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vous a porté à regarder les brutes comme des machines, est l'immortalité de l'âme, que vous avez voulu établir. Ayant donc supposé que le corps étoit incapable de penser, vous avez conclu que partout où se trouvoit la pensée, là devoit être une substance réellement distincte du corps, et par conséquent immortelle; d'où il s'ensuit que si les bêtes pensoient, elles auroient des âmes qui seroient des substances immortelles.

Mais dites-moi, je vous prie, monsieur, puisque votre démonstration vous conduit nécessairement, ou à priver les bêtes de tout sentiment, ou à leur donner l'immortalité, pourquoi aimez-vous mieux en faire des machines inanimées, que des corps remués par des âmes immortelles; d'autant plus que le premier sentiment est absolument contraire aux phénomènes de la nature, et entièrement inouï jusqu'ici, au lieu que l'autre a été suivi par les plus savants philosophes de l'antiquité, Pythagore, Platon et tant d'autres; d'ailleurs, il n'y a rien qui puisse confirmer davantage tous les platoniciens dans leur sentiment sur l'immortalité de l'âme des bêtes, que de voir un aussi grand génie que le vôtre réduit à n'en faire que des machines insensibles, de peur de les rendre immortelles.

Voilà, monsieur, les seuls endroits de votre philosophie sur lesquels je n'ai pas cru devoir être

de votre sentiment; tout le reste est tellement de mon goût, et me plaît si fort, que j'en fais mes délices; et ces sentiments se rapportent si intimement aux miens, et me sont si propres, que je me sens la force et le courage, non seulement de les expliquer facilement à ceux qui auroient de la peine à les entendre, mais encore de les défendre hardiment contre ceux qui seroient les plus aguerris à la dispute sur ces matières, et qui oseroient les attaquer.

Je n'ai plus qu'une prière à vous faire, monsieur, c'est de prendre en bonne part ce que j'ai pris la liberté de vous proposer, et de ne pas croire que je l'aie entrepris ou par légèreté ou par vaine gloire, et pour ambitionner la connoissance et l'amitié des hommes illustres, puisque, s'il dépendoit de moi, je tâcherois de ne pas me faire connoître, regardant le nom et la réputation comme sujet à l'orage, et ennemi du loisir d'un particulier.

Au reste, quelque penchant que je sente en moi pour votre personne, je ne vous eusse jamais découvert mes pensées, si je n'y avois été poussé par d'autres; je me serois contenté d'aimer votre personne et vos ouvrages en secret, et de vous honorer dans le silence.

Je n'ose pas même vous demander avec empressement une réponse, parceque je vous crois occu-pé à des méditations très profondes, et à des ex

périences aussi utiles que difficiles. Je vous permets donc d'user de votre droit, afin de ne point pécher contre le public. Que si vous voulez pourtant honorer mes petites questions d'une réponse telle que vous le jugerez à propos, vous vous acquerrez une éternelle reconnoissance sur le plus humble et le plus obéissant de vos serviteurs.

A Cambridge, du Collège de Christ, le 11 décembre 1648.

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Les louanges dont vous me comblez sont plutôt des marques de votre bonté qu'un effet de mon mérite, qui ne sauroit jamais les égaler.

Cette bienveillance que vous m'accordez, et que je dois à la lecture que vous avez faite de mes écrits, me découvre si à plein la candeur et la générosité de votre âme, qu'elle vous a gagné toute mon amitié, quoique je n'aie pas l'honneur de vous connoître d'ailleurs; c'est pourquoi je me ferai un véritable plaisir de répondre à vos questions. Votre première difficulté est sur la définition du corps, que j'appelle une substance étendue, et que vous aimeriez mieux nommer une substance sensible,

tactile, ou impénétrable; mais prenez garde, s'il vous plaît, qu'en disant une substance sensible, vous ne la définissez que par le rapport qu'elle a à nos sens, ce qui n'en explique qu'une propriété, au lieu de comprendre l'essence entière des corps, qui, pouvant exister quand il n'y auroit point d'hommes, ne dépend pas par conséquent de nos sens. Je ne vois donc pas pourquoi vous dites qu'il est absolument nécessaire que toute matière soit sensible; au contraire, il n'y en a point qui ne soit entièrement insensible, si elle est divisée en parties beaucoup plus petites que celles de nos nerfs, et si elles ont d'ailleurs chacune en particulier un mouvement assez rapide.

A l'égard de ma preuve, que vous appelez louche et presque sophistique, je ne l'ai employée que pour réfuter la proposition de ceux qui croient avec vous que tout corps est sensible, ce que je fais, à mon avis, d'une manière claire et démonstrative; car un corps peut conserver toute sa nature corporelle, bien que les sens n'y aperçoivent ni mollesse, ni dureté, ni froideur, ni chaleur, ni en.fin aucune autre qualité sensible.

A l'égard de l'erreur que vous semblez vouloir m'attribuer par la comparaison que vous faites de a cire, qui peut bien à la vérité n'être ni carrée ni ronde, mais qui ne peut pas absolument n'avoir point de figure, faites, s'il vous plaît, attention

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