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permit d'être envieux. Il ne sentait point pour la gloire cette passion fougueuse, inquiète et jalouse, qui ne souffre point de partage; mais il voulait jouir en paix des faveurs qu'elle lui accordait. La cri « tique, disait-il, me fait tant de mal que je n'aurai jamais la cruauté de l'exercer contre personne. »

Ce doux poëte offre une triste et unique exception dans l'histoire de l'Académie : élu, il ne put siéger, car sa mort arriva avant l'heure de sa réception. Labarpe eut à faire dans son discours l'éloge de ses deux prédécesseurs. Colardeau avait vivement ambitionné l'honneur du fauteuil. Il avait quitté son lit de mort pour aller solliciter les suffrages; l'Académie espérait, et le public avec elle, que le succès de son espérance contribuerait à prolonger ses jours: sa joie ne put opérer ce prodige. Presque à sa dernière heure, il adressa à la Compagnie l'expression de sa reconnaissance; elle était aimable et touchante, et l'Académie « crut entendre le chant du cygne,» selon le mot de son successeur. Il mourut le 7 avril 1776.

VI. ·
LAHARPE.

1776.

JEAN-FRANÇOIS LAHARPE, né à Paris en 1739, mort en 1803. Orphelin avant l'âge de neuf ans, il fut nourri six mois par les sœurs de la charité de la paroisse Saint-André-des-Arcs. A onze ans, il entra

somme boursier au collège d'Harcourt, dont le prin cipal, M, Asselin, l'avait pris en affection. Là il fit les plus brillantes études et remporta constamment les premiers prix de l'Université. Mais la douceur de ses succès fut empoisonnée par l'amertume de la calompie ; accusé d'avoir diffamé dans des vers satiriques l'homme généreux qui avait pris soin de son adolescence, il fut livré au lieutenant-général de police, M. de Sartine, qui l'enferma à Bicêtre, puis le transféra, par clémence, au For-l'Évêque, où il eut à subir plusieurs mois de détention, Rendu à la liberté, jl débuta en littérature dans le genre récemment mis à la mode par Colardeau : deux Héroïdes qu'il publia (1759), précédées d'un essai où s'annonçaient déjà les qualités et les défauts de sa critique, obtinrent un remarquable succès, que surpassa, quatre ans après, celui de sa tragédie de Warwick (1763).

Cette tragédie, qui fut jouée à la cour et valut à J'auteur d'être présenté à Louis XV, est longtemps restée au théâtre, grâce à la vigueur du rôle principal, à la simplicité de l'action, à la vérité du dialogue, à la noblesse du style; mais, somme toute, elle ne se distingue que par des qualités négatives, par l'absence des défauts plutôt que par l'éclat des beautés. Aussi, si elle fut le présage des succès dramatiques de Laharpe, elle en fut longtemps le terme, et Piron eut longtemps raison, qui avait dit avec sa J causticité ordinaire: « Ce jeune homme-là n'a que 1 cette pièce dans le ventre. » Timoléon (1764), Pharamond (1765), Custave Wasa (1769), trois chutes 6) li

consécutivas! Menzikoff (1776), les «Bérmétidos 1778), les Brames (1783), trois réussités bien douteuses! et, de tout cela, il n'est resté que le mot du marquis de Bièvre, dont le Séducteur venait d'être suffisamment applaudi's Quand le Séduateur réussit, les Brames (bras me) tombent! • Jeanne de Naples (1781) eut un meilleur sort, malgré son fond monotone et sa forme sans colorist on tint compte à Goriolan (1784) de la difficulté du sujet, de plusieurs détails poétiques et de quelques scènes animées, Virginie n'a pas joui de l'estime qu'elle méritait. Elle eut une destinée assez singulière, Représentée d'abord anonyme, en 1786, elle obtint un accueil distingué, Reprise en 1792, elle se soutint à peine sur ce théâtre qu'allaient entraîner dans leur chute les lettres et les arts. Elle offre des beautés de plus d'un genre: la force, la grandeur, le ton vraiment tragique ne manquent pas aux rôles principaux, et celui de Virginie respire une sensibilité douce, dont la raideur habituelle du style de Laharpe s'étonne d'être harmonieusement dilatée, 1:a kolɔ

