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et des Tartares; qui a su attacher l'intérêt de ses tragédies aux grandes époques de l'histoire, à la naissance du mahométisme, qui depuis a étendu sur tant de peuples le voile de l'ignorance et le joug d'un despotisme stupide; à l'invasion d'un nouveau monde devenu la proie du nôtre; à ce triomphe, unique dans les annales du genre humain, de la raison sur la force, et des lois sur les armes, qui a soumis les sauvages conquérants de l'Asie aux tranquilles législateurs du Katay; à ce règne de la chevalerie qui, seule en Europe, au dixième siècle, balançait la férocité des mœurs, épurait l'héroïsme guerrier, le seul que l'on connút alors, et suppléait aux lois par les principes de l'honneur!

Ces caractères, esquissés dans Zaïre, ont été reproduits avec le plus grand éclat dans Tancrède, dernier monument où l'auteur, plus que sexagénaire, ait empreint sa force dramatique, et dans lequel il eut la gloire de donner, trente ans après Zaïre, le seul ouvrage qui puisse être comparé, pour l'intérêt théâtral, au plus attendrissant de ses chefs-d'œuvre.

Mais, si l'amour n'a jamais été plus tendre et plus éloquent que dans Zaïre et Tancrède, la nature n'a jamais été plus touchante que dans Mérope. S'il peut étre intéressant pour ceux qui étudient l'esprit humain d'observer des époques dans l'histoire du génie, j'en remarquerai quatre principales dans celui de Voltaire : Edipe, qui a été le moment de sa naissance; Zaire, celui de sa force; Mérope, celui de sa maturité; Tancrède, où il a fini.

Mérope, qui de tous ses ouvrages eut le succès le

plus universel, excita le plus d'enthousiasme, et fut pour lui le temps de la justice, des honneurs, et des récompenses; Mérope est aussi ce qu'il a composé de plus parfait, de plus irréprochable dans le plan, de plus sévère dans la diction. Elle respire cette simplicité antique, la tradition la plus précieuse que nous ayons reçue des Grecs, ce naturel si aimable, encore perfectionné par ce goût délicat, cette élégance moderne qui tient à des mœurs plus épurées. Le poète n'y prend jamais la place de ses personnages, et le style a cette espèce de sagesse qui n'exclut point la douceur et les graces, mais qui écarte le luxe des ornements. Enfin, c'est le premier drame, depuis Athalie, où l'on ait su intéresser sans amour; et Voltaire eut encore une fois cette gloire dans la belle tragédie d'Oreste, que le goût de l'antique, l'éloquence du rôle d'Électre, l'art admirable de celui de Clytemnestre, ont rendue chère aux juges éclairés des arts et aux amateurs des anciens.

Supérieur à tous les écrivains dramatiques par la réunion des grands effets et des grandes leçons, par l'illusion du spectacle et la vérité des mœurs, en est-il qui l'emporte sur lui pour la beauté des caractères? Dans les deux Brutus, la fermeté romaine, la rigidité républicaine et stoïque, l'amour des lois et de la liberté; dans Cicéron, l'enthousiasme de la patrie et de la vertu; dans César naissant, une ame dévorée de tous les desirs de la domination, mais une ame sublime qui ne veut être au-dessus des autres que parcequ'elle se sent digne de commander; dans Zopire, la haine des forfaits et le zèle d'un citoyen; dans Mahomet, la scélératesse altière et réfléchie qui ne trompe

et ne subjugue les hommes qu'à force de les mépriser; dans Alvarez, la bonté compatissante; dans Couci, l'amitié ferme et magnanime; dans Vendôme, cette sensibilité passionnée et impétueuse qui ne met qu'un instant entre la fureur et le crime, entre le crime et les remords; dans Zamti, le dévouement héroïque d'un sujet qui sacrifie tout à son roi; dans Idamé, une ame pure et maternelle, attachée à tous ses devoirs, mais n'en reconnaissant aucun avant ceux de la nature; dans Tancréde, le cœur d'un chevalier qui ne respire que pour la gloire et pour sa maîtresse, et qui ne peut supporter la vie, s'il faut que l'une lui soit infidéle, ou qu'il soit lui-même infidèle à l'autre. Que peut-on mettre au-dessus de cette foule de portraits qui prouvent à-la-fois tant de fécondité dans l'invention, tant de force dans le jugement, et qui brillent de ce singulier éclat que, par une expression transportée de la peinture à la poésie, on a nommé le coloris de Voltaire?

