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presque dit dans ce sanctuaire, sans être pénétré de respect et d'admiration. A la faible lueur d'une lampe, que sa vue pouvait à peine soutenir, le vieillard était assis au milieu de nous; la modeste, la vertueuse compagne de sa vie siégeait à ses cotés. Ils étaient environnés de leurs enfants, d'une famille qui était heureuse et fière d'en descendre; ses amis se succédaient, se renouvelaient à chaque instant pour former un cadre animé à ce tableau ravissant ; et là nous écoutions. La fille des d'Aguesseau nous donnait l'exemple. Elle entendait M. de Ségur depuis cinquante ans, et elle était la plus attentive de son auditoire. Sa conversation était si variée, si vive, si fleurie! Ses mémoires vous en donnent une idée fidèle. Le lire ou l'entendre était même chose. Je me trompe : il manquait à son livre la grâce de son sourire et le son flatteur de sa voix. >>

Le comte de Ségur mourut en 1830. Sa mort fut douce comme son caractère, dont le fond était une bienveillance inépuisable. Son dernier vœu se porta sur la prospérité de la France, devant qui la révolution des trois jours venait d'ouvrir une ère nouvelle. Peu d'hommes ont passé par des alternatives plus diverses de fortune. « Le hasard, a-t-il dit luimême, a voulu que je fusse successivement colonel, officier général, voyageur, navigateur, courtisan, fils de ministre, ambassadeur, négociateur, prisonnier, cultivateur, soldat, électeur, poëte, auteur dramatique, collaborateur de journaux, publiciste, historien, député, conseiller d'État, sénateur, acadé

micien et pair de France. » Il était entré à l'Académie par l'arrêté consulaire. Il serait difficile de se montrer plus digne de cet honneur qu'il ne l'a fait par le mérite et l'étendue de ses ouvrages. Bon nombre de ses poésies, gracieuses, spirituelles, suffiraient à une réputation distinguée; quant à ses travaux plus sérieux, la plupart sont des monuments pour notre littérature. Chez lui se reconnaît partout l'empreinte d'un talent brillant de raison, de grâce, de finesse; son style, toujours noble, facile, spirituel et pur, ne revêt jamais que des pensées ingénieuses et justes. A tous ces titres, il a été compris, avec raison, parmi les écrivains polygraphes les plus estimables de son temps.

VIII.

M. VIENNET.

1831.

M. JEAN-PONS-GUILLAUME VIENNET, né à Béziers le 18 novembre 1777. Personne n'a meilleure grâce à parler de soi que M. Viennet, parce que personne ne le fait avec une franchise plus désintéressée, également éloignée de toute modestie fausse et de toute prétention mal fondée. Diverses lettres de lui, dont les journaux ont retenti, en font foi, aussi bien que sa notice écrite par lui-même, en 1839, dans le Dictionnaire de la conversation, recueil qui lui doit un assez bon nombre d'articles, tantôt de bonne littérature, tels que l'article Corneille, tantôt d'excellente

et ingénieuse morale, tels que l'article Honneur. Comme cette autobiographie convient parfaitement à notre cadre, nous allons sans façon nous en empa. rer dans son entier; le lecteur, sans contredit, y gagnera, et M. Viennet aussi : car elle fait à merveille apprécier tout ce qu'il y a d'ouvert, de noble, de généreux dans cette loyale nature de poëte. Seulement nous essaierons de la compléter par quelque court commentaire, que les convenances lui interdisaient à lui-même, mais dont la justice nous fait à nous une loi.

