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rissez vos enfans à fin qu'il les meine, pour le mieux qu'il face, en ses guerres, qu'il les meine à la boucherie, qu'il les face les ministres de ses convoitises, les executeurs de ses vengences; vous rompez à la peine vos personnes, à fin qu'il se puisse mignarder en ses delices, et se veautrer dans les sales et vilains plaisirs; vous vous affoiblissez, à fin de le faire plus fort et roide à vous tenir plus courte la bride! Et, de tant d'indignitez que les bestes mesmes ou ne sentiroient point ou n'endureroient point, vous pouvez vous en delivrer, si vous essayez non pas de vous en delivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez resolus de ne servir plus, et vous voylà libres. Je ne veux pas que vous le poulsiez ny le bransliez; mais seulement ne le soustenez plus : vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a desrobbé la base, de son poids mesme fondre en bas et se rompre.

Mais certes les medecins conseillent bien de ne mettre pas la main aux playes incurables; et je ne fay pas sagement de vouloir en cecy conseiller le peuple, qui a perdu, longtemps y a, toute cognoissance, et du quel, puis qu'il ne sent plus son mal, cela seul monstre assez que sa maladie est mortelle. Cerchons donc par

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l'emploi est devenu bas et la signification fort restreinte. L'ancienne orthographe de ce verbe le distinguait dans quelques temps de souloir (solere), avoir coutume.

1. Cercher beaucoup plus usité alors que chercher, qui toutefois commençait à s'introduire.

conjecture, si nous en pouvons trouver, comment s'est ainsi si avant enracinee ceste opiniastre volonté de servir, qu'il semble maintenant que l'amour mesme de la liberté ne soit pas si naturelle.

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Premierement, cela est, comme je croy, hors de nostre doubte, que si nous vivions avecques les droicts que nature nous a donnez, et les enseignemens qu'elle nous apprend, nous serions naturellement obeïssans aux parens, subjects à la raison et serfs de personne : de l'obeïssance que chascun, sans autre advertissement que de son naturel, porte à ses pere et mere, tous les hommes en sont tesmoings, chascun en soy et pour soy; de la raison, si elle naist avecques nous, ou non2, qui est une question debatue au fond par les academiques, et touchee par toute l'escole des philosophes 3. Pour ceste heure, je ne penserois point faillir, en croyant qu'il y a en nostre ame quelque naturelle semence de raison, qui entretenue par bon conseil et coustume, fleurit en vertu, et, au contraire, souvent

1. Ainsi Pybrac, au début d'un poëme où il célèbre un couple heureux dans la simplicité et les travaux de la campagne :

Du Dieu seul des chrestiens humble serf je m'avoue,

Et tout autre seigneur que luy je desavoue.

2. Cela veut dire que tous les hommes ont le sentiment intérieur, la conscience de ce devoir d'obéissance qui les lie à l'égard de leurs parents; que tous aussi sentent en eux la raison..... sentent qu'ils possèdent la raison, ou innée ou acquise....

3. Platon, Le Menon; cf. Euripide, Hippol. v. 79.

La Boëtie.

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ne pouvant durer contre les vices survenus, estouffee s'avorte. Mais certes s'il y a rien de clair et d'apparent en la nature, et en quoy il ne soit pas permis de faire l'aveugle, c'est cela que nature, le ministre de Dieu et la gouvernante des hommes, nous a tous faits de mesme forme, et, comme il semble, à mesme moule, afin de nous entrecognoistre tous pour compaignons, ou plus tost freres. Et si, faisant les partages des presens qu'elle nous donnoit, elle a fait quelques avantages de son bien, soit au corps ou à l'esprit, aux uns plus qu'aux autres, si n'a elle pourtant entendu nous mettre en ce monde comme dans un champ clos', et n'a pas envoyé icy bas les plus forts et plus advisez, comme des brigands 2 armez dans une forest, pour y gourmander les plus foibles. Mais plus tost faut il croire que, faisant ainsi aux uns les parts plus grandes, et aux autres plus petites, elle vouloit faire place à la fraternelle affection, à fin qu'elle eust où s'employer, ayans les uns puissance de donner ayde, et les autres besoing d'en recevoir. Puis doncques que ceste bonne mere nous a donné à tous toute la terre pour demeure,

