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à qui Voltaire avait en même temps écrit un billet pour le prier de remettre ce paquet entre les mains du roi. Ce Federsdoff était auprès du monarque une espèce de factotum, qui réunissait les emplois les plus disparates. Il était à-la-fois secrétaire, intendant, valet de chambre, grand-maître - d'hôtel, grand-échanson et grand-panetier. Le même jour, après midi, un fiacre arrêta devant notre porte; c'était Federsdoff qui venait, de la part du roi, rapporter à Voltaire la croix de l'ordre et la clef de chambellan. Il y eut entre eux une longue conférence : j'étais dans la pièce voisine, et je compris, à quelques exclamations, que ce ne fut qu'après un débat très vif que Voltaire se détermina à reprendre les présents qu'il avait renvoyés.

Duvernet, et d'autres après lui, rendent compte de cette circonstance d'une manière peu exacte. Ils disent que Voltaire, étant un jour dans l'antichambre du roi à Potsdam, dit à son domestique « de le débarrasser « de ces marques honteuses de la servitude, et de lui « ôter ce carcan. » Ils ajoutent que Voltaire les suspendit à la clef de la porte de la chambre du roi, après quoi il partit pour Berlin. Il n'est rien de plus faux dans toutes ses circonstances. D'abord Voltaire n'avait point de domestique à sa suite quand il allait chez le roi: ce fut à Berlin, et non à Potsdam, que la croix de l'ordre et la clef de chambellan furent renvoyées; il n'est pas vraisemblable non plus qu'il ait eu la témérité de tenir, dans l'antichambre du roi, un langage aussi peu réservé, lui qui, dans la plus grande intimité, n'en parlait jamais qu'avec respect. Croira-t-on, d'ailleurs, qu'au château de Potsdam, du temps de Frédéric, on pût se promener dans les appartements avec des domestiques,

pendre tout ce que l'on voulait à la porte de la chambre même du roi, et s'en aller ensuite paisiblement? Sans doute Voltaire n'attachait à ces objets que le prix qu'ils peuvent avoir aux yeux du philosophe; il n'en fesait point les instruments d'une vanité ridicule, mais il les avait reçus comme des témoignages d'estime et de considération, et il n'était pas assez fanatique pour les jeter, comme des babioles, au nez de celui qui les lui avait donnés.

Quelques jours après, le roi quitta Berlin. Voltaire y resta environ deux mois, pendant lesquels il fit une maladie causée par l'excès du travail et par toutes les contrariétés qu'il venait d'éprouver. Je n'ai point donné le détail de son procès avec un juif, nommé Hirschel, qui lui vola environ deux mille écus; je n'ai pas parlé des pamphlets qui lui furent faussement attribués, tels que le Tombeau de la Sorbonne, et une Vie privée de Frédéric; des contrefaçons que l'on fesait, presque sous ses yeux, de plusieurs de ses ouvrages que l'on mutilait, ou auxquels on ajoutait, de manière à les rendre méconnaissables. Toutes ces anecdotes ont été publiées, et je ne m'attache qu'à celles qui ne sent point connues, ou sur lesquelles je puis donner des détails plus exacts.

Lorsqu'il se sentit assez de forces pour supporter la fatigue d'un voyage, il demanda au roi la permission d'aller prendre les eaux de Plombières, dont les médecins lui conseillaient de faire usage. Il resta quelque temps sans avoir une réponse positive, ce qui l'inquiétait beaucoup. Le dernier jour de février, il eut avec moi un entretien particulier. Il me dit qu'il se préparait à quitter la maison de M. de Francheville, et qu'il

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avait déjà déclaré au père qu'il ne pouvait plus garder son fils; qu'il avait donné pour raison, qu'étant dans l'intention d'aller à Plombières y soigner sa santé, il ne voulait pas emmener un sujet du roi, ce qui déplairait à sa majesté. « Mon véritable motif, ajouta-t-il, « est que je ne veux pas auprès de moi ce jeune homme, qui serait moins l'un de mes secrétaires, qu'un agent « dont on se servirait pour rendre compte à Berlin de << toutes mes démarches. Vous viendrez seul avec moi. » Il me chargea en même temps d'avoir soin de faire toutes les dépenses nécessaires à une sorte de ménage que nous allions avoir, et pour lequel il m'avança une somme convenable. Il avait été jusqu'alors défrayé par le roi. Je fus donc à-la-fois chargé d'écrire sous sa dictée, de mettre au net ses ouvrages, et de pourvoir à tous les besoins d'un ménage qui allait devenir errant.

