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perdu l'autre moitié pour ne penser qu'à M. de Fimar

con.

Je me flattais qu'en le tirant d'affaire je me ferais honneur, et que sa reconnaissance me dédommagerait suffisamment. Rien n'a réussi, monsieur. Pendant ce temps j'ai été trois mois à trouver une maison. J'en ai loué une le 23 décembre. Depuis cet instant les ouvriers y sont. Voilà donc six mois que je suis sans maison, sans cabinet, et par conséquent sans travail.

Jugez, monsieur, de ma situation. Je ne tirerais pas un écu de mon père. Quand on a été dur toute sa vie, on ne devient pas bon et généreux à quatre-vingts ans. M. Dodun, l'ancien receveur-général, de qui j'ai loué, dans l'lle, m'a fait attendre; mais il a dépensé quatre mille francs pour m'ajuster, et je serai au mieux. J'ai des meubles qui, en les fesant aller aux lieux, me suffiront. Il ne me manque done, monsieur, que de pouvoir satisfaire à la dépense de mon emménagement, qui ne laissera pas que d'être un objet, de payer quelques petites dettes que j'ai depuis six mois, et d'avoir une faible somme devant moi pour ouvrir mon cabinet, et vivre en attendant la pratique, qui viendra

sûrement.

J'ai toujours entendu dire, monsieur, qu'il était permis aux malheureux de se vanter un peu. En profitant de ce privilege, que je n'ai que trop acquis par ma situation, qui est cruelle, je puis me vanter de ne craindre aucun des avocats qui ont actuellement de l'emploi. Si j'ai du secours, je vais reprendre dans instant; mon cabinet a sa valeur. Dans un an, mon emploi peut être considérable, et mon père me laissera

qu'il ne pourra pas emporter. Si je n'ai point

de secours, ma maison me devient inutile. Je ne pourrai plus reparaître au palais, et je suis perdu sans ressource, car je ne suis bon à aucune autre chose. Je donnerai toutes les sûretés que je pourrai; je m'engagerai solidairement avec ma femme; je ferai même des lettres de change, pourvu que l'on me donne des délais suffisants.

M'abandonnerez-vous, monsieur? oublierez-vous l'ancienne amitié que vous avez eue pour moi? Je suis un de vos plus vieux serviteurs, et l'apologiste d'OEdipe ne doit pas périr dans la misère au milieu de si belles espérances; il ne s'agit que il ne s'agit que de l'aider un peu. Ce sera un avocat que vous ferez; et, s'il devient bon, l'opération n'est pas indigne de vous. Jusqu'à présent, monsieur, vous avez fait tant de choses différentes, et dans tous les genres, que celle-là vous manquait peut-être. J'attends tout de vous, monsieur; les temps sont affreux, puisque personne n'est sensible aux talents. Vous seul les connaissez tous, vous les protégez; et, si vous pensez que je puisse faire quelque chose, vous ne m'abandonnerez certainement pas. Ma fortune dépend donc du jugement que vous porterez de moi. J'attends votre décision avec confiance. Je demeure rue de la Comédie Française, chez M. Dubois, au Palais-Royal. En attendant que vous me mettiez en état de gagner l'Ile, je compte que vous m'honorerez d'une réponse. Je suis avec le plus tendre respect, monsieur, votre très humble, etc. MANNORY.

LETTRE DU MÊME.

Ce jeudi matin.

