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ceux qui fesaient tristement du mal, et en fortifiant, souvent par des plaisanteries, les vérités les plus sé

rieuses.

Il avoua qu'il avait poussé trop loin cette raillerie contre quelques uns de ses ennemis. « J'ai tort, dit-il « dans une de ses lettres; mais ces messieurs m'ayant attaqué pendant quarante ans, la patience m'a échappé dix ans de suite. »

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La révolution faite dans tous les parlements du royaume, en 1771, devait l'embarrasser. Il avait deux neveux, dont l'un entrait au parlement de Paris, tandis que l'autre en sortait; tous deux d'un mérite distingué, et d'une probité incorruptible, mais engagés l'un et l'autre dans des partis opposés. Il ne cessa de les aimer également tous deux, et d'avoir pour eux les mêmes attentions. Mais il se déclara hautement pour l'abolissement de la vénalité, contre laquelle nous avons déjà cité les paroles énergiques du marquis d'Argenson. Le projet de rendre la justice gratuitement, comme saint Louis, lui paraissait admirable. Il écrivit surtout en faveur des malheureux plaideurs qui étaient depuis quatre siècles obligés de courir à cent cinquante lieues de leurs chaumières pour achever de se ruiner dans la capitale, soit en perdant leur procès, soit même en le gagnant. Il avait toujours manifesté ces sentiments dans plusieurs de ses écrits: il fut fidèle à ses principes sans faire sa cour à personne.

Il avait alors soixante et dix-huit ans ; et cependant en une année il refit la Sophonisbe de Mairet tout entière, et composa la tragédie des Lois de Minos. Il ne

regardait pas ces ouvrages, faits à la hâte pour le théâtre de son château, comme de bonnes pièces. Les connaisseurs ne dirent pas beaucoup de mal des Lois de Minos. Mais il faut avouer que les ouvrages dramatiques qui n'ont pas paru sur la scène, et ceux qui n'en sont pas restés long-temps en possession, ne servent qu'à grossir inutilement la foule des brochures dont l'Europe est surchargée, de même que les tableaux et les estampes qui n'entrent point dans les cabinets des amateurs, restent comme s'ils n'étaient pas.

L'an 1774 il eut une occasion singulière d'employer le même empressement qu'il avait eu le bonheur de signaler dans les funestes aventures des Calas et des Sirven.

Il apprit qu'il y avait à Vesel, dans les troupes du roi de Prusse, un jeune gentilhomme français d'un mérite modeste et d'une sagesse rare. Ce jeune homme n'était que simple volontaire. C'était le même qui avait été condamné dans Abbeville au supplice des parricides avec le chevalier de La Barre, pour ne s'être pas mis à genoux, pendant la pluie, devant une procession de capucins, laquelle avait passé à cinquante ou soixante pas d'eux.

On avait ajouté à cette charge celle d'avoir chanté une chanson grivoise de corps-de-garde, faite depuis environ cent ans, et d'avoir récité l'Ode à Priape de Piron. Cette ode de Piron était une débauche d'esprit et de jeunesse, dont l'emportement fut jugé si pardonnable par le roi de France Louis XV, qu'ayant su que l'auteur était très pauvre, il le gratifia d'une pen

sion sur sa cassette. Ainsi celui qui avait fait la pièce fut récompensé par un bon roi, et ceux qui l'avaient récitée furent condamnés par des barbares de village au plus épouvantable supplice.

Trois juges d'Abbeville avaient conduit la procédure leur sentence portait que le chevalier de La Barre, et son jeune ami, dont je parle, seraient appliqués à la torture ordinaire et extraordinaire, qu'on leur couperait le poing, qu'on leur arracherait la langue avec des tenailles, et qu'on les jetterait vivants dans les flammes.

Des trois juges qui rendirent cette sentence deux étaient absolument incompétents: l'un, parcequ'il était l'ennemi déclaré des parents de ces jeunes gens; l'autre, parceque s'étant fait autrefois recevoir avocat, il avait depuis acheté et exercé un emploi de procureur dans Abbeville; que son principal métier était celui de marchand de bœufs et de cochons; qu'il y avait contre lui des sentences des consuls de la ville d'Abbeville, et que depuis il fut déclaré par la cour des aides incapable d'exercer aucune charge municipale dans le royaume.

