Page images
PDF
EPUB

traits, payant aussi des copies des pièces et autres ouvrages qu'il faut y joindre. Ces 1000 livres du roi de Prusse, avec 2600 livres viagères sur l'Hôtel-de-ville, et 400 livres par an sur M. le comte de Lauraguais, me donnaient l'espérance de me tirer d'affaire, en payant même mon engagement de 600 livres. Mais une nouvelle charge perpétuelle m'est survenue par la nécessité de prendre une seconde femme pour me servir et me secourir dans mes infirmités.

Vous me fîtes l'amitié de m'écrire, au commencement de 1766, lorsque je vous demandais d'être inscrit sur la feuille de vos bienfaits, que j'avais attendu trop tard, que j'en serais puni, que j'attendrais; qu'il aurait fallu vous parler de mon grenier dans le temps de la moisson, que tout le monde avait glané, hors moi, parceque je ne m'étais pas présenté. Vous me promettiez de réparer ma négligence; vous ajoutiez de la manière la plus agréable et la plus consolante que vous m'aimiez comme on aime dans la jeunesse.

Cela m'a rappelé avec quelle vivacité vous entreprîtes et vous poursuivîtes, sur la fin de la régence, de faire mettre sur ma tête la moitié de votre pension, et comme, par vos instances, M. le duc de Melun s'intéressa au succès de ce projet sous le ministère de M. le Duc. Mais les tristes événements qui se succédèrent coup sur coup renversèrent une si rare marque d'amitié et de bienfesance dont la gazette de Hollande fit une mention particulière. C'est ce qui m'a toujours encouragé de vous dire, s'il en était besoin, comme Horace le dit à Mécène en lui rappelant ses bienfaits, Nec si plura velim, tu dare deneges ; et c'est ce qui me fesait dire dernièrement à table, chez M. le

lieutenant-civil, qu'il n'y avait que M. de Voltaire à qui je pusse demander avec plaisir, et de qui je pusse recevoir de même.

Je ne vous écrirai point de nouvelles de littérature, parceque je suis trop plein de petits chagrins domestiques.

[graphic]

ET FAITS PARTICULIERS CONCERNANT CE GRAND HOMME, RECUEILLIS PAR MOI

POUR SERVIR A SON HISTOIRE PAR M. L'ABBÉ DUVERNET.

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux.
OEdipe, acte I, scène I..

Puis-je ne pas me glorifier d'un titre qui a fait à-lafois mon état, ma fortune, et le bonheur de ma vie? L'extrait que j'en vais donner justifiera l'épigraphe que j'ai choisie, et qui pourrait paraître un peu trop orgueilleuse.

La paix de 1748, en rappelant les plaisirs de tout genre dans la ville de Paris, devint l'époque mémorable d'une nouvelle institution de quelques sociétés bourgeoises qui se réunirent pour le seul plaisir de jouer la comédie.

La première fut ét faubourg Saint-Hond mont-Tonnerre au M

'Le Kain.

Jaback, rue Saint-Merry. C'est de ce dernier théâtre dont je suis le fondateur.

De tous les jeunes gens qui jouissaient alors de quelque célébrité sur ces différents théâtres, et dont quelques uns se sont fixés dans nos provinces, je suis le seul qui soit resté à Paris; et c'est une faveur que je dois plus à ma bonne étoile qu'à la supériorité de mon talent. Voici comment la chose est arrivée :

Le propriétaire de l'hôtel de Jaback, forcé de faire des réparations urgentes dans l'intérieur de la salle que nous occupions, nous mit dans la nécessité de demander à messieurs les comédiens de Clermont-Tonnerre la permission de jouer alternativement avec eux sur leur théâtre; traité qui fut stipulé entre eux et nous au mois de juillet 1749, en payant la moitié des frais. Nous y débutâmes par Sidney et George Dandin.