Le 5 mars, je fus très occupé. Voltaire avait chez lui beaucoup de livres qui appartenaient à la bibliothèque du roi; il me chargea d'en faire la recherche et de les rendre, ce que j'exécutai. Je mis ensuite ses papiers en ordre et fis emballer ses effets. Ce jour même nous quittâmes la maison de M. de Francheville, qui était située au centre de Berlin, et nous nous rendîmes loin de là dans une autre du faubourg Stralan. Elle appartenait à un gros marchand nommé Schweiger, et sa position en formait une espèce de maison de campagne. Nous vécûmes onze jours dans cette solitude. Notre petit ménage était composé du maître, d'une cuisinière, d'un domestique et de moi, économe et directeur de la troupe. Malgré son éloignement de la ville, Voltaire recevait des visites. La comtesse de Bentinck, cette femme illustre et sensible, digne de gouverner un

empire, lui fut constamment attachée, et venait souvent lui apporter des consolations. Le médecin Coste était aussi au nombre de ses amis et lui prodiguait les secours de son art; il lui avait conseillé les eaux de Plombières. Cependant la permission n'arrivait pas; ces retards donnaient à Voltaire les plus grandes inquiétudes. Il craignait quelque événement funeste, et que l'on n'eût pris la résolution de l'empêcher de sortir du Brandebourg. Cette idée le tourmentait et lui donnait encore plus d'impatience.

J'allais quelquefois promener avec lui dans un grand jardin dépendant de la maison. Lorsqu'il desirait être seul, il me disait : « A présent, laissez-moi un peu rê« vasser. » C'était son expression, et il continuait sa promenade. Un soir, dans ce jardin, après avoir causé ensemble sur sa situation, il me demanda si je saurais conduire un chariot attelé de deux chevaux. Je le fixai un moment, et, comme je savais qu'il ne fallait pas contrarier sur-le-champ ses idées, je lui répondis affirmativement. « Écoutez, me dit-il, j'ai imaginé un moyen « de sortir de ce pays. Vous pourriez acheter deux che« vaux. Il ne sera pas difficile de faire ensuite emplette « d'un chariot. Lorsqu'on aura des chevaux, il ne paraîtra pas étrange que l'on fasse une provision de foin. « — Eh bien, monsieur, lui dis-je, que ferons-nous du chariot, des chevaux et du foin?-Le voici : nous em<< plirons le chariot de foin. Au milieu du foin nous « mettrons tout notre bagage. Je me placerai, déguisé, « sur le foin, et me donnerai pour un curé réformé qui « va voir une de ses filles mariée dans le bourg voisin. « Vous serez mon voiturier. Nous suivrons la route la « plus courte pour gagner les frontières de la Saxe, où

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« nous vendrons chariot, chevaux et foin; après quoi << nous prendrons la poste pour nous rendre à Leipsick.» Il ne pouvait s'empêcher de rire en me communiquant ce projet, et il accompagnait son récit de mille réflexions gaies et singulières. Je lui répondis que je ferais ce qu'il voudrait, et que j'étais disposé à lui donner toutes les preuves de dévouement qui dépendraient de moi; mais que ne sachant pas l'allemand, je ne pourrais répondre aux questions qui me seraient adressées; que d'ailleurs ne sachant pas très bien conduire, je ne pouvais répondre de ne pas verser mon pasteur dans quelque fossé, ce qui m'affligerait beaucoup. Nous finîmes par rire ensemble de ce projet. Il ne tenait pas beaucoup à le réaliser, mais il aimait à imaginer des moyens de sortir d'un pays où il se regardait comme prisonnier. « Mon

ami, me dit-il, si la permission d'aller aux eaux ne « vient sous peu de temps, je saurai de manière ou « d'autre sortir de l'île d'Alcine, » Depuis que l'on avait brûlé son livre, il craignait plus que jamais les princes et les grands, et vantait sans cesse le bonheur de vivre libre et loin d'eux.

Enfin le roi envoya de Potsdam la permission d'aller à Plombières, et témoigna à Voltaire le desir de le voir avant son départ. Sans perdre un moment nous fîmes nos malles et disposâmes tout pour quitter la Prusse. Nous partîmes de Berlin, et arrivâmes à Potsdam à sept heures du soir. Voltaire occupa au château le même appartement qu'il avait eu d'abord, mais cette fois il ne fit pas un long séjour dans cette fameuse résidence de Frédéric. Il laissa emballés ses papiers et ses effets. Le 19, après dîner, il se rendit dans le cabinet du roi. Leur entretien dura deux heures; il y avait deux mois

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