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donnent tant de signes apparens de la cognoissance qu'elles ont de leur malheur, qu'il est bel' à veoir que d'ores en là ce leur est plus languir que vivre, et qu'elles continuent leur vie, plus pour plaindre leur ayse perdu, que pour se plaire en servitude. Que veut dire autre chose l'elephant, qui s'estant defendu jusques à n'en pouvoir plus, n'y voyant plus d'ordre 3, estant sur le poinct d'estre prins, il enfonce ses maschoires et casse ses dens contre les arbres, sinon que le grand desir qu'il a de demeurer libre, comme il est nay, luy fait de l'esprit, et l'advise de marchander avec les chasseurs, si pour le pris de ses dens il en sera quite, et s'il sera receu à bailler son ivoire, et payer cette rançon pour sa liberté ? Nous appastons le cheval, des lors qu'il est nay, pour l'apprivoiser à servir et si ne le savons nous tant flater, que, quand ce vient à le dompter, il ne morde le frein, qu'il ne rue contre l'esperon, comme (ce semble) pour

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:

1. « Anciennement on disait bel, remarque Nicot, comme on fait encores, quand le mot ensuivant commence par voyele, et on use de beau, quand le dit mot commence par consonante. >>

2. De maintenant à l'avenir, désormais...

3. De moyen de salut... Ce qui atteste cet ancienne acception du mot ordre, c'est le nom de tour d'ordre, donné, suivant Nicot, à une grosse tour placée sur la côte de Boulogne et surmontée d'un fanal pour diriger les navires pendant la nuit. Voy. le Thresor, au mot Ordre.

4. Lui donne de l'esprit et lui suggère la pensée... Aviser, outre le sens qu'il a aujourd'hui, signifiait aussi, instruire, avertir quelqu'un. On dit encore un fou avise bien un sage.

monstrer à la nature et tesmoigner au moins par là, que, s'il sert, ce n'est pas de son gré, mais par nostre contrainte. Que faut il doncques dire? Mesmes les bœufs sous le poids du joug geignent, Et les oiseaux dans la cage se plaignent,

comme j'ay dit ailleurs autrefois, passant le temps à nos rimes françoises. Car je ne craindrois point, escrivant à toy (ô Longa') mesler de mes vers, desquels je ne lis jamais, que, pour le semblant que tu fais de t'en contenter, tu ne m'en faces glorieux. Ainsi doncques, puis que toutes choses qui ont sentiment, des lors qu'elles l'ont, sentent le mal de la subjection, et courent apres la liberté ; puis que les bestes, qui encores sont faites pour le service de l'homme, ne se peuvent accoustumer à servir, qu'avecques protestation d'un desir contraire; quel malencontre a esté cela, qui a peu tant desnaturer l'homme, seul nay (de vray) pour vivre franchement, de lui faire perdre la souvenance de son premier estre et le desir de le reprendre ?

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Il y a trois sortes de tyrans (je parle des meschans princes) : les uns ont le royaume par l'eslection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par la succession de leur race. Ceux qui l'ont acquis par le droict de la guerre, ils s'y portent ainsi qu'on cognoit bien qu'ils sont, comme on dit, en terre de conqueste. Ceux

1. Personnage d'ailleurs inconnu.

2. Malencontre, mauvaise rencontre, est aujourd'hui féminin et de peu d'usage.

qui naissent roys, ne sont pas communcement guieres meilleurs ains' estans nais et nourris dans le sang de la tyrannie, tirent avec le laict la nature du tyran, et font estat des peuples qui sont sous eux, comme de leurs serfs hereditaires ; et, selon la complexion en laquelle ils sont plus enclins, avares ou prodigues, tels qu'ils sont, ils font du royaume comme de leur heritage. Celuy à qui le peuple a donné l'Estat, debvroit estre (ce me semble) plus supportable; et le seroit, comme je croy, n'estoit que, des lors qu'il se voit eslevé par dessus les autres en ce lieu, flaté par je ne sçay quoy que l'on appelle la grandeur, il delibere de n'en bouger point. Communeement, celuy là fait estat de la puissance que le peuple luy a baillee, de la rendre à ses enfans'. Or, des lors que ceux là ont prins ceste opinion, c'est chose estrange, de combien ils passent en toutes sortes de vices, et mesme en la cruauté, les autres tyrans. Ils ne voient autre moyen, pour asseurer la nouvelle tyrannie, que d'estendre fort la servitude, et estranger tant les subjects de la liberté3, encores que la memoire en

