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Aussi pour vray, d'un ouvrage viré1,
Quel grand honneur en peut estre tiré?
Le traducteur ne donne à son ouvrage
Rien qui soit sien que le simple langage :
Que mainte nuict dessus le livre il songe,
Et despité les ongles il s'en ronge 2;
Qu'un vers rebelle il ait cent fois changé,
Et en traçant3, le papier oultragé;
Qu'il perde apres mainte bonne journee,
C'est mesme corps, mais la robbe est tournee:
Tousjours l'aucteur vers soy la gloire ameine,
Et le tourneur n'en retient que la peine.
D'un œuvre beau la louange en est deue
A qui l'a fait, non pas qui le remue.
D'un grand palais, celuy qui le devise",
C'est des ouvriers' celuy là que lon prise.
Où peut asseoir d'avoir sa recompense

1. Tourné, traduit....

2..

In versu faciendo

Sæpe caput scaberet, vivos et roderet ungues,

18 265 h.2

Horace, Sat., I, 10, 69; cf. Properce, II, 4, 3; Perse,
I, 106; et Boileau, Sat. VII, 28.

3. Tracer avait, entre autres sens, celui d'écrire un brouillon, faire une minute.

4. Le translateur, comme on disait aussi, le traducteur. 5. Celui qui en trace le plan et dirige la construction, qui en est l'architecte v. pour ce verbe, p. 180, n. 1.

6. Ce mot, comme tous ceux qui se terminaient alors en ier, était alors dissyllabe: le véhément Agrippa dit, 1. I de ses Tragiques:

Les meurtriers souldoyez s'eschauffent à sa suite.... Sacrilege meurtrier forme également le premier hémistiche d'un vers alexandrin dans les Elegies de Ronsard; ainsi pour sanglier, ouvrier, etc. v. particulièrement l'épigramme de Marot à Albert, joueur de luth du roy.

Le traducteur malheureux sa fiance1?
A ses escrits le sçavant ne prend garde;
Fors qu'en passant, au moins s'il les regarde2,
Soigneux d'avoir la cognoissance entiere,
Et veoir la chose en sa forme premiere.
L'ignorant seul ses escrits pourra veoir :
Mais quel honneur en pourroit il avoir?
Jamais en rien d'un ignorant l'estime
Ne fut' honneur ny gloire legitime.
Il ne sçauroit faire honneur à personne:
Car qui n'en a, à nul autre n'en donne.
Bien a celuy le courage abbatu,
Qui n'attend rien de sa propre vertu;
Bien a vrayment celuy peu de sagesse,
Du bien d'autruy qui se fait sa richesse.
Donc qu'à trouver de soy mesme on se range,
Si lon a faim de la belle louange :
Qu'on s'adventure et qu'on se mette en lice,
Qu'en mille nuicts quelque œuvre lon polisse,
Quelque œuvre grand qui defende sa vie,
Maugré la dent du temps et de l'envie'.
Nous espargnons paresseux nos esprits;
Et voulons part à la gloire du pris!

L'un dit qu'il faut qu'on quite l'avantage

1. Sur quoi le malheureux traducteur peut-il faire reposer l'espoir confiant d'une récompense?

2. Du moins s'il les regarde, ce n'est qu'en passant, c'est à peine, en passant, s'il les regarde....

3. La Boëtie avait peut-être écrit feit, fit.

4. Nec poterit ferrum nec edax abolere vetustas,

Ovide, Metam., XV, 871. Regnier, Sat. IX, a dit à peu près de même :

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Pour faire une œuvre grande
Qui de la calomnie et du temps se defende.

D'inventer bien à ceux du premier aage;
Que les premiers bienheureux s'avancerent,
Et que du jeu le pris ils emporterent:
Si que par eux la palme jà gaignee
A nul meshuy ne peut estre donnee;
Et desormais que sa peine on doibt plaindre
A suivre ceux que l'on ne peut attaindre.
L'autre se plaind qu'en la source tarie
Ores on tire à grand'peine la lie,

Et ne croit pas que grand proufit on face
A labourer une terre si lasse :

Quand tout est prins, qu'il se faut contenter,
Si lon n'en a, d'en pouvoir emprunter;
Que les premiers en la saison meilleure
Feirent soigneux la moisson de bonne heure,
Et à l'envy prinrent la cruche pleine
Dans le surjon1 de la neuve 2 fontaine :
Nous tard venus en ce temps malheureux,
Faisons en vain la recerche apres eux3.

