Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

« gneus, il n'y a celuy d'entre vous qui ne fust seigneur d'une ville de Grece. En cecy, Gi«< darne, tu ne nous sçaurois donner bon conseil «< (dirent les Lacedemoniens), pour ce que le « bien que tu nous promets, tu l'as essayé; <«< mais celuy dont nous jouissons, tu ne sçais « que c'est tu as esprouvé la faveur du roy; «mais la liberté, quel goust elle a, combien «< elle est doulce, tu n'en sçais rien. Or si tu « en avais tasté toy mesme, tu nous conseil«<lerois de la defendre, non pas avec la lance <«< et l'escu, mais avec les dens et les ongles'. » Le seul Spartiate disoit ce qu'il falloit dire: mais certes l'un et l'autre disoient, comme ils avoient été nourris. Car il ne se pouvoit faire que le Perse eust regret à la liberté, ne l'ayant jamais eue, ny que le Lacedemonien endurast la subjection, ayant gousté la franchise.

Caton l'Utican2, estant encores enfant et sous la verge, alloit et venoit souvent chez Sylla le dictateur, tant pour ce qu'à raison du lieu et maison dont il estoit, on ne luy fermoit jamais les portes, qu'aussi ils étoient proches parens. Il avoit tousjours son maistre quand il y alloit, comme avoient accoustumé les enfans de bonne part. Il s'apperceut que dans l'hostel de Sylla, en sa presence ou par son commandement, on emprisonnoit les uns, on condamnoit les autres,

1. Traduit librement d'Hérodote, dern. chap. cité. 2. D'Utique.... Voy., sur ce fait, Plutarque, Vie de Calon, au commencement.

l'un estoit banny, l'autre estranglé, l'un demandoit le confisque' d'un citoyen, et l'autre la teste, En somme, tout y alloit, non comme chez un officier de la ville, mais comme chez un tyran du peuple; et c'estoit non pas un parquet de justice, mais une caverne de tyrannie. Ce noble enfant dit a son maistre : « Que ne me donnez «vous un poignard? et le cacheray sous ma « robbe. J'entre souvent dans la chambre de « Sylla, avant qu'il soit levé. J'ai le bras assez «fort pour en despescher2 la ville. » Voylà vrayement une parole appartenante à Caton. C'estoit un commencement de ce personnage, digne de sa mort. Et neantmoins qu'on ne die ne son nom ne son païs, qu'on conte seulement le fait tel qu'il est, la chose mesme parlera; et jugera on à la belle adventure qu'il estoit Romain et nay dedans Rome, mais dans la vraye Rome, et lorsqu'elle estoit libre.

A quel propos tout cecy? Non pas certes que j'estime que le païs et le terroir parfacent3

1. La confiscation des biens, les biens confisqués... Confisque n'est pas donné par Nicot, quoique formé suivant l'analogie, puisqu'on lit dans le Thresor: «< Confisquer, c'est rendre quelque chose acquise au fisque d'un prince, republique ou seigneur. »

2. Délivrer... On lit au deuxième livre d'Amadis : « Il feit entendre.... comme il s'estoit despesché d'eux, dont il estoit tresayse.»>

3. Parfaire, achever : parfaire un livre. Par remplissait dans notre ancien langage l'office de per en latin : il communiquait aux mots la force du superlatif, il leur ajoutait une idée de perfection: «Il fust, dit Villehar

rien. Car en toutes contrees, en tout air, est contraire la subjection, et plaisant d'estre libre: mais parce que je suis d'avis qu'on ait pitié de ceux qui en naissant se sont trouvez le joug au col, et que, ou bien on les excuse, ou bien qu'on leur pardonne, si n'ayans jamais veu seulement l'ombre de la liberté, et n'en estans point advertis, ils ne s'apperceoivent point du mal que ce leur est d'estre esclaves. S'il y a quelques païs (comme dit Homere des Cimmeriens') où le soleil se monstre autrement qu'à nous, et apres leur avoir esclairé six mois continuels, il les laisse sommeillans dans l'obscurité, sans les venir reveoir de l'autre demie annee, ceux qui naistroient pendant cette longue nuict, s'ils n'avoient ouy parler de la clarté, s'esbahiroit on si, n'ayans point veu le jour, ils s'accoustumoient aux tenebres où ils sont nais, sans desirer la lumiere? On ne plaind 2 jamais ce qu'on n'a jamais eu; et le regret ne vient point, sinon apres le plaisir, et tousjours est, avecques la cognoissance du bien, le souvenir

douin, parallés (s dans notre ancien langage était le signe du nominatif singulier masculin) jusques à Salenyque, s'il peust. » De là encore, parcourir, parfumer: voy. à ce sujet M. Génin, des Variations du Langage français, p. 233 et suiv.

