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sant que prenait alors cet esprit si lumineux, si profond, si solide, il faisait oublier en lui le philosophe et le savant, pour n'y plus voir que l'homme aimable: La source de cet enjouement si naturel était une âme pure, libre des passions, contente d'ellemême, et tous les jours en jouissance de quelque vérité nouvelle qui venait de récompenser et de couronner son travail. » Son cœur, naturellement sensible, s'ouvrait à tous les sentiments propres å inspirer la pitié. Bienfaisant, même au delà de ses moyens, il avait pris pour devise que « nul n'a droit au superflu quand chacun n'a pas le nécessaire », noble raisonnement qui lui faisait répandre en aumônes et bienfaits de toutes sortes sou modique revenu. C'est aussi ce mouvement facile de son cœur qui lui fit rechercher le commerce d'une femme aimable et spirituelle, Mlle de l'Espinasse, à laquelle le liaient certains rapports de naissance et d'infortune. Pendant vingt ans, il ne cessa de la voir un seul jour, et leur liaison est restée célèbre. Modeste jusqu'à cacher à ceux qui vivaient près de lui l'auréole de gloire dont son nom était entouré, sa nourrice ignora toujours l'illustration de l'hôte que recélait l'obscurité de son toit. « Vous ne serez jamais qu'un philosophe, lui disait-elle souvent, avec une simplicité pleine de bon sens; et qu'est-ce qu'un philosophe? un fou qui se tourmente pendant sa vie pour que le monde parle de lui quand il n'y sera plus. » Il la rassurait alors par quelques paroles charmantes, mais au fond c'était la bonne femme

qui avait raison. L'excès du travail finit par user chez lui, avant l'âge, cette frêle machine qui a nom le corps humain. Atteint de bonne heure par les infirmités et le dépérissement de la vieillesse, frappé dans ses plus chères affections par la perte de son amie, il se dégoûta des hommes, de la vie, de l'étude, et vit enfin venir la mort sans regrets, car il avait vécu sans reproches.

Parmi les œuvres de d'Alembert, nous voulons dire parmi celles qui nous touchent de plus près, nous citerons particulièrement son Essai sur les gens de lettres, dicté par une ingénieuse raison et plein des plus sages conseils; ses Mémoires sur Christine, reine de Suède; son travail tout académique sur les Synonymes français; sa traduction des Fragments choisis de Tacite, avec des observations sur l'art de traduire ; elle possède d'excellentes qualités, mais manque de hardiesse et surtout de cette âpre vigueur qui émeut si fortement à la lecture de l'original; les Eléments de musique, sa Correspondance avec Voltaire, et celle qu'il entretint avec le Grand Frédéric; enfin, après les cent autres morceaux qui composent les dix-huit volumes in-8° de ses œuvres, les Eloges lus dans les séances publiques de l'Académie française (1779).

C'est le titre qui lui avait été conféré, en 1772, de secrétaire perpétuel de cette Compagnie qui le détermina à les entreprendre. La tâche était délicate et difficile, néanmoins, il sut la remplir avec bonheur. Trois années lui suffirent pour la mener à

fin. A ce sujet, on prétendit que s'il y avait mis moins de hâte, ils n'eussent pas encouru un grave reproche celui d'être écrits sans éloquence. Le mouvement oratoire, il est vrai, leur fait défaut; mais nous ferons observer que l'éloquence n'était pas le signe caractéristique de leur auteur. D'Alembert avait l'esprit mâle et fin, ingénieux et solide; il écrivait avec pureté, quelquefois un peu sèchement, mais toujours avec précision. Ce sont ces diverses qualités qu'on retrouve dans les Eloges. Ils émanent d'un homme qui voulait écrire franchement, et qui l'a fait souvent avec une rare élégance. Il n'en a pas fallu davantage pour mettre son ouvrage à la place élevée qu'il occupe parmi les mémoires que nous a laissés le xvIIIe siècle. Aussi y avons-nous puisé à pleines mains, certain que dans aucun des recueils de cette époque, nous ne trouverions plus de renseignements, de faits curieux, de portraits achevés, de vie, d'esprit et de vérité que dans ce beau travail, et persuadé d'avance que les fragments que nous en avons distraits seront toujours les paillettes d'or de cette his toire.

VII.

LE COMTE DE CHOISEUL (1).

1784.

(1) Voir tome II, p. 353.

VIII.

REGNAULT DE SAINT-JEAN D'ANGELY.

1803.

MICHEL-LOUIS-ETIENNE REGNAULT DE SAINT-JEAN D'ANGÉLY, député aux Etats généraux, conseiller et ministre d'état, procureur général près la haute cour impériale, membre de la chambre des représentants, comte de l'empire, grand officier de la Légion d'honneur, grand'croix de l'ordre de la Réunion, était né à Saint-Fargeau en 1763. Destiné de bonne heure au barreau, et ayant embrassé avec enthousiasme le parti de la Révolution, il fut envoyé aux Etats généraux par le tiers état du pays d'Aunis, dont il avait rédigé les cahiers avec une sagesse de principes, une élégante fermeté de style qui frappèrent Mirabeau lui-même. Avec son élocution facile et brillante, son organe net et suave, ses avantages extérieurs, il ne démentit point les espérances qu'on avait conçues de ses succès oratoires. Sa ligne de conduite à la Constituante fut l'amour d'une liberté sage, et le but constant de ses efforts, la juste pondération des pouvoirs de la nation et du trône.

Les prisons de Douai le gardèrent pendant la terreur et le rendirent après le 9 thermidor. Pea de temps après, il fut nommé administrateur des

armées d'Italie, et là, bientôt, il eut de premières relations avec Bonaparte, général en chef. L'homme de génie apprécia bien vite l'homme de talent; aussi, à partir du 18 brumaire, ne cessa-t-il, pendant toute la durée du Consulat et de l'Empire, de le retenir auprès de sa personne. Outre une connaissance approfondie de la science administrative et l'instinct fort développé de toutes les combinaisons politiques, Regnault avait l'intelligence excessivement prompte, le travail singulièrement facile et rapide, ce qu'il fallait à l'Empereur enfin; ainsi à toute heure de jour ou de nuit, dans les intervalles même du sommeil, venait-il à la pensée de celui-ci un projet à exécuter aussi vite qu'il avait été conçu, Regnault, mandé, accourait de toute la vitesse de ses chevaux, écoutait, écrivait, devinait, à peine éveillé, des idées à peine écloses, et, par ce concours aussi dévoué qu'habile, il méritait les honneurs et les emplois nombreux dont nous l'avons vu revêtu.

La première Restauration passa sur sa tête, sans lui causer d'autres douleurs que le renversement d'un ordre de choses auquel il était affectionné; il se confina dans ses terres et se réfugia dans la vie privée; mais la seconde lui apporta l'exil; et l'exil, pour lui qui aimait tant sa patrie, c'était, ce fut la mort. Son rappel signé en 1819, il accourait en France. Il rentra dans Paris le 17 mars, à sept heures du soir; le 18, à deux heures du matin, il n'était plus.

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