<< Mon père, Jacques-Joseph, dit M. Viennet, était chartreux à dix-huit ans, chanoine à vingt et souslieutenant de lanciers à vingt-deux. Un an plus tard il combattait à Rosbach, avec trois autres officiers de sa famille, et, à la paix de 1763, il était licencié, sans pension et sans fortune. Deux mariages le fixèrent à Béziers; et, à la Révolution de 1789, il se trouva porté successivement sans efforts, comme sans intrigue, au conseil municipal de sa ville adoptive, à l'Assemblée législative, à la Convention et au conseil des Anciens. Deux traits de sa vie politique suffiront à son éloge. Dans le procès de Louis XVI, il s'efforça de prouver que la Convention n'avait pas le droit de juger; et, juge malgré lui, il vota la réclusion jusqu'à la paix. Chargé par la Convention de recevoir soixante mille chevaux destinés à la remonte des quatorze armées, il refusa trente mille louis du fournisseur et rebuta le tiers de la remonte. C'est par ces traits, et par vingt autres, que mon père mérita

de ses commettants le surnom de vieux Romain. Rentré dans ses foyers trois mois avant le 18 brumaire, il y prolongea son honorable carrière jusqu'à l'âge de quatre-vingt-douze ans, sans avoir connu peut-être un seul ennemi.

» Je suis l'aîné des enfants de son second mariage. Un abbé, frère de ma mère, m'ayant fait bégayer du latin dès l'âge de trois ans, à quatorze j'avais achevé ma philosophie. J'étais destiné par ma famille à recueillir l'héritage du frère de mon père, qui a occupé pendant trente ans la cure de Saint-Merry. La Révolution en décida autrement, et, au lieu d'une soutane, je revêtis un uniforme. Entré fort jeune comme lieutenant en second dans l'artillerie de marine, je fus pris sur le vaisseau l'Hercule, après un combat de nuit des plus sanglants, et je passai quelque temps dans les pontons de Plymouth. Bientôt après mon échange, on me demanda sur le consulat à vie un vote dont on pouvait se passer. Je dis non ; je votai plus tard contre l'empire, et le ministre Decrès me jura une haine à mort. Je n'avançai plus qu'à l'ancienneté, et monseigneur eut encore la dureté de laisser vaquer pendant dix-huit mois une place de capitaine qui me revenait de droit. C'est avec ce grade que je fis en 1813 la campagne de Saxe, J'y reçus la croix de la Légion d'honneur après les batailles de Lutzen et de Bautzen. J'assistai à celles de Dresde et de Leipsig, où je fus pris au moment où le pont venait de sauter. Rentré en France après la Restauration, et déterminé à ne plus quitter

la capitale, où m'attachait ma vocation littéraire, je dus aux bontés de M. de Montélégier, aide de camp du duc de Berry, la faveur d'y continuer mes services. Ce général me prit lui-même pour aide de camp, et je n'eus qu'à me louer de la bienveillance d'un prince qu'on a cruellement calomnié. Le 20 mars ruina l'avenir qui s'offrait à moi. Je n'en restai pas moins fidèle à ma patrie, et, au retour de Gand, le prince et le général me punirent, par leur indifférence, de quinze jours de service que j'avais faits à Paris pendant leur émigration. Le maréchal GouvionSaint-Cyr me releva de cette déchéance en m'admettant dans le corps royal d'état-major. Nommé chef d'escadron à l'ancienneté, en 1823, je fus rayé des contrôles par M. de Clermont-Tonnerre, en punition de mon Épître aux Chiffonniers. La révolution de Juillet me rendit mes épaulettes, et, quatre ans après, j'acceptai le grade de lieutenant-colonel, quand douze de mes cadets m'avaient déjà devancé. Je suis enfin en retraite, avec une pension de 2,400 francs.

» Ma vie littéraire a commencé avant celle que je viens de raconter. Je rimaillais dès l'âge de sept ans, et Dieu me pardonne les premiers vers que j'ai livrés au public! La première pièce qui me fit honneur fut mon Épitre à l'Empereur sur sa généalogie. Mon premier succès académique fut un prix des jeux Floraux, accordé, en 1810, à mon Épitre à Raynouard. J'en ai rimé quarante, dont trente-deux ont été rassemblées en recueil, et fort grandement louées par

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