Le talent du style a toujours été regardé comme la qualité distinctive des hommes supérieurs dans les lettres et dans les arts de l'esprit; c'est lui qui fait l'orateur et le poète. La manière de s'exprimer tient à celle de sentir; les grandes beautés de diction appartiennent à une grande force de tête; et l'homme qui excelle dans l'art d'écrire ne peut pas être médiocre dans la faculté de concevoir. On peut apprendre à étre correct et pur; mais c'est la nature seule qui donne à ses favoris cette sensibilité active et féconde qui se répand de l'ame de l'écrivain, et anime tout ce qu'il compose.

C'est en effet le même feu qui fait vivre les ouvrages

et l'auteur; c'est de là qu'on a dit avec tant de vérité que l'on se peint dans ses productions. Comment, en effet, ces enfants du génie ne porteraient-ils pas l'empreinte de la ressemblance paternelle? comment n'offriraient-ils pas les mêmes traits, étant formés de la même substance? C'est la naïveté de La Fontaine que j'aime dans celle de ses vers. Je reconnais dans ceux de Molière le grand sens et la simplicité de mœurs de leur auteur; dans ceux de Racine, le goût exquis et les graces qui le distinguaient dans la société; dans ceux de Boileau, la raison sévère qui le fesait craindre; dans ceux de Voltaire, ce feu d'imagination qui a été proprement son caractère autant que celui de ses ouvrages.

Par une suite de cette faculté, la plus prompte de toutes et la plus agissante, avec quelle flexibilité son style se variait incessamment d'un genre à l'autre, et se pliait à tous les tons! Quel charme dans Zaïre! quelle énergie dans Brutus! quelle douce simplicité dans Mérope! quelle élévation dans Mahomet! quelle pompe étrangère et sauvage dans Alzire! quelle magnificence orientale dans Sémiramis et dans l'Orphelin!

Il s'offre encore ici un de ces parallèles séduisants, qu'entraîne toujours l'éloge d'un grand homme. Le style de Voltaire rappelle aussitôt celui de Racine; et c'est un honneur égal pour ces deux poètes immortels, de ne pouvoir être comparés que l'un à l'autre. Pourquoi d'ailleurs se refuser à ces rapprochements que l'on aime, et qui peuvent être une nouvelle source de vérités et d'idées, lorsqu'on n'en fait pas une vaine affectation d'esprit? Nos jugements ne sont guère que

des comparaisons et des préférences: heureux quand ils ne sont pas des exclusions!

Tous deux ont possédé ce mérite si rare de l'élégance continue et de l'harmonie, sans lequel, dans une langue formée, il n'y a point d'écrivain1; mais l'élé- gance de Racine est plus égale, celle de Voltaire est plas brillante. L'une plaît davantage au goût, l'autre à l'imagination. Dans l'un le travail, sans se faire senur, a effacé jusqu'aux imperfections les plus légères; dans l'autre, la facilité se fait apercevoir à-la-fois et dans les beautés et dans les fautes. Le premier a corrigé son style, sans en refroidir l'intérêt; l'autre y a laissé des taches, sans en obscurcir l'éclat. Ici les effets

s'en

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que

Quoiqu'on se soit proposé de ne faire que très peu de notes, il presente une ici qui peut être utile à ceux qui la liront avec réfexion. De jeunes têtes exaltées par la vaine prétention de trouver da neuf avant de chercher le raisonnable ont mis en avant un prinfort dangereux, celui de se faire en poésie une autre langue, diwent-ils, celle de Despréaux, de Racine, et de Voltaire, qui leur selle usée. En conséquence les uns tâchent de rajeunir celle de Ronsard et de Dubartas; les autres se font un jargon composé de barbarismes et de figures incohérentes et insensées, et croient s'être ben défendus contre la critique, en disant qu'il faut encourager ces harliesses en poésie, et que ce sont ces fautes mêmes qui prouvent le talent. Ils sont égarés par un faux principe. Sans doute il faut hercher des beautés neuves, et c'est la marque du vrai talent que de les rencontrer. Mais il y a des règles universelles, des données, pour ainsi dire, dans l'art d'écrire, comme dans tous les autres; et il faut avant tout s'être accoutumé à les observer, parceque sans elles daya point de style. Ce n'est point la violation de ces règles indispsables qui défendent de blesser jamais ni la justesse des idées ni ceile des images et des expressions; ce n'est point l'infraction si fa-d'un précepte si important qui peut donner à la diction un caractere de nouveauté. Si cela était, il suffirait d'être bizarre pour

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