1. «< Qui pourrait rendre raison de la fortune de certains mots, demande La Bruyère (c. 14 des Caractères), et de la proscription de quelques autres? Ains a péri : la voyelle qui le commence, et si propre pour l'élision, n'a pu le sauver; il a cédé à un autre monosyllabe mais, et qui n'est au plus que son anagramme. >>

2. Se préoccupe, se propose de transmettre à ses enfants la puissance...

3. Ecarter, détacher de la liberté les sujets... Estranger aucun de son amitié (Nicot): éloigner quelqu'un de son

soit fraische, qu'ils la leur puissent faire perdre. Ainsi, pour en dire la verité, je voy bien qu'il y a entre eux quelque difference; mais de chois, je n'en voy point; et estans les moyens de venir aux regnes, divers', tousjours la façon de regner est quasi semblable. Les esleus 2, comme s'ils avoient prins des taureaux à dompter, les traictent ainsi les conquerans pensent en avoir droict comme de leur proye; les successeurs, d'en faire ainsi que de leurs naturels esclaves.

Mais à propos, si d'adventure il naissoit aujourd'huy quelques gens tous neufs, non accoustumez à la subjection, ny affriandez à la liberté, et qu'ils ne sceussent que c'est ny de l'un ny de l'autre, ny à grand'peine des noms ; si on leur presentoit, ou d'estre subjects, ou vivre en liberté, à quoy s'accorderoient ils? Il ne faut pas faire difficulté qu'ils n'aymassent trop mieux obeïr seulement à la raison que servir à un homme sinon possible que ce fussent ceux d'Israël, qui, sans contrainte ny sans aucun besoing, se feirent un tyran ; duquel peuple je ne lis jamais l'histoire que je n'en aie trop grand

amitié. Le sens de ce verbe, Nicot le fait dériver « de ce que les estrangers ne doibvent pas ayseement estre receus à se mesler avecques les naturels du païs, ainsi que le statut de cette fameuse republique de Grece le contenoit. >>

1. Les moyens de parvenir au pouvoir suprême différant entre eux....

2. Ceux qui doivent le trône à l'élection.... Les successeurs, ce sont les rois héréditaires.

despit, quasi jusques à devenir inhumain, pour me resjouir de tant de maux qui leur en advinrent. Mais certes tous les hommes, tant qu'ils ont quelque chose d'homme, devant qu'ils se laissent assubjectir, il faut l'un des deux, ou qu'ils soient contrains, ou deceus contrains par les armes estrangeres, comme Sparte et Athenes par les forces d'Alexandre; ou par les factions, ainsi que la seigneurie d'Athenes estoit devant venue entre les mains de Pisistrate. Par tromperie perdent ils souvent la liberté et en ce, ils ne sont pas si souvent seduits par autruy comme ils sont trompez par eux mesmes. Ainsi le peuple de Syracuse, la maistresse ville de Sicile (qui s'appelle aujourd'huy Saragosse'), estant pressee par les guerres, inconsidereement ne mettant ordre qu'au danger, esleva Denys le premier et luy donna charge de la conduite de l'armee; et ne se donna garde qu'elle l'eust fait si grand, que cette bonne piece là, revenant victorieux, comme s'il n'eust pas vaincu ses ennemis, mais ses citoyens, se feit de capitaine roy, et de roy tyran. Il n'est pas croyable comme le peuple, des lors qu'il est assubjecty, tombe soudain en un tel et si profond oubly de la franchise, qu'il n'est pas possible qu'il s'esveille pour la r'avoir, servant si franchement et tant volontiers, qu'on diroit, à le veoir, qu'il a, non pas perdu sa liberté, mais sa servitude. Il est vray

1. Les Siciliens l'appellent en effet Saragusa ou Saragosa.

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