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Fréron, puisqu'il avait marié la descendante de Corneille. Elle l'en conjurait avec beaucoup d'instance; et elle lui indiquait le curé de la Magdeleine à Paris, auquel il devait s'adresser pour cette affaire. M. de Voltaire me dit, « Si Fréron a fait le Cid, Cinna, et Poalyeucte, je marierai sa fille sans difficulté. »

Il ne recevait pas toujours des lettres anonymes. Un M. Clément lui en adressait plusieurs au bas desquelles il mettait son nom. Ce Clément, maître de quartier dans un college de Dijon, et qui se donnait pour maître dans l'art de raisonner et dans l'art d'écrire, était venu à Paris vivre d'un métier qu'on peut faire sans apprentissage. Il se fit folliculaire. M. l'abbé de Voisenon écrivit : Zoïle genuit Mævium, Mævius genuit Guyot Desfontaines, Guyot autem genuit Freron, Freron autem genuit Clement, et voilà comme on dégénère dans les grandes maisons. Ce M. Clément avait attaqué le marquis de Saint-Lambert, M. Delille, et plusieurs autres membres de l'académie, avec une véhémence que n'ont pas les plaideurs les plus acharnés quand il s'agit de toute leur fortune. De quoi s'agissait-il? De quelques vers. Cela ressemble au docteur de Molière, qui écume de colère de ce qu'on a dit forme de chapeau, et non pas figure de chapeau. Voici ce que M. de Voltaire en écrivit à M. l'abbé de Voisenon:

Il est bien vrai que l'on m'annonce
Les lettres de maître Clément.

Il a beau m'écrire souvent,

Il n'obtiendra point de réponse.

"

Je ne serai pas assez sot

Pour m'embarquer dans ces querelles.

Si c'eût été Clément Marot,

Il aurait eu de mes nouvelles.

« Mais pour M. Clément tout court, qui, dans un « volume beaucoup plus gros que la Henriade, me « prouve que la Henriade ne vaut pas grand chose; << hélas! il y a soixante ans que je le savais comme lui. « J'avais débuté à vingt ans par le second chant de la « Henriade. J'étais alors tel qu'est aujourd'hui M. Clé« ment, je ne savais de quoi il était question. Au lieu « de faire un gros livre contre moi, que ne fait-il une "Henriade meilleure? cela est si aisé! »>

Il y a des sortes d'esprits qui, ayant contracté l'habitude d'écrire, ne peuvent y renoncer dans la plus extrême vieillesse: tels furent Huet et Fontenelle. Notre auteur, quoique accablé d'années et de maladies, travailla toujours gaiement. L'Épître à Boileau, l'Építre à Horace, la Tactique, le Dialogue de Pégase et du Vieillard, Jean qui pleure et qui rit, et plusieurs petites pièces dans ce goût, furent écrites à quatre-vingt-deux ans. Il fit aussi les Questions sur l'Encyclopédie. On fesait plusieurs éditions à-la-fois de chaque volume à mesure qu'il en paraissait un. Ils sont tous imprimés assez incorrectement.

Il y a sur l'article Messie un fait assez étrange, et qui montre que les yeux de l'envie ne sont pas toujours clairvoyants. Cet article Messie, déjà imprimé dans la grande Encylopédie de Paris, est de M. Polier de Bottens, premier pasteur de l'Église de Lausanne, homme aussi respectable par sa vertu que par son érudition.

L'article est sage, profond, instructif. Nous en possédons l'original, écrit de la propre main de l'auteur. On crut qu'il était de M. de Voltaire, et on y trouva cent erreurs. Dès qu'on sut qu'il était d'un prêtre, l'ouvrage fut très chrétien.

Parmi ceux qui tombèrent dans ce piège, il faut daigner compter l'ex-jésuite Nonotte. C'est ce même homme qui s'avisa de nier qu'il y eût dans le Dauphiné une petite ville de Livron, assiégée par l'ordre de Henri III; qui ne savait pas que des rois de la première race avaient eu plusieurs femmes à-la-fois; qui ignorait qu'Eucherius était le premier auteur de la fable de la légion Thébaine. C'est lui qui écrivit deux volumes contre l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, et qui se méprit à chaque page de ces deux volumes. Son livre se vendit, parcequ'il attaquait un homme connu.