Le troisième juge, intimidé par les deux autres, eut la faiblesse de signer, et en eut ensuite des remords aussi cuisants qu'inutiles.

Le chevalier de La Barre fut exécuté à l'étonnement de toute l'Europe, qui en frissonne encore d'horreur. Son ami fut condamné par contumace, ayant toujours été dans le pays étranger avant le commencement du procès.

Ce jugement si exécrable et en même temps si ab

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saarde, qui a fait un tort éternel à la nation française, Lait bien plus condamnable que celui qui fit rouer i innocent Calas; car les juges de Calas ne firent dautre faute que celle de se tromper, et le crime des juges d'Abbeville fut d'être barbares en ne se trompant pas. Ils condamnèrent deux enfants innocents à une mort aussi cruelle que celle de Ravaillac et de I kamiens, pour une légèreté qui ne méritait pas huit jours de prison. L'on peut dire que depuis la SaintBarthelemi il ne s'était rien passé de plus affreux. Il est triste de rapporter cet exemple d'une férocité bruLale, qu'on ne trouverait pas chez les peuples les plus sauvages; mais la vérité nous y oblige. On doit surtout remarquer que c'est dans les temps du plus grand luxe, sous l'empire de la mollesse et de la dissolution La plus effrénée, que ces horreurs ont été commises par piété.

M. de Voltaire ayant donc su qu'un de ces jeunes gens, victime du plus détestable fanatisme qui ait jamais souillé la terre, était dans un régiment du roi de Prusse, en donna avis à ce monarque, qui sur-lechamp eut la générosité de le faire officier. Le roi de Prusse s'informa plus particulièrement de la conduite du jeune gentilhomme: il sut qu'il avait appris sans maitre l'art du génie et du dessin; il sut combien il etait sage, réservé, vertueux; combien sa conduite condamnait ses prétendus juges d'Abbeville. Il daigna l'appeler auprès de sa personne, lui donna une compagnie, le créa son ingénieur, l'honora d'une pension, et répara ainsi, par la bienfesance, le crime de la barbarie et de la sottise. Il écrivit à M. de Voltaire,

!

dans les termes les plus touchants, tout ce qu'il dasgnait faire pour ce militaire aussi estimable qu'infortuné. Nous avons été tous témoins de cette aventure si horriblement déshonorante pour la France, et si glorieuse pour un roi philosophe. Ce grand exemple instruira les hommes, mais les corrigera-t-il?

Immédiatement après, notre vieillard réchauffa les glaces de son âge pour profiter des vues patriotiques d'un nouveau ministre, qui le premier en France débuta par être le père du peuple. La patrie que M. de Voltaire s'était choisie dans le pays de Gex est une langue de terre de cinq à six lieues sur deux, entre le mont Jura, le lac de Genève, les Alpes, et la Suisse. Ce pays était infesté par environ quatre-vingts sbires des aides et gabelles qui abusaient de la dignité de leur bandoulière pour vexer horriblement le peuple à l'insu de leurs maitres. Le pays était dans la plus effroyable misère. Il fut assez heureux pour obtenir du bienfesant ministre un traité par lequel cette solitude (je n'ose pas dire province) fut délivrée de toute vexation: elle devint libre et heureuse. « Je devrais << mourir après cela, dit-il, car je ne puis monter plus haut. »

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Il ne mourut pourtant pas cette fois-là; mais son noble émule, son illustre adversaire, Catherin Fréron, mourut. Une chose assez plaisante, à mon gré, c'est que M. de Voltaire reçut de Paris une invitation de se trouver à l'enterrement de ce pauvre diable. Une femme, qui était apparemment de la famille, lui écrivit une lettre anonyme que j'ai entre les mains; elle lui proposait très sérieusement de marier la fille de

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