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phrases sans pouvoir en terminer une seule. Enfin je pris le parti de lui faire ma révérence en balbutiant; et j'allais me retirer lorsqu'il me rappela pour me prier de lui réciter quelques lambeaux des rôles que j'avais déjà joués. Sans trop examiner la question, je lui proposai, assez maladroitement, de lui déclamer le grand couplet de Gustave, au second acte. Point, point de Piron, me dit-il avec une voix tonnante et terrible; je n'aime pas les mauvais vers; dites-moi tout ce que vous savez de Racine.

Je me souvins heureusement qu'étant au collège Mazarin, j'avais appris la tragédie entière d'Athalie, après avoir entendu répéter nombre de fois cette pièce aux écoliers qui devaient la jouer. Je commençai donc la première scène, en jouant alternativement Abner et Joad. Mais je n'avais pas encore tout-à-fait rempli ma tâche, que M. de Voltaire s'écria aussitôt avec un enthousiasme divin: « Ah! mon Dieu! les beaux vers! Ce qu'il y a de bien étonnant, c'est que toute la pièce est écrite avec la même chaleur, la même pureté, depuis la première scène jusqu'à la dernière; c'est que la poésie en est partout inimitable. Adieu, mon cher enfant, ajouta-t-il en m'embrassant; je vous prédis que vous aurez la voix déchirante, que vous ferez un jour les plaisirs de Paris; mais ne montez jamais sur un théâtre public. »

Voilà le précis le plus vrai de ma première entrevue avec M. de Voltaire. La seconde fut plus décisive, puisqu'il consentit, après les plus vives instances de ma part, à me recueillir chez lui comme son pensionnaire, et à faire bâtir au-dessus de son logement un petit théâ tre où il eut la bonté de me faire jouer avec ses nièces

et toute ma société. Il ne voyait qu'avec un déplaisir horrible qu'il nous en avait coûté jusqu'alors beaucoup d'argent pour amuser le public et nos amis.

La dépense que cet établissement momentané causa à M. de Voltaire, et l'offre désintéressée qu'il m'avait faite quelques jours auparavant, me prouvèrent, d'une manière bien sensible, qu'il était aussi généreux et aussi noble dans ses procédés que ses ennemis étaient injustes, en lui prêtant le vice de la sordide économie. Ce sont des faits dont j'ai été le témoin. Je dois encore un autre aveu à la vérité, c'est que M. de Voltaire m'a non seulement aidé de ses conseils pendant plus de six mois, mais qu'il m'a défrayé pendant ce temps, et que, depuis que je suis au théâtre, je puis prouver avoir été gratifié par lui de plus de deux mille écus. Il me nomme aujourd'hui son grand acteur, son Garrick, son enfant chéri: ce sont des titres que je ne dois qu'à ses bontés pour moi; mais ceux que j'adopte au fond de mon cœur sont ceux d'un élève respectueux et pénétré de reconnaissance.

Pourrais-je n'être pas affecté d'un sentiment aussi respectable, puisque c'est à M. de Voltaire seul que je dois les premières notions de mon art, et que c'est à sa seule considération que M. le duc d'Aumont a bien voulu m'accorder mon ordre de début au mois de septembre 1750?

Il est résulté de ces premières démarches que, par une persévérance à toute épreuve, je suis enfin, au bout de dix-sept mois, parvenu à surmonter tous les obcles de la ville et de la cour, et à me faire inscrire

tableau de messieurs les comédiens du roi, au

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Quiconque voudra bien lire tous ces détails, en observer la filiation, reconnaîtra que je suis loin de ressembler à ces cœurs ingrats qui rougissent d'un bienfait, et qui, pour consommer leur scélératesse, calomnient indignement leurs bienfaiteurs. J'en ai connu plus d'un de cette espèce à l'égard de M. de Voltaire. J'ai été témoin des vols qui lui ont été faits par des gens de toutes sortes d'états. Il a plaint les uns, méprisé tacitement les autres, mais jamais il n'a tiré vengeance d'aucun. Les libraires, qu'il a prodigieusement enrichis par les différentes éditions de ses ouvrages, l'ont toujours déchiré publiquement; mais il n'y en a pas un seul qui ait osé l'attaquer en justice, parceque

tous avaient tort.