Le fanatisme de ce Nonotte était si parfait, que dans je ne sais quel dictionnaire philosophique religieux ou antiphilosophique, il assure, à l'article Miracle, qu'une hostie, percée à coups de canif dans la ville de Dijon, répandit vingt palettes de sang; et qu'une autre hostie, ayant été jetée au feu dans Dòle, s'en alla voltigeant sur l'autel. Frère Nonotte, pour démontrer la vérité de ces deux faits, cite deux vers latins d'un président Boisvin, Franc-Comtois :

Impie, quid dubitas hominemque Deumque fateri?

Se probat esse hominem sanguine, et igne Deum.

Ce qui signifie, en réduisant ces deux vers impertinents à un sens clair:

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Impie, pourquoi hésites-tu à confesser un homme

« Dieu? Il prouve qu'il est homme par le sang, et Dieu « par les flammes. »

On ne peut mieux prouver : et c'est sur cette preuve que Nonotte s'extasie, en disant, « Telle est la manière « dont on doit procéder pour régler sa créance sur les ❝ miracles. >>

Mais ce bon Nonotte, en réglant sa créance sur des injures de théologien et sur des raisonnements de Petites-Maisons, ne savait pas qu'il y a plus de soixante villes en Europe où le peuple prétend qu'autrefois les Juifs donnèrent des coups de couteau à des hosties qui répandirent du sang: il ne sait pas qu'on fait encore aujourd'hui commémoration à Bruxelles d'une pareille aventure; et j'y ai entendu, il y a quarante ans, cette belle chanson :

Gaudissons-nous, bons chrétiens, au supplice

Du vilain juif appelé Jonathan,

Qui sur l'autel a, par grande malice,

Assassiné le très saint sacrement.

Il ne connaît pas le miracle de la rue aux Ours à Paris, où le peuple brûle tous les ans la figure d'un Suisse ou d'un Franc-Comtois qui assassina la sainte Vierge et l'enfant Jésus au bout de la rue; et le miracle des carmes nommés Billettes, et cent autres miracles dans ce goût, célébrés par la lie du peuple, et mis en évidence par la lie des écrivains, qui veulent qu'on croie à ces fadaises comme au miracle des noces de Cana et à celui des cinq pains.

Tous ces pères de l'Église, les uns en sortant de Bicêtre, les autres en sortant du cabaret, quelques uns en lui demandant l'aumône, lui envoyaient continuel

lement des libelles et des lettres anonymes; il les jetait au feu sans les lire. C'est en réfléchissant sur l'infame et déplorable métier de ces malheureux soi-disant gens de lettres qu'il avait composé la petite pièce de vers intitulée le Pauvre Diable, dans laquelle il fait voir évidemment qu'il vaut mille fois mieux être laquais ou portier dans une bonne maison que de traîner dans les rues, dans un café, et dans un galetas, une vie indigente qu'on soutient à peine, en vendant à des libraires des libelles où l'on juge les rois, où l'on outrage les femmes, où l'on gouverne les états, et où l'on dit à son prochain des injures sans esprit.

Dans les derniers temps, il avait une profonde indifférence pour ses propres ouvrages, dont il fit toujours peu de cas, et dont il ne parlait jamais. On les réimprimait continuellement sans même l'en instruire. Une édition de la Henriade, ou des tragédies, ou de l'histoire, ou de ses pièces fugitives, était-elle sur le point d'être épuisée, une autre édition lui succédait sur-le-champ. Il écrivait souvent aux libraires, « N'imprimez pas tant de volumes de moi; on ne va point à la postérité avec un si gros bagage. » On ne l'écoutait pas: on le réimprimait à la hâte: on ne le consultait point; et, ce qui est presque incroyable et très vrai, c'est qu'on fit à Genève une magnifique édition in-4o, dont il ne vit jamais une seule feuille, et dans laquelle on inséra plusieurs ouvrages qui ne sont pas de lui, et dont les auteurs sont connus. C'est à propos de toutes ces éditions qu'il disait et qu'il écrivait à ses amis, « Je « me regarde comme un homme mort dont on vend « les meubles. »

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