Mais où Laharpe se surpassa au théâtre, ce fut dans Philoctete (1783) et dans Mélanie. Dans la première de ces pièces, soutenu par le génie de Sophocle et libre de tout souci d'invention en fait de plan et de caractères, avantage inappréciable pour un écrivain doué de plus de goût que d'imagination, il s'éleva par la diction presque au niveau des maîtres. Quant à Mélanie, qui, écrite en 1770, ne put être représentée qu'à la révolution, ce drame fut longtemps

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acélèbre à la lecture, et, quoiqu'il ait été applaudi -bien au delà de son mérite dans les salons d'alors si Jenclins à l'enthousiasme de l'esprit philosophique, il n'en reste pas moins la conception dramatique la plus irréprochable de son auteur: il est écrit avec >une correction soutenue, avec une élégance et une pureté peu communes.

J Laharpe, il faut le dire, comme auteur dramatique n'est pas même au second rang. A parler vrai, chaacune de ses tragédies accuse des traits vigoureux, "d'heureuses conceptions, présente des scènes, des actes même d'un bel effet; mais le mens divinior ne s'y fait jamais sentir; si sa diction est générale1ment pure, elle est presque toujours froidement cor>recte; s'il ne tombe jamais dans la bouffissure gigan-tesque de De Belloy, dans la dureté tudesque de Lemierre, il n'étincelle pas, comme ces deux poëtes, si - loin de lui d'ailleurs en d'autres parties, de ces beaux vers épars, de ces grandes idées, de ces traits imprévus, d'autant plus précieux qu'ils faut les payer plus cher et les attendre plus longtemps. Il le sentait, du reste; car, sagement renfermé dans les limites de son talent, il ne tenta jamais de s'élever à ces beautés neuves et hardies qui supposent un génie et exigent des "forces qu'il ne reconnaissait pas en lui.

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Après la chute de Timoléon, Laharpe, qui s'était marié, pour se consoler, avec la fille d'un limonadier, ce qui fit dire à Grimm: «Une mauvaise tragédie et un mauvais mariage, c'est deux sottises coup sur coup! Laharpe avait fait un court pélerinage à Ferney,

auprès de Voltaire, qui avait accueilli sés premiers vers et soutenu ses premiers pas dans la carrière littéraire; il en fit un autre après la chute de Gustave, et celui-là dura plus d'une année, car sa détresse lui faisait un besoin d'une aussi longue hospitalité. Là, il remplit plusieurs fois, ainsi que sa femme, des rôles dans les tragédies du patriarche, dans lesquelles il lui arriva plus d'une fois de hasarder des changements. Un jour, après avoir joué Adélaïde du Guesclin, il dit à Voltaire « Papa, j'ai changé quelques vers qui me paraissaient faibles. Change toujours de même, répondit le poëte illustre, je ne puis qu'y gagner. >> Une autre fois, Laharpe ayant osé risquer de semblables corrections dans les Scythes, que Voltaire vénait de terminer : « Il a raison! c'est mieux comme cela,» » s'écria ce dernier, qui n'avait pas été prévenu des changements; et, quand on s'étonnait de la patience qu'il opposait parfois aux contradictions du jeune homme que voulez-vous? disait-il, il aime ma personne et mes ouvrages! >>

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Laharpe chercha une autre consolation à ses échecs dramatiques dans les triomphes de l'Académie; et en cela il eut lieu d'être pleinement consolé; pour nous servir des expressions de M. Tissot, il fut longtemps le roi, nous dirions presque le tyran des concours, tant il paraissait y enlever d'autorité les suffrages qui lui décernèrent si souvent la couronne, ainsi qu'on a pu le voir, en son lieu, dans notre liste des lauréats académiques où son nom se trouve bien des fois répété. Néanmoins il ne serait pas exact de

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