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conception forte, Corneille donna à la tragédie francase l'energie de ses sentiments et de ses idées. Le sublime de la pensée fut sa qualité distinctive; l'abus du raisonnement fut son défaut principal. Ainsi l'expression de la grandeur, la noblesse des caractères, la precision du dialogue, cette espèce de force qui consiste à suivre le jeu compliqué d'une multitude de ressorts, comme dans Héraclius et Rodogune; cette autre force beaucoup plus heureuse, qui amène de grands effets par des moyens simples, comme dans Cinna et les Horaces: voilà le genre de mérite qu'il signala sur le theatre dont il fut le père. Racine, né avec une imagination tendre et flexible, l'esprit le plus juste, le goût ie plus délicat, nous offrit la peinture la plus vraie et la plus approfondie de nos passions. Il régna surtout par le charme d'un style dont un siècle entier n'a pas encore suffi à découvrir toutes les beautés. Il renouvela dans l'art des vers cette perfection qui, avant lui, a avait été connue que de Virgile; et, joignant la sagesse du plan à celle des détails, il est demeuré le moide des écrivains.

Je m'écarte encore ici des sentiers battus; et malgré a coutume et le préjugé, je n'associerai point aux deux brames rares qui se partageaient la scène avant Volare un écrivain qui eut du génie sans doute, puisqu'il afat Khadamiste, mais que trop de défauts excluent du rang des maîtres de l'art; et je ne parlerai de CréMilon que, lorsque racontant les injustices de l'envie, je rappellerai les rivaux trop faibles qu'elle se fit un jea cruel d'opposer tour-à-tour à celui qui n'eut plus de rival, du moment où il eut donné Zaire.

Mais avant de parvenir à cette époque, qui est celle de sa plus grande force, observons ce qui l'arrêta dans ses premiers efforts, et ce que le caractère et le bonheur de son talent lui permirent d'ajouter à un art déjà porté si haut avant lui.

Tout écrivain est d'abord plus ou moins entraîné par tout ce qui l'a précédé. Cette admiration sensible pour les vraies beautés, si prompte et si vive dans ceux qui sont faits pour en produire eux-mêmes, les conduit de l'enthousiasme à l'imitation; et c'est le premier hommage que rend aux grands hommes celui qui est né pour les remplacer. Un peintre prend d'abord la touche de son maître, avant d'en avoir une qui lui soit propre; et les plus fameux écrivains ont suivi des modéles avant d'en servir. Molière commença par nous apporter les dépouilles du théâtre italien, avant d'élever sur le nôtre des monuments tels que le Tartufe et le Misanthrope. Corneille, déjà si grand dans le Cid, était cependant encore l'imitateur des Espagnols, avant d'avoir produit les compositions originales de Cinna et des Horaces, marquées de l'empreinte d'un esprit créateur. Racine, si différent de Corneille, chercha pourtant à l'imiter dans ses deux premières tragédies, jusqu'au moment où son génie s'empara de lui, et lui dicta son chef-d'œuvre d'Andromaque, dont les Grecs pouvaient réclamer le sujet, mais dont l'exécution donnait la première idée d'un art également inconnu aux anciens et aux modernes. Voltaire, constant admirateur de Racine, affecta de se rapprocher de sa manière dans OEdipe et dans Mariamne; mais en même temps, doué par la nature d'une facilité prodi

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art:

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gieuse à saisir tous les tons et à profiter de tous les esprits, en conservant la marque particulière du sien, illutta, dans Brutus et dans la Mort de César, contre l'élévation et l'énergie de Corneille; et, ce qui est très remarquable, il soutint mieux ce parallèle que celui de la perfection de Racine.

