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DÉTAILS

SUR

L'AFFAIRE DE FRANCFORT,

EXTRAITS DES MÉMOIRES DE M. COLLINI,
SECRÉTAIRE DE M. DE VOLTAIRE.

L'année 1752 est remarquable, dans la vie de Voltaire, par la mésintelligence qui naquit entre lui et Maupertuis, que jusqu'alors il avait traité avec toutes les apparences de l'estime et de l'amitié; une querelle littéraire entre le même Maupertuis et le professeur Koenig, à laquelle Frédéric et Voltaire prirent part chacun dans un sens différent, des tracasseries suscitées par La Beaumelle, venu à Berlin vers la fin de 1751, opérèrent dans la cour littéraire du roi une révolution qui changea ce temple de la sagesse en une arène d'injures, de calomnies, et d'injustices. Voltaire fut la principale victime de ces dissensions; plus il avait de gloire, plus il devait avoir d'ennemis et d'envieux. Je donnerai sur ces querelles les détails dont je fus le témoin je dois dire avant, que si ces misérables discussions ne fussent venues troubler la tranquillité dont il jouissait, et le système d'indépendance qu'il s'était formé, il est probable que jamais il n'eût songé à quitter la Prusse. L'amitié de Frédéric, la liberté de penser et d'écrire si chère à son génie, l'existence ho

norable que lui procuraient ses travaux et les bienfaits du roi, l'avaient conduit à regarder ce pays comme sa patrie. Il méditait même d'y attirer madame Denis sa nièce, et de l'y établir; mais en très peu de temps le dégoût succéda à l'enthousiasme, 'et, dès qu'il crut porter des fers, Voltaire ne songea plus qu'aux moyens de les briser.

On ne sera cependant pas surpris de ces troubles, si l'on veut envisager la situation respective des principaux acteurs. Maupertuis, arrivé avant Voltaire à la cour de Frédéric, revêtu du titre de président de l'académie de Berlin, considéré comme bon géomètre, jaloux à l'excès, prétendait au droit exclusif d'être l'ami ou le protecteur des Français de quelque mérite qui se rendaient dans la capitale de la Prusse : il était d'un caractère dur; les gens de lettres ne l'aimaient point, parcequ'il voulait primer dans tous les genres. Il avait des idées bizarres qu'il décorait du nom de philosophiques. On connaît ses projets de percer un trou jusqu'au centre de la terre, de disséquer des cerveaux de géants pour faire des découvertes sur la nature de l'ame, d'enduire les malades de poix-résine, de créer une ville latine, et autres idées aussi extravagantes, que Voltaire livra au ridicule. Dans son discours de réception à l'académie française, il entreprit de prouver les rapports qui existaient entre l'éloquence et la géométrie, et l'influence de celle-ci sur l'autre; son extérieur était aussi singulier que son esprit; il rendit célébre sa perruque ronde et courte, composée de cheveux roux et de crins poudrés en jaune.

Voltaire, dont le vaste génie, et les lumières éclairaient l'Europe et éclipsaient ses contemporains, Vol

taire, le flambeau de son siècle, aussi grand poète que profond historien, occupé sans relâche à combattre les préjugés, ennemi du despotisme et de l'intolérance, jouissant d'une réputation colossale et d'une grande fortune, avait cédé, en venant à Berlin, aux instances pressantes et réitérées de Frédéric. Il réunissait en lui toutes les connaissances sur lesquelles les favoris du roi établissaient leur renommée, et celui-ci lui marquait une préférence bien méritée, mais qui devint un motif de haine et de jalousie.

La Beaumelle, récemment arrivé à Berlin de Copenhague, où il avait tenu un cours de littérature française, se produisait comme homme de lettres, et répandait un livre intitulé, Qu'en dira-t-on? ou mes Pensées, son titre unique à la gloire. Il se présenta à tous les beaux esprits de la cour de Frédéric avec une arrogance qui fit douter de ses talents. On eût dit qu'il n'était venu à Berlin que pour tout réformer. Selon lui, il n'y avait dans cette cour ni assez d'esprit, ni assez de goût. Sa critique n'épargnait personne; il disait que le langage d'Algarotti n'était qu'un baragouin. Dès la première visite, La Beaumelle déplut à Voltaire, et Voltaire à La Beaumelle'. Ce dernier avait inséré dans le Qu'en dira-t-on ? des éloges outrés de Frédéric, et des phrases injurieuses aux gens de lettres. Il disait : « Qu'on parcoure l'histoire ancienne et « moderne, on ne trouvera point d'exemple de prince

