Page images
PDF
EPUB

beau dire que vous n'avez pour elle que du respect, de la vénération et de l'étonnement, je ne laisserois pas de juger que vous avez aussi une très ardente affection, car votre style coule si bien quand vous parlez d'elle, que, bien que je croie tout ce que vous en dites, pourceque je sais que vous êtes très véritable, et que j'en ai aussi ouï parler à d'autres, je ne crois pas néanmoins que vous la pussiez décrire comme vous faites si vous n'aviez beaucoup de zèle, ni que vous puissiez être auprès d'une si grande lumière sans en recevoir de la chaleur. Et tant s'en faut que l'amour que nous avons pour les objets qui sont au-dessus de nous soit moindre que celle que nous avons pour les autres; je crois que de sa nature elle est plus parfaite, et qu'elle fait qu'on embrasse avec plus d'ardeur les intérêts de ce qu'on aime. Car la nature de l'amour est de faire qu'on se considère avec l'objet aimé comme un tout dont on n'est qu'une partie, et qu'on transfère tellement les soins qu'on a coutume d'avoir pour soi-même à la conservation de ce tout, qu'on n'en retienne pour soi en particulier qu'une partie aussi grande ou aussi petite qu'on croit être une grande ou petite partie du tout auquel on a donné son affection; en sorte que, si on s'est joint de volonté avec un objet qu'on estime moindre que soi, par exemple, si nous aimons une fleur, un oiseau, un bâtiment, ou chose

semblable, la plus haute perfection où cette amour puisse atteindre, selon son vrai usage, ne peut faire que nous mettions notre vie en aucun hasard pour la conservation de ces choses, pourcequ'elles ne sont pas des parties plus nobles du tout qu'elles composent avec nous, que nos ongles et nos cheveux sont de notre corps; et ce seroit une extravagance de mettre tout le corps au hasard pour la conservation des cheveux. Mais quand deux hommes s'entr'aiment, la charité veut que chacun d'eux estime son ami plus que soi-même; c'est pourquoi leur amitié n'est point parfaite, s'ils ne sont prêts de dire en faveur l'un de l'autre: Meme adsum qui feci, in me convertite ferrum, etc.Tout de même, quand un particulier se joint de volonté à son prince ou à son pays, si son amour est parfaite, il ne se doit estimer que comme une fort petite partie du tout qu'il compose avec eux, et ainsi ne craindre pas plus d'aller à une mort assurée pour leur service, qu'on craint de tirer un peu de sang de son bras pour faire que le reste du corps se porte mieux. Et on voit tous les jours des exemples de cette amour, même en des personnes de basse condition, qui donnent leur vie de bon coeur pour le bien de leur pays, ou pour la défense d'un grand qu'ils affectionnent. Ensuite de quoi il est évident que notre amour envers Dieu doit être sans comparaison la plus grande et la plus parfaite de toutes.

Je n'ai pas peur que ces pensées métaphysiques donnent trop de peine à votre esprit, car je sais qu'il est très capable de tout; mais j'avoue qu'elles lassent le mien, et que la présence des objets sensibles ne permet pas que je m'y arrête long-temps. C'est pourquoi je passe à la troisième question savoir, lequel des deux dérèglements est le pire, celui de l'amour ou celui de la haine. Mais je me trouve plus empêché à y répondre qu'aux deux autres, à cause que vous y avez moins expliqué votre intention, et que cette difficulté se peut entendre en divers sens, qui me semblent devoir être examinés séparément. On peut dire qu'une passion est pire qu'une autre, à cause qu'elle nous rend moins vertueux, ou à cause qu'elle répugne davantage à notre contentement, ou enfin à cause qu'elle nous emporte à de plus grands excès, et nous dispose à faire plus de mal aux autres hommes.

Pour le premier point, je le trouve douteux; car, en considérant les définitions de ces deux passions, je juge que l'amour que nous avons pour un objet qui ne le mérite pas nous peut rendre pires que ne fait la haine que nous avons pour un autre que nous devrions aimer; à cause qu'il y a plus de danger d'être joint à une chose qui est mauvaise et d'être comme transformé en elle, qu'il n'y en a d'être séparé de volonté d'une qui est bonne. Mais quand je prends garde aux incli

nations ou habitudes qui naissent de ces passions, je change d'avis; car voyant que l'amour, quelque déréglée qu'elle soit, a toujours le bien pour objet, il ne me semble pas qu'elle puisse tant corrompre nos mœurs que fait la haine, qui ne se propose que le mal. Et on voit par expérience que les plus gens de bien deviennent peu à peu malicieux, lorsqu'ils sont obligés de haïr quelqu'un ; car, encore même que leur haine soit juste, ils se représentent si souvent les maux qu'ils reçoivent de leur ennemi, et aussi ceux qu'ils lui souhaitent, que cela les accoutume peu à peu à la malice. Au contraire, ceux qui s'adonnent à aimer, encore même que leur amour soit déréglée et frivole, ne laissent pas de se rendre souvent plus honnêtes gens et plus vertueux que s'ils occupoient leur esprit à d'autres pensées. Pour le second point, je n'y trouve aucune difficulté; car la haine est toujours accompagnée de tristesse et de chagrin, et quelque plaisir que certaines gens prennent à faire du mal aux autres, je crois que leur volupté est semblable à celle des démons, qui, selon notre religion, ne laissent pas d'être damnés, encore qu'ils s'imaginent continuellement se venger de Dieu en tourmentant les hommes dans les enfers. Au contraire, l'amour, tant déréglée qu'elle soit, donne du plaisir, et bien que les poëtes s'en plaignent souvent dans leurs vers, je crois

néanmoins que les hommes s'abstiendroient naturellement d'aimer, s'ils n'y trouvoient plus de douceur que d'amertume; et que toutes les afflictions dont on attribue la cause à l'amour ne viennent que des autres passions qui l'accompagnent, à savoir, des désirs téméraires et des espérances mal fondées. Mais si l'on demande laquelle de ces deux passions nous emporte à de plus grands excès, et nous rend capables de faire plus de mal au reste des hommes, il me semble que je dois dire que c'est l'amour, d'autant qu'elle a naturellement beaucoup plus de force et plus de vigueur que la haine, et que souvent l'affection qu'on a pour un objet de peu d'importance cause incomparablement plus de maux que ne pourroit faire la haine d'un autre de plus de valeur. Je prouve que la haine a moins de vigueur que l'amour, par l'origine de l'une et de l'autre ; car s'il est vrai que nos premiers sentiments d'amour soient venus de ce que notre cœur recevoit abondance de nourriture qui lui étoit convenable, et au contraire que nos premiers sentiments de haine aient été causés par un aliment nuisible qui venoit au coeur, et que maintenant les mêmes mouvements accompagnent encore les mêmes passions, ainsi qu'il a tantôt été dit, il est évident que lorsque nous aimons, tout le plus pur sang de nos veines coule abondamment vers le cœur, ce qui envoie quantité d'esprits ani

« PreviousContinue »