme dans la forme il prend à chaque sujet tout ce que le sujet peut donner à une main mortelle; mais « ce qui le caractérise particulièrement, a dit Roger, c'est l'union complète et peut-être unique de deux qualités qui semblent incompatibles, de l'imagination la plus brillante et de la raison la plus parfaite qui fut jamais, de la sensibilité la plus exquise avec le bon sens le plus invariable. La raison, en effet, autant et plus encore peut-être que l'imagination, domine dans la conception de ses œuvres les plus touchantes, dans l'exécution de ses scènes les plus dramatiques, dans' le choix mêtre de ses expressions les plus riches, de ses tours les plus elliptiques, de ses alliances de mots les plus hardies. Boileau, que plusieurs critiques ont surnommé le poëte de la raison, Boileau lui-même n'est pas, sous ce point de vue, supérieur à Racine; et, d'ailleurs, cette qualité nous étonne moins en lui, parce quelle est accompagnée d'une imagination beaucoup moins vive. On a souvent proclamé Racine

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le plus grand des poëtes français, il faudrait aussi le proclamer le plus raisonnable; ou plutôt, n'est ce pas parce qu'il a été le plus raisonnable qu'il a été le plus grand. » Un autre apanage de son génie, c'est son aptitude universelle en littérature. A partir de son âge de raison poétique, à dater d'Andromaque, il excella dans tous les genres auxquels il toucha. « Poëte tragique, dit Auger, il fut tour-à-tour grave comme l'histoire, brillant comme la fable, sublime comme les livres sacrés, et toujours varié comme le cœur humain. Une seule fois infidèle à Melpomène, il fit une comédie dont Molière aurait pu envier le style étincelant d'esprit, de malice et de gaieté. Lyrique non moins élevé, mais plus touchant que Rousseau, dans ses choeurs et dans ses cantiques, il fut vif et caustique comme lui dans les épigrammes peu nombreuses qui échappèrent à sa malice naturelle. Le poëte, si divers et si parfait, ne fut pas un prosateur moins parfait et moins varié. On le vit descendre avec grâce jusqu'aux familiarités du style épistolaire, et s'élever sans effort jusqu'à la sublimité du style oratoire il fit de Corneille un éloge digne de Corneille et de lui-même; et il écrivit, contre les solitaires de Port-Royal, deux lettres dont leur plus grand écrivain, l'auteur mème des Provinciales, n'a pas surpassé l'ingénieuse moquerie. Joignez à tous ces dons, à tous ces prodiges de génie, la figure la plus douce et la plus noble, (que Louis XIV se plaisait à citer comme la plus remarquable de sa cour), une voix sonore et touchante, une admirable facilité d'élocution, le véri

table esprit de la conversation, celui qui plaît par ses grâces sans fatiguer par ses prétentions; et vous aurez l'idée complète de l'homme dont l'organisation fut la plus parfaite, de l'homme qui fut le plus heureusement doué par la nature pour enchanter son siècle et pour charmer la postérité. »

Racine mourut le 22 avril de la dernière année du dix-septième siècle : comme si (poétique symbole) son siècle et lui le génie qui le caractérise le mieux eussent dû tomber ensemble dans l'éternité. Il fut aussi le dernier académicien mort avant 1700, comme si l'histoire de l'Académie au grand siècle n'eût pu être fermée par un événement plus douloureux, mais plus mémorable.

IV

VALINCOUR.

1699.

JEAN BAPTISTE HENRI DU TROUSSET DE VALINCOUR, né à Paris en 1653, mort en 1730. L'Académie, après avoir perdu Racine, pensa ne pouvoir mieux lui rendre hommage qu'en lui donnant pour successeur Valincour, dont le premier titre était d'être l'ami commun de ce grand homme et de Boileau. Ce titre néanmoins n'était pas le seul. Valincour avait publié, sous cet intitulé: Lettres de la marquise de........ (1678) une critique du fameux roman La princesse de Clèves, critique judicieuse, éclairée, remplie d'urbanitė, où la louange se produit avec plaisir, et la censure

avec modération. Trois ans plus tard, il avait donné la Vie de François de Lorraine, duc de Guise,« petit morceau d'histoire, dit Fontenelle, qui remplit tout ce qu'on demande à un bon historien: des recherches qui, quoique faites avec beaucoup de soin, et prises quelquefois dans des sources éloignées, ne passent point les bornes d'une raisonnable curiosité; une narration bien suivie et animée, qui conduit naturellement le lecteur et l'intéresse toujours; un style noble et simple, qui tire ses ornements du fond des choses, ou les tire d'ailleurs bien finement; nulle partialité pour le héros, qui pouvait cependant inspirer de la passion à son écrivain. »

Valincour se proposait de consacrer sa plume à d'autres ouvrages du même genre; mais les emplois qu'il eut à remplir vinrent le distraire du culte assidu des lettres en effet, en cette même année 1681, Bossuet le fit entrer comme gentilhomme dans la maison du comte de Toulouse, prince du sang et grand-amiral. Une fois là, Valincour devint bientôt secrétaire de la marine, ensuite secrétaire des commandements du prince, auprès duquel il assista en 1701 à la bataille navale de Malaga, où un éclat de mitraille lui blessa la jambe. Ses goûts se tournant volontiers du côté des ses devoirs, il embrassa particulièrement les études qui se rapportent à la marine, la physique et surtout les mathématiques. Il mérita par là une place d'honoraire à l'Académie des Sciences, et à ce titre son éloge a été composé par Fontenelle. Je l'ai vu, dit l'illustre panegyriste,

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