'La Beaumelle parla à Voltaire dans cette visite du manuscrit des Lettres de madame de Maintenon; celui-ci desira connaître cet ouvrage. La Beaumelle s'y refusa, et avoua même depuis qu'il craignait que Voltaire ne le vendit en secret. De pareilles injures ne s'oublient pas.

"

« qui ait donné sept mille écus de pension à un homme « de lettres, à titre d'homme de lettres. Il y a eu de << plus grands poètes que Voltaire; il n'y en eut jamais « de si bien récompensé, parceque le goût ne met ja<< mais de bornes à ses récompenses. Le roi de Prusse «< comble de bienfaits les hommes à talents, précisé«ment par les mêmes raisons qui engagent un petit « prince d'Allemagne à combler de bienfaits un bouf« fon ou un nain. »

Ce ridicule parallèle fut, au souper du roi, une source féconde de plaisanteries; chacun des convives s'égaya et sur l'ouvrage et sur l'auteur; c'était la meilleure manière de s'en venger. Le lendemain cependant Maupertuis rapporta ces sarcasmes à La Beaumelle, et les mit tous sur le compte de Voltaire. Il parvint à lui persuader que l'intention de son adversaire était d'empêcher qu'il n'eût les bonnes graces du roi et de l'éloigner de Berlin. La Beaumelle n'était déjà que trop disposé à devenir l'ennemi de Voltaire; il crut aux rapports de Maupertuis, et jura une haine éternelle à un homme qui n'en avait point pour lui. Il fallait bien peu connaître Voltaire pour lui attribuer une semblable conduite. Avec un peu de réflexion, La Beaumelle aurait jugé que celui à qui on prêtait une aussi basse jalousie avait trop de réputation et de crédit pour augmenter l'un et l'autre par l'humiliation d'un jeune écrivain à peine connu dans le monde littéraire. Mais ce grand homme ne puisait pas son indulgence dans sa supériorité, elle était dans son caractère. Je l'ai vu accueillir avec bonté des jeunes gens dont les heureuses dispositions promettaient aux sciences de dignes soutiens, les aider de ses conseils et de sa bourse, et même

commencer leur réputation dans le monde. Il est évident qu'on cherchait à le rendre odieux, ses ouvrages étant à l'abri de la critique. Voltaire ne fesait la cour à personne, et n'aimait pas qu'on la lui fit, parceque des deux parts il eût perdu un temps précieux. Il se bornait à composer ses ouvrages et à plaire au roi. Cette manière de vivre lui attira l'envie de beaucoup de personnes qui s'étudièrent à lui faire des ennemis. On commença par La Beaumelle, et on réussit.

La Beaumelle, pour se venger, composa en partie à Berlin ses notes critiques sur le Siècle de Louis XIV. Il était occupé de ce travail, lorsqu'il fut obligé de quitter la Prusse, après avoir été enfermé à Spandau pour une affaire scandaleuse.

La querelle qui éclata entre Voltaire et Maupertuis fit en Europe beaucoup plus de bruit et eut des suites plus sérieuses. Elle commença par une simple discussion philosophique entre Maupertuis et Koënig. Maupertuis, dans un mémoire inséré dans sa Cosmologie et dans les Actes de l'académie des sciences de Berlin, avait avancé que la nature, pour ses opérations, employait toujours un minimum (ou moindre action), et il présentait cette assertion comme un principe général et constant dont il se vantait avec emphase d'avoir fait la découverte. Koenig, qui, avant son séjour en Prusse, était professeur de philosophie à La Haye, et qui alors était membre de l'académie que présidait Maupertuis, avertit celui-ci que le principe de la moindre quantité d'action n'était pas sans objections, et lui fit parvenir quelques réflexions par lesquelles il révoquait en doute la généralité de ce principe. Le président ne se donna pas la peine de les parcourir, et, en

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