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sacrifices équivalents à ceux que les Anglais auront faits pour eux en votre faveur? alors ne serez-vous pas l'auteur et le mobile de cette condescendance réciproque qui ramènera tout à un équilibre desirable et utile à tout l'univers? En un mot, si vous déterminez les Anglais à ne pas envahir l'empire des mers, la propriété de toutes les colonies, et le commerce universel, doutez-vous que les Français n'engagent vos ennemis à renoncer aux prétentions qui vous seraient nuisibles?

Il me semble que cette tirade, maniée par le génie de M. de Voltaire, embellie des graces nerveuses de son style, et ajoutée aux notions qu'il a déjà prises du roi de Prusse, et des objets les plus propres à l'émouvoir, peut mettre dans tout son jour l'idée d'un plan qu'il serait très heureux que ce prince saisît, adoptât, et conduisit à sa maturité.

LETTRE

DE M. LE COMTE DE TRESSAN

A M. DE VOLTAIRE.

A Commerci, ce 29 juillet 1759.

Sa majesté polonaise, monsieur, veut que je supplée à sa vue pour répondre à la lettre charmante qu'elle vient de recevoir de vous. Ce prince m'ordonne de vous assurer de son amitié pour vous, et de sa haute estime pour vos ouvrages.

Sa majesté confirme de nouveau l'attestation qu'elle m'avait ordonné de vous envoyer au sujet de l'exacte vérité de tous les faits contenus dans votre Histoire de Charles XII. Elle apprend par vous, monsieur, avec un plaisir sensible, que le roi son gendre, en renouvelant les anciens priviléges de vos terres, vous donne une marque distinguée de sa bienveillance et de son estime. Mais je sens, monsieur, tout ce que vous perdriez si vous ne voyiez pas du moins les caractères d'une main que vous baiseriez avec tant de plaisir; un seul mot de ce prince adoré, qui exécute sans cesse tout ce que vous aimez à célébrer dans les grands rois, sera mille fois plus précieux pour vous que tout ce que le plus fidèle de vos serviteurs et amis pourrait vous dire.

P. S. du roi Stanislas, à peine lisible.

TRESSAN.

Je vous réponds de cœur, au défaut de vue, pour vous assurer que je conserve toujours les sentiments d'une parfaite estime et amitié pour vous.

P. S. de M. de Tressan.

Votre cœur vous fera deviner que mon cher et aimable maître vous écrit: Je vous réponds de cœur, au défaut de vue, etc. Plaignez une ame active (et celles des rois le sont si rarement); eheu! plaignez-la d'être privée du bonheur de revoir ses ouvrages, de ne pouvoir plus lire, écrire, peindre, jouer des instruments, et voir votre ancienne amie, chez qui le roi vient d'écrire ce petit mot.

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Monsieur, si je ne savais pas que votre sagesse vous fait assez mépriser les petitesses des grands, pour n'en pas être susceptible, je ne serais pas surpris que vous eussiez dédaigné de répondre à la lettre que j'ai osé vous écrire, et où mon cœur vous a peint tout ce qu'il ressentait. J'étais convaincu, quand ma main vous a tracé des caractères fidèles interprètes de mes sentiments, que la noblesse des vôtres ne vous permettait pas d'être insensible à la douleur d'un malheureux, et que vous saviez essuyer des pleurs que l'infortune a fait couler: j'étais persuadé que l'on n'implore pas en vain votre bonté, que vos bras s'ouvraient facilement pour y donner un asile à l'innocence, que votre cœur enfin était encore plus grand que votre esprit. Voilà ce dont j'étais persuadé, dont je le suis encore, et ce qui m'a enhardi à vous exposer ma triste situation dans ma première lettre. Jugez à présent, monsieur, si votre silence peut ne pas m'affliger. Peut-être, hélas! vous êtes-vous imaginé que vous me verriez payer

pas,

votre amitié, vos bienfaits, par la plus noire ingratitude; que je serais assez lâche, assez criminel pour n'en être pas plus reconnaissant. Ah! monsieur, n'avez si vous le voulez, égard à mes autres prières, mais ne me faites pas l'injure de soupçonner ainsi ma probité! C'est le seul bien qui me reste; c'est ce bien précieux que je voudrais délivrer de la contagion générale. Vos soupçons le flétriraient; votre générosité, votre grandeur d'ame peuvent en conserver, en relever l'éclat. Ma tendresse, mon zèle, mon respect, voilà mes seuls biens; ils sont à vous, ils y seront toujours. Quand même vous me refuseriez ce que je vous demande avec tant d'ardeur, mais que vous n'êtes pas en droit de m'accorder; quand, dis-je, vous me le refuseriez, je serais toujours convaincu que votre vertu le permet, que des raisons qui me sont inconnues vous y engagent, et je ne soupirerais alors qu'après le bonheur de les connaître. Enfin, monsieur, quelles que soient vos bontés, faites-les savoir à un jeune homme que l'incertitude met dans l'état le plus triste, et qui ne vous en aimera pas moins quand vous ne recevriez pas les vœux qu'il vous adresse.

Peut-être, monsieur, n'avez-vous pas reçu ma première lettre. Si cela était, et que vous desirassiez la voir, vous pourriez me le dire.

Voici mon adresse: A Clément fils, chez son père, procureur à Dijon, derrière les Minimes.

LETTRE II.

Dijon, 17 mai 1760.

Monsieur, permettez qu'un de ceux qui aiment le plus les belles-lettres, sans pouvoir les cultiver, et les

génies qui les cultivent avec succès, vous renouvelle aujourd'hui des hommages sincères qui le flattent plus que vous. Les sentiments que mon ingénuité vous a découverts ont paru vous toucher; je suis assez payé de ma tendresse, si vous l'avez sentie comme moi.

La bonté que vous m'avez témoignée m'engage à vous demander une grace. Dans quelques moments que de tristes occupations laissent à mon goût pour la poésie, j'ai eu le dessein téméraire d'entreprendre une tragédie sur le sujet le plus singulier et le plus intéressant qui soit peut-être dans notre histoire moderne. C'est la mort de Charles I, et l'usurpation de Cromwell. Les difficultés de traiter ce sujet étaient grandes, et un an de travail ne les a pas encore surmontées. Je n'ai fait jusqu'ici que le plan de ma pièce, après l'avoir changé plusieurs fois, et brûlé impitoyablement un acte entier et plus qui ne répondaient pas à l'idée que je m'étais formée de la beauté de mon sujet. Je ne me suis cependant pas découragé, et j'ai recommencé de nouveau. Ce qui a cependant ralenti mon ardeur, c'est que j'ai appris que vous travaillez depuis quelque temps sur le même fond, et que vous donneriez tôt ou tard cette pièce au public.

Vous devez bien penser, monsieur, que ma témérité n'irait pas jusqu'à me donner un concurrent tel que vous. Il n'appartient qu'à peu de génies d'entrer dans la même lice que ses maîtres, et de les vaincre. J'abandonnerais bientôt mon dessein, si j'étais sûr qu'il fût le vôtre, d'autant plus que ce serait peut-être le seul ouvrage que je pusse faire pendant ma vie obscure, relégué dans le fond d'une ville où il y a des gens d'esprit qui ne s'en servent pas, et qui haïssent ou mé

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