M. de Voltaire est toujours resté fidèle à ses amis. Son caractère est impétueux, son cœur est bon, son ame est compatissante et sensible : modeste au suprême degré sur les louanges que lui ont prodiguées les rois, les gens de lettres, et le peuple réuni pour l'entendre et l'admirer; profond et juste dans ses jugements sur les ouvrages d'autrui; rempli d'aménité, de politesse et de graces dans le commerce civil; inflexible sur les gens qui l'ont offensé: voilà son caractère dessiné d'après nature.

On ne pourra jamais lui reprocher d'avoir attaqué le premier ses adversaires; mais, après les premières hostilités commises, il s'est montré comme un lion sorti de son repaire, et fatigué de l'aboiement des roquets qu'il a fait taire par le seul aspect de sa crinière hérissée. Il y en a quelques uns qu'il a écrasés en les courbant sous sa patte majestueuse; les autres ont pris la fuite.

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Je lui ai entendu dire mille fois qu'il était au désespoir de n'avoir pu être l'ami de Crébillon; qu'il avait toujours estimé son talent plus que sa personne, mais qu'il ne lui pardonnerait jamais d'avoir refusé d'approuver Mahomet.

Je ne dirai rien de la sublimité de ses talents en tout genre. Il n'en est aucun où il n'ait répandu beaucoup d'érudition, de grace, de goût et de philosophie. Du reste, c'est à l'Europe entière à faire son éloge. Ses ouvrages, répandus d'un pole à l'autre, sont des matériaux suffisants pour l'entreprendre. Heureux celui qui saura les apprécier, et parler dignement d'un homme aussi célèbre et aussi rare! Tout le monde connaît sa facilité pour écrire, mais personne n'a vu ce dont mes yeux ont été les témoins pour sa tragédie de Zulime.

Son secrétaire avait égaré ou brûlé, comme brouillon inutile, le cinquième acte de cette tragédie. M. de Voltaire le refit de nouveau en très peu de temps, et sur de nouvelles idées qui lui furent suscitées par les circonstances.

Je lui ai vu faire un nouveau rôle de Cicéron, dans le quatrième acte de Rome sauvée, lorsque nous jouâmes cette pièce au mois d'auguste 1750, sur le théâtre

de madame la duchesse du Maine, au château de Sceaux. Je ne crois pas qu'il soit possible de rien entendre de plus vrai, de plus pathétique, et de plus enthousiaste que M. de Voltaire dans ce rôle. C'était, en vérité, Cicéron lui-même tonnant de la tribune aux harangues sur le destructeur de la patrie, des lois, des mœurs, et de la religion. Je me souviendrai toujours que madame la duchesse du Maine, après lui avoir té

moigné son étonnement et son admiration sur ce nouveau rôle, qu'il venait de composer, lui demanda quel était celui qui avait joué le rôle de Lentulus Sura, et que M. de Voltaire lui répondit, Madame, c'est le meilleur de tous. Ce pauvre hère qu'il traitait avec tant de bonté, c'était moi-même; et ce n'était pas ce qui flatta le plus les marquis, les comtes, et les chevaliers dont j'étais alors le camarade.

Je ne finirai point cet article sans citer encore quel ques anecdotes qui sont à ma connaissance, et qui serviront peut-être à donner encore quelques idées particulières du caractère de M. de Voltaire.

Personne n'ignore qu'à la mort du célébre Baron, ainsi qu'à la retraite de Beaubourg, l'emploi tragique et comique de ces deux grands comédiens fut donné à Sarrasin, qui ne suivait alors que de bien loin les traces de ses maîtres. C'est ce qui lui attira une assez bonne plaisanterie de M. de Voltaire, lorsque ce dernier le chargea du rôle de Brutus dans la tragédie de ce nom. On répétait la pièce au théâtre, et la mollesse de Sarrasin dans son invocation au dieu Mars, le peu de fermeté, de grandeur et de majesté qu'il mettait dans le premier acte, impatienta tellement M. de Voltaire, qu'il lui dit avec une ironie sanglante: « Monsieur, songez donc que vous êtes Brutus, le plus ferme de tous les consuls romains, et qu'il ne faut point parler au dieu Mars comme si vous disiez, Ah! bonne Vierge, faites-moi gagner un lot de cent francs à la loterie. »

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Il résulte de ce nouveau genre de donner des leçons que Sarrasin n'en fut ni plus vigoureux ni plus mâle, parceque ni l'une ni l'autre de ces qualités n'étaient

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