La littérature anglaise, qui commençait à être conque en France, et qu'il fut un des premiers à étudier, luidonna aussi des pensées nouvelles sur la tragédie. Il distingua dans cet amas informe d'horreurs et d'extravagances des traits de force et des lueurs de vérité; comme au fond des abîmes où l'avarice industrieuse va chercher les métaux on aperçoit parmi le sable et la fange For brut qui doit servir aux merveilles que fait naître la main de l'artiste. Le spectre d'Hamlet amena sur la scène le spectre d'Eryphile, qui ne réussit pas alors, mais qui depuis a produit dans Sémiramis un des plus grands effets de la terreur et de l'illusion théâtrales. Enfin, après des essais multipliés, parvenu à cet âge où un esprit heureux s'est affermi par l'expérience, sans être encore refroidi par les années, riche à-la-fois des secours de l'étranger et des trésors de l'antiquité, éclairé par ses réflexions, ses succès, et ses disgraces, Voltaire est en état d'interroger en même temps et l'art et son génie; et, du point où tous les deux sont montés, il lève la vue, et découvre d'un regard sûr et vaste jusqu'où il peut les élever encore. Une imagination ardente et passionnée lui montre de nouvelles ressources dans le pathétique; et ses vues justes et lumineuses qu'il porte dans tous les arts lui apprennent à fortifier celui du théâtre par l'alliance de la philosophie. Des

effets plus profonds, plus puissants, plus variés à tirer de la terreur et de la pitié ; des mœurs nouvelles à étaler sur la scène, en soumettant toutes les nations au domaine de la tragédie; un plus grand appareil de représentation à donner à Melpomene, qui exerce une double puissance quand elle peut frapper les yeux en remuant les cœurs; enfin les grandes vérités de la morale, mêlées habilement à l'intérêt des grandes situations: voilà ce que l'art pouvait acquérir, voilà ce que Voltaire a su lui donner.

Il s'avance dès-lors dans la carrière du théâtre comme dans un champ de conquête, et tous ses pas sont des triomphes. Y en eut-il jamais de plus éclatant que celui de Zaïre? Ce moment marqua dans la vie de Voltaire comme Andromaque dans celle de Racine, comme le Cid dans celle de Corneille; et observons cette singularité qui peut donner lieu à plus d'une réflexion, que, du côté de l'intérêt tragique, aucun des trois n'est allé plus loin que dans l'ouvrage qui a été pour chacun d'eux le premier sceau de leur supériorité. Corneille n'a rien de plus touchant que le Cid; Racine, qu'Andromaque; et Voltaire, que Zaïre. Serait-ce que la perfection du pathétique fùt celle où le génie atteint plus aisément? ou plutôt n'est-ce pas qu'en effet il y a des sujets si heureux que, lorsqu'il les a rencontrés, il doit les regarder, non pas comme le dernier terme de ses efforts, mais comme celui de bonheur?

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Zaïre est la tragédie du cœur et le chef-d'œuvre de l'intérêt. Mais à quoi tient cet attrait universel qui en a fait l'ouvrage de préférence que redemandent les

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spectateurs de tout âge et de toute condition? Auraiton cru qu'après Racine on pût sur la scène ajouter quelque chose aux triomphes de l'amour? Ah! c'est que, parmi ses victimes, on n'a jamais montré deux étres plus intéressants, plus aimables que Zaïre et son amant. La douleur de Bérénice est tendre, mais la passion de Titus est faible. Hermione, Roxane, Phedre, sont fortement passionnées: mais les deux premieres parlent d'amour le poignard à la main; l'autre ne peut en parler qu'en rougissant. Tout l'effort de T'auteur ne peut aller qu'à faire plaindre ces femmes malheureuses et forcenées; et c'est tout l'effet que peut produire sur le théâtre un amour qui n'est pas partagé. Mais jamais on n'y plaça deux personnages aussi chers aux spectateurs qu'Orosmane et son amante; Jamais il n'y en eut dont on desirât plus ardemment l'union et le bonheur. Tous deux entraînés l'un vers T'autre par le premier choix de leur cœur; tous deux dans cet age où l'amour, à force d'ardeur et de vérité, semble avoir le charme de l'innocence; tous deux prêts à s'unir par le noeud le plus saint et le plus légitime; Orosmane enivré du bonheur de couronner sa maîtresse; Zaïre toute remplie de ce plaisir plus délicat peut-être encore de devoir tout à ce qu'elle aime: quel tableau! et quel terrible pouvoir exerce le génie dramatique, quand tout-à-coup, à ce que l'amour a de plus séduisant et de plus tendre, il vient opposer ce que la nature a de plus sacré, ce que la religion a de plus auguste! A-t-il jamais fait mouvoir ensemble de plus puissants ressorts? et n'est-ce pas là que, se chaneant pour ainsi dire en tyran, tourmentant à-la-fois et

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