Vous m'avez permis, monsieur, de vous importuner encore, après votre retour de la campagne. Je suis honnête en robe, mais je manque totalement d'habit, et je ne puis me présenter devant personne. Cela dérange toutes mes affaires. Avez-vous pensé à M. Thiriot? je vous prie, monsieur, de me le marquer. Je suis depuis six jours avec quatre sous dans ma poche. Vous m'avez promis quelques légers secours; ne me les refusez pas aujourd'hui, monsieur. Dès que je serai habillé, je serai en état de suivre mes affaires, et ma situation changera. On m'annonce beaucoup d'affaires au palais, mais elles ne sont pas encore arrivées. Nous touchons aux vacances; le temps n'est pas favorable. Souffrirez-vous, monsieur, que je meure de faim? je n'ai mangé hier et avant-hier que du pain. C'était fête; je n'ai pu décemment sortir en robe, et mon habit n'est pas mettable. Je n'ai osé aller chez personne, et je n'avais pas d'argent pour avoir quelque chose chez moi. L'état est affreux. De grace, monsieur, donnez au porteur de cette lettre ce que vous pouvez pour mon soulagement présent; il est sûr. Mandez-moi si M. Thiriot fait quelque chose. Laisserez-vous périr de misère un ancien serviteur, un homme qui, j'ose le dire, a quelques talents, et qui est actuellement à la vue du port? Son vaisseau est un peu délabré; mais il ne s'agit que de le secourir pour entrer dans le port. Je suis avec la plus vive reconnaissance, monsieur, votre, etc. MANNORY.

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LETTRE

DE M. J.-J. ROUSSEAU

A M. DE VOLTAIRE.

Paris le 11 décembre 1745.

Monsieur, il y a quinze ans que je travaille pour me rendre digne de vos regards et des soins dont vous favorisez les jeunes muses en qui vous découvrez quelque talent. Mais, pour avoir fait la musique d'un opéra, je me trouve, je ne sais comment, métamorphosé en musicien. C'est, monsieur, en cette qualité que M. le duc de Richelieu m'a chargé des scènes dont vous avez lié les divertissements de la Princesse de Navarre'. I a même exigé que je fisse, dans les canevas, les changements nécessaires pour les rendre convenables à votre nouveau sujet. J'ai fait mes respectueuses représentations; monsieur le duc a insisté, j'ai obéi. C'est le seul parti qui convienne à l'état de ma fortune. M. Ballot s'est chargé de vous communiquer ces changements. Je me suis attaché à les rendre en moins de mots qu'il était possible. C'est le seul mérite que je puis leur donner. Je vous supplie, monsieur, de vouloir les examiner, ou plutôt d'en substituer de plus dignes de la place qu'ils doivent occuper.

Quant au récitatif, j'espère aussi, monsieur, que

Voyez dans la Correspondance générale, tome III, page 345, la réponse de M. de Voltaire à cette lettre.

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vous voudrez bien le juger avant l'exécution, et m'indiquer les endroits où je me serai écarté du beau et du vrai, c'est-à-dire de votre pensée. Quel que soit pour moi le succès de ces faibles essais, ils me seront toujours glorieux s'ils me procurent l'honneur d'être connu de vous, et de vous montrer l'admiration et le profond respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble, etc.

J.-J. ROUSSEAU, citoyen de Genève.

LETTRE DU MÊME.

A Paris, le 30 janvier 1750.

Monsieur, un Rousseau se déclara autrefois votre ennemi, de peur de se reconnaître votre inférieur: un autre Rousseau, ne pouvant approcher du premier par le génie, veut imiter ses mauvais procédés. Je porte le même nom qu'eux, mais n'ayant ni les talents de l'un ni la suffisance de l'autre, je suis encore moins capable d'avoir leurs torts envers vous. Je consens bien de vivre inconnu, mais non déshonoré; et je croirais l'être si j'avais manqué au respect que vous doivent tous les gens de lettres, et qu'ont pour vous tous ceux qui en méritent eux-mêmes.

Je ne veux point m'étendre sur ce sujet, ni enfreindre, même avec vous, la loi que je me suis imposée de ne jamais louer personne en face. Mais, monsieur, je prendrai la liberté de vous dire que vous avez mal jugé d'un homme de bien, en le croyant capable de

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payer

Jean-Baptiste. On ne connait point l'autre Rousseau; ce n'est pas celui de Toulouse, auteur du Journal encyclopédique, ni celui

de Gotha.

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