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BUREAUX DE LA REVUE GERMANIQUE ET FRANÇAISE
10, RUE DU FAUBOURG-MONTMARTRE

1863

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ESSAI SUR LE XIXE SIÈCLE'

DE L'ESPRIT MODERNE

De quel nom te nommer, heure trouble où nous sommes ?
Tous les fronts sont baignés de livides sueurs.

Dans les hauteurs du ciel, et dans le cœur des hommes
Les ténèbres partout se mêlent aux lueurs.

VICTOR HUGO.

I

La difficulté de juger un siècle qui est le vôtre augmente lorsque ce siècle se trouve dans son plein, et que les idées, les besoins ou les tendances qui le mènent sont engagés encore dans la phase militante. C'est seulement lorsqu'il a fourni sa carrière qu'il appartient à l'histoire tant qu'il agit, il lutte et fait l'histoire au lieu de comparaître devant elle. Pour appartenir à l'histoire il faut mourir ; le destin des peuples et des sociétés est celui des individus. Sans doute les désirs de l'homme ne meurent point, mais les formes sous lesquelles ils agissent sont variables. Une époque naît, grandit et décline; cela signifie que les idées qui la remplissent ont joué leur rôle, et qu'à travers des vicissitudes inévitables elles ont épuisé leur existence dans leur triomphe même. Elles s'évanouissent alors, mais pour entrer par la tradition dans l'immortalité que leur donne le souvenir du genre humain.

' Voir la Revue germanique du 1er novembre 1863.

Faut-il s'interdire cependant de juger le présent, et l'appréciation des contemporains doit-elle être rejetée comme entachée d'une radicale incompétence? Une si grande timidité nous mènerait loin. Il n'est pas douteux que pour voir les choses dans leur ensemble, il les faut considérer à distance, et que le point de vue définitif est par conséquent celui de l'avenir. Cependant il est des tendances qui dénotent une époque, et permettent de la caractériser avant qu'elle se soit fixée dans le marbre de la postérité : car les siècles, ouvriers du progrès, ont également une postérité qui les met à leur rang. Est-ce qu'on attend la fin d'un individu pour juger des instincts et des idées qui le font ce qu'il est? De sa nature sortiront des actes inconnus, mais qui se rapporteront à ce que déjà l'on connaît de lui. Un siècle, s'il est assez avancé dans son cours, aura fourni de même un nombre suffisant d'éléments pour qu'on le puisse saisir dans son esprit le plus général : ce qu'il versera encore au dossier de l'histoire ne le mettra pas en contradiction avec lui-même. Dans une certaine mesure, et tout en faisant la part de l'accidentel, on peut sur certains points augurer l'aspect des choses futures, en vertu des lois qui forgent sans bruit l'indestructible logique des événements. Le présent est le point fugitif où se rencontrent l'avenir et le passé, ce qui lutte pour vivre et ce qui lutte pour ne pas mourir. Ceux qui résistent n'échappent pas à l'évidence, le bras rebelle connaît la force d'un courant aux vains efforts qu'il tente pour le remonter. Notre siècle n'est pas assez mûr pour qu'on puisse tracer de lui un tableau complet, il l'est assez pour nous révéler son génie, s'il en a un qui lui soit propre. Beaucoup de choses sont visibles dès maintenant, d'autres émergent par degrés, et nous laissent deviner des contours qui flottent dans la pénombre, comme dans les ténèbres visibles dont a parlé Dante. Ce qui existe nous fait pénétrer le sens de ce qui devient, et notre regard peut percer jusqu'aux conséquences lointaines sans trop risquer de se perdre.

A plus de moitié de son œuvre, l'esprit du xixe siècle sort des limbes et commence à se proclamer. Il existe, il commande. Mais comment le dégager de cet enchevêtrement social qui constitue en apparence le plus inextricable écheveau dans lequel les hommes. se soient encore débattus? Le contemporain tient par ses fibres mêmes à son époque. Si c'est là un obstacle à cette vue calme et limpide que permet seule la contemplation historique, c'est un avantage d'autre part, car cette union lui permet de saisir la pulsation d'un siècle qui palpite dans son âme. Nous avons pour exprimer cela une expression courante: être de son temps. Celui qui est

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