1. En mythologie, le pays des Cimmériens, anciens habitants des bords du Palus Méotide (mer d'Azof), passait pour être le séjour du Sommeil. Voy. sur les Cimmériens (xεuépios, hibernus), l'Odyssée, 1. XI, c. 14 et suiv.; les Métamorphoses d'Ovide, XI, § 14.

2. Regrette.. on dit encore plaindre sa peine.

de la joye passee. Le naturel de l'homme est bien d'estre franc, et de le vouloir estre; mais aussi sa nature est telle, que naturellement il tient le ply que la nourriture luy donne.

Disons doncques ainsi, qu'à l'homme toutes choses luy sont naturelles, à quoy il se nourrit et accoustume; mais seulement luy est naïf, à quoy' sa nature simple et non alteree l'appelle. Ainsi la premiere raison de la servitude volontaire, c'est la coustume, comme des plus braves courtaulx, qui au commencement mordent le frein, et puis apres s'en jouent; et là où naguieres ils ruoient contre la selle, ils se portent maintenant dans le harnois, et tous fiers se gorgiasent sous la barde3. Ils disent qu'ils ont esté tousjours subjects, que leurs peres ont ainsi vescu ; ils pensent qu'ils sont tenus d'endurer le

1. Mais ce qui est conforme à la générosité native, à la pure essence de l'homme, c'est seulement l'état vers lequel...

2. Courlault, c'est un cheval, dit Nicot, « qui a crin et oreilles couppees.» Courtaud, adj. et subst., suivant le Dictionnaire de l'Académie française, dernière édition, désigne un cheval auquel on a coupé les oreilles et la queue.

3. Se pavanent sous l'armure.... Gorgias, au propre, suivant Nicot, « piece d'habillement estoffee richement, dont les femmes, allans esgorgetees (la gorge nue ), bandoient le bas de leur poitrine. » De là gorgias, gorgiase, proprement habillé, élégant, joli; se gorgiaser, se trouver joli, faire le beau (Nicot ne donne pas ce verbe employé aussi par Montaigne). Bardes (de l'italien barda, même sens que le mot français), harnois d'un cheval, suivant Nicot, et de plus, lames de fer qui couvraient son poitrail et ses flancs.

mors, et se le font accroire par exemples; et fondent eux mesmes sur la longueur, la possession de ceux qui les tyrannisent: mais pour vray les ans ne donnent jamais droict de mal faire, ains aggrandissent l'injure. Tousjours en demeure il quelques uns mieux nais que les autres, qui sentent le poids du joug et ne peuvent tenir de le crouler'; qui ne s'apprivoisent jamais de la subjection, et qui tousjours, comme Ulysse qui par mer et par terre cerchoit de veoir la fumee de sa case, ne se sçavent garder d'adviser à leurs naturels privileges, et de se souvenir des predecesseurs et de leur premier estre. Ce sont volontiers ceux là qui, ayans l'entendement net et l'esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme le gros populas 3, de regarder ce qui est devant leurs pieds, s'ils n'advisent et derriere et devant, et ne rameinent encores les choses passees, pour juger de celles du temps advenir, et pour mesurer les presentes: ce sont ceux qui, ayans la teste d'eux mesmes bien faite l'ont

3

2

4

1. Crouler, crosler, secouer : ce verbe n'a plus que le sens neutre autrefois il s'employait aussi à l'actif; voy., au sujet de ce mot, M. Génin, ouvrage cité, p. 337 et suiv. 2. Ne peuvent s'empêcher de songer....

3. Le bas peuple.. Ce terme assez expressif qui ne se trouve pas dans Nicot, ni dans les écrivains du temps, semble avoir été forgé par La Boëtie. S'il eût été particulier au pays de cet auteur, on s'étonnerait à bon droit de ne pas le rencontrer dans Montaigne.

4. Cette expression heureuse qui a vécu jusqu'à nous, plusieurs fois employée par Montaigne, Ess., 1, 25, et dont

« PreviousContinue »