Il n'est pas difficile de se figurer que la concurrence de ces deux sociétés excita dans le public quelques contestations dont le résultat ne pouvait être favorable aux uns sans diminuer de la considération dont les autres avaient joui jusqu'alors. On était partagé sur les talents de messieurs tels et tels, sur ceux des demoiselles telles et telles. Les unes étaient plus jolies, plus décentes que les autres; mais ces dernières avaient plus d'usage du théâtre, plus de grace, plus de finesse, etc. C'est ainsi que le public s'amusait et prenait parti, soit pour messieurs de Tonnerre, soit pour messieurs de Jaback. Mais qui pourra jamais croire qu'une société de jeunes gens, qui réunissait le plaisir et la décence, pût exciter la jalousie et les plaintes des grands chantres de Melpomene?

Le crédit de ces derniers nous fit fermer notre

[graphic]

théâtre; et ce fut un prêtre janséniste qui en obtint la réhabilitation. M. l'abbé de Chauvelin, conseillerclerc au parlement de Paris, daigna s'intéresser pour des élèves contre leurs maîtres, et nous fit jouer le Mauvais riche, comédie nouvelle en cinq actes et en vers, de M. d'Arnaud. La pièce eut peu de succès au jugement de la plus brillante assemblée qu'il y eût alors à Paris. C'était au mois de février 1750.

M. de Voltaire y fut invité par l'auteur; et, soit indulgence pour M. d'Arnaud, soit pure bonté pour les acteurs qui s'étaient donné toute la peine imaginable pour faire valoir un ouvrage faible et sans intérêt, ce grand homme parut assez content, et s'informa scrupuleusement qui était celui qui avait joué le rôle de l'amoureux. On lui répondit que c'était le fils d'un marchand orfèvre de Paris, lequel jouait la comédie pour son plaisir, mais qui aspirait réellement à en faire son état. Il témoigna à M. d'Arnaud le desir de me connaître, et le pria de m'engager à l'aller voir le surlendemain.

Le plaisir que me causa cette invitation fut encore plus grand que ma surprise; mais ce que je ne pourrais peindre, c'est ce qui se passa dans mon ame à la vue de cet homme dont les yeux étincelaient de feu, d'imagination et de génie. En lui adressant la parole, je me sentis pénétré de respect, d'enthousiasme, d'admiration, et de crainte; j'éprouvais à-la-fois toutes ces sensations, lorsque M. de Voltaire eut la bonté de mettre fin à mon embarras, en m'ouvrant ses deux bras, et en remerciant Dieu d'avoir créé un étre qui l'avait ému et attendri en proférant d'assez mauvais vers.

Il me fit ensuite plusieurs questions sur mon état,

sur celui de mon père, sur la manière dont j'avais été élevé, et sur mes idées de fortune. Après l'avoir satisfait sur tous ces points, et après ma part d'une douzaine de tasses de chocolat mélangé avec du café, seule nourriture de M. de Voltaire depuis cinq heures du matin jusqu'à trois heures après midi, je lui répondis, avec une fermeté intrépide, que je ne connaissais d'autre bonheur sur la terre que de jouer la comédie; qu'un hasard cruel et douloureux me laissant le maître de mes actions, et jouissant d'un petit patrimoine d'environ sept cent cinquante livres de rente, j'avais lieu d'espérer qu'en abandonnant le commerce et le talent de mon père, je ne perdrais rien au change si je pouvais un jour être admis dans la troupe des comédiens du roi.

« Ah! mon ami, s'écria M. de Voltaire, ne prenez jamais ce parti-là; croyez-moi, jouez la comédie pour votre plaisir, mais n'en faites jamais votre état. C'est le plus beau, le plus rare, le plus difficile des talents; mais il est avili par des barbares, et proscrit par des hypocrites. Un jour la France estimera votre art, mais alors il n'y aura plus de Baron, plus de Lecouvreur, plus de Dangeville. Si vous voulez renoncer à votre projet, je vous prêterai dix mille francs pour commencer votre commerce, et vous me les rendrez quand vous pourrez. Allez, mon ami, revenez me voir vers la fin de la semaine; faites bien vos réflexions, et donnez-moi une réponse positive. »

Étourdi, confus, et pénétré jusqu'aux larmes des tés et des offres généreuses de ce grand homme, on disait avare, dur, et sans pitié, je voulus m'é

en remerciements. Je commençai quatre

[graphic]
« PreviousContinue »