1. Ou surgeon, sourgeon (de surgir), source: mot employé dans l'ode de Ronsard à L'Hospital.

2. L'adjectif neuf, était alors assez rarement employé. Nicot ne le donne pas, et dans le grand dictionnaire français-latin de 1628, que nous avons plusieurs fois cité, on trouve uniquement : « neuve, pour nouvelle, est dans Ronsard. >>

3. «Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent.... Le plus beau et le meilleur est enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes. » La Bruyère, c. 1, au commencement. Ainsi Piron, dans la Métromanie, acte III, sc. 7:

Mais les beautés de l'art ne sont pas infinies.
Tu m'avouras du moins que ces rares génies,
Outre le don qui fut leur principal appui,

Moissonnoient à leur aise où l'on glane aujourd'hui.

Mais moy je croy que ceste plainte vaine
Ne vient pour vray que de craindre la peine :
Car pour certain jamais aux siens la muse
Quelque chanson nouvelle ne refuse.
Encor qu'Homere est le premier conté1,
Et qu'au plus hault sur sa palme monté,
Bas dessous soy les autres il regarde2,
De s'arrester les autres n'ont eu garde.
Encor depuis le berger de Sicile'
Trouva que dire; et encores Virgile
A bien depuis de ses rames meinee
Par tant de flots la navire d'Enee.

Quand plus d'un pris à la course lon met,
Chascun le grand, au partir, se promet;
Mais puis s'on voit que quelqu'un fortuné
En bien courant le premier s'est donné,
Nul pour cela sa course ne retire,
Mais l'autre pris autant ou plus le tire'.
Heureux celuy que le premier on conte;
Mais qui ne l'est, ne doibt point avoir honte.
Il faut qu'avoir de l'honneur il s'attende

1. Est tenu, compté pour le premier : v. p. 159, n. 1. Tout ce passage paraît imité du début de l'Orator de Cicéron : << Nam in poetis, non Homero soli locus est, aut Archilocho, aut Sophocli, aut Pindaro; sed horum vel secundis, vel etiam infra secundos, etc. >>

2.

...Medium nam plurima turba

Hunc habet, atque humeris exstantem suspicit altis.

3. Théocrite....

(Virgile, En., VI, 667.)

4. On a déjà vu ce tour, p. 430, n. 4. Ainsi Regnier, dans sa quatrième Elegie:

J'ay meurtry, j'ay volé, j'ay des vœux parjurez. 5. L'attire, excite son envie.

Quelque autre part, puisqu'il n'a la plus grande.
L'honneur n'a point de si derniere place,

Que des plus grands desirer ne se face1.

Or est ce bien un grand abus, s'on cuide2
Que d'inventer la fontaine soit vuide.
De veoir le fond on ne doibt presumer
De nostre esprit, ny le fond de la mer.
Des grands discours la semence infinie
D'œuvre nouveau pour jamais est fournie.
Nostre esprit prend en sa source eternelle
Or une chose, or une autre nouvelle ;
Or ceste ci, or ceste là il treuve,

Et puis encor une autre toute neuve3.

Ainsi voit lon en un ruisseau coulant

4

1. «Teneat tamen eum cursum quem poterit. Prima enim sequentem, honestum est in secundis tertiisque consistere. » Cicéron, loc. cit.

2. Si l'on croit, que de penser: v. p. 131, n. 4.

3. Ce passage rappelle les paroles enthousiastes du métromane, dans la scène citée de Piron:

Ils (les anciens) ont dit, il est vrai, presque tout ce qu'on

[pense
Leurs écrits sont des vols qu'ils nous ont faits d'avance.
Mais le remède est simple: il faut faire comme eux;
Ils nous ont dérobés : dérobons nos neveux;
Et tarissant la source où puise un beau délire,
A tous nos successeurs ne laissons rien à dire.

4. Montaigne a cité dans les Essais, III, 13, cette gracieuse comparaison, en l'appliquant aux inquisitions de l'esprit humain : « Ses poursuites, dit-il, sont sans terme et sans forme...; c'est un mouvement irregulier, perpetuel, sans patron et sans but ses inventions s'eschauffent, se suivent et s'entreproduisent l'une l'autre :

Ainsi voit lon.... >>

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