1. Sur un champ de bataille...

2. « Brigand, dit Nicot, c'estoit anciennement un mot militaire signifiant l'homme de guerre armé de brigandine (sorte d'armure de fer). La ville de Paris offrit pour la ville et vicomté 600 glaives, 400 archers et mille brigands; et pour ce que ces gens de pied, allans et venans à la guerre, pilloient le peuple, on a pris ce mot pour un larron de campagne, un voleur de païs. »>

nous a tous logez aucunement' en une mesme maison, nous a tous figurez en mesme paste, à fin que chascun se peust mirer2 et quasi recognoistre l'un dans l'autre ; si elle nous a à tous en commun donné ce grand present de la voix et de la parole, pour nous accointer et fraterniser3 d'avantage, et faire par la commune et mutuelle declaration de nos pensees une communion de nos volontez; et si elle a tasché par tous moyens de serrer et estreindre plus fort le noeud de nostre alliance et societé; si elle a monstré en toutes choses qu'elle ne vouloit tant nous faire tous unis, que tous uns *; il ne faut pas faire doubte que nous ne soyons tous naturellement libres, puis que nous sommes tous compaignons; et ne peut tomber en l'entendement de personne, que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compaignie..

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Mais à la verité, c'est bien pour neant de debatre si la liberté est naturelle, puis qu'on ne peut tenir aucun en servitude sans luy faire tort, et qu'il n'y a rien au monde si con

1. En quelque sorte, pour ainsi dire...

2. « Des mon enfance, a dit Montaigne, je me suis dressé à mirer ma vie dans celle d'autruy. » Ess., III, 12.

3. Pour nous unir plus étroitement, pour nous rendre plus frères... Autrefois coint (comptus, cultus), poli, joli; coinlise, honnêteté, ornement; accointer, rechercher, rapprocher. Fraterniser (pris ici activement) était encore bien rare, puisqu'il ne setrouve pas dans Nicot.

4. Confondus en une seule personne par l'affection mutuelle...

5. Il est bien inutile...

traire à la nature (estant toute raisonnable) que l'injure. Reste doncques de dire que la liberté est naturelle, et par mesme moyen (à mon advis) que nous ne sommes pas seulement nais' en possession de nostre franchise, mais aussi avecques affection de la defendre. Or si d'adventure nous faisons quelque doubte en cela, et sommes tant abastardis que ne puissions recognoistre nos biens, ny semblablement nos naïfves affections, il faudra que je vous face l'honneur qui vous appartient, et que je monte 2, par maniere de dire, les bestes brutes en chaire, pour vous enseigner vostre nature et condition. Les bestes (ce m'aid' Dieu 3), si les hommes ne font trop les sourds, leur crient: Vive liberté ! Plusieurs y en a d'entr'elles, qui meurent si tost qu'elles sont prinses. Comme le poisson, qui perd la vie aussi tost que l'eau, pareillement celles là quittent la lumiere, et ne veulent point survivre à leur naturelle franchise. Si les animaux avoient entre eux leurs rangs et preeminences, ils feroient (à mon advis) de liberté leur noblesse. Les autres, des plus grandes jusques aux plus petites, lorsqu'on les prend, font si grande resistance d'ongles, de cornes, de pieds, de bec, qu'elles declarent assez combien elles tiennent cher ce qu'elles perdent. Puis estans prinses, nous

1. Nai (natus) : on écrivait aussi né, surtout en vers. 2. Fasse monter... Monter quelqu'un au ciel, c'était l'élever au ciel (Nicot).

3. Dieu m'assiste, comme ce que je dis est vrai...

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