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dans la nuit de la tombe. La mort avait frappé les héros, les artistes, les écrivains. Fénélon avait fini ses jours dans l'exil; la cendre de Molière n'avait trouvé qu'à peine où reposer obscurément; Corneille avait survécu quinze ans à son génie; Racine avait lui-même marqué un terme au sien; et, enlevé avant le temps, il n'avait rempli ni toute la carrière de son talent, ní celle de la vie. Deux hommes seuls alors pouvaient rappeler encore la splendeur de cet âge qui venait de finir. On eût dit que Rousseau avait hérité de Despréaux même la science si difficile d'écrire en vers. L'ame tragique de Crébillon, après avoir jeté quelques lueurs sombres dans Atrée, et les plus beaux traits de lumière dans Électre, s'était enfin élevée dans Rhadamiste aux plus grands effets de l'art; mais, après cet effort, il était tombé au-dessous de lui-même, il ne donnait plus que Sémiramis et Xerxès; et Rousseau, sur nos frontières, corrompant de plus en plus son style, semblait avoir quitté le Parnasse en quittant la France; lorsqu'OEdipe et la Henriade, qui se suivirent de près, annoncèrent au monde littéraire le véritable héritier du grand siècle, celui qui devait étre l'ornement du nôtre, et qui, remarquable par la hardiesse de ses premiers pas, s'ouvrait déjà plus d'un chemin vers la gloire.

La nature, que nous voulons en vain assujettir à laniformité de nos calculs, et qui se plaît si souvent à les démentir par la diversité de ses procédés ; la nature, en produisant les grands hommes, sait varier ses moyens autant que leurs caractères. Tantôt elle

les mûrit à loisir dans le silence et l'obscurité; et les humains, levant les yeux avec surprise, aperçoivent tout-à-coup à une hauteur immense celui qu'ils ont vu long-temps à côté d'eux; tantôt elle marque le génie naissant d'un trait de grandeur qui est pour lui comme le signe de sa mission, et alors elle semble dire aux hommes, en le leur donnant, Voilà votre maître. C'est avec cet éclat qu'elle montra Voltaire au monde. Destiné à être extraordinaire en tout, il le fut dès son enfance; et, par un double privilège, son esprit était mûr dès ses premières années, comme il fut jeune dans ses dernières. A peine eut-il fait des vers, qu'ils parurent être la langue qui lui appartenait. A peine eut-il reçu quelques leçons de ses maîtres, qu'ils le crurent capable d'en donner. La force de son jugement l'élevait déjà au-dessus de ses contemporains, lorsqu'à dix-huit ans il conçut, malgré l'exemple de Corneille et la contagion générale, que l'amour ne devait point se mêler aux horreurs du sujet d'OEdipe; et, s'il fut forcé de céder au préjugé, le courage qu'il eut de se condamner sur cette faute involontaire était une nouvelle espèce de gloire, celle de l'homme supérieur, qui instruit les autres en se jugeant lui-même. C'était quelque chose sans doute de l'emporter sur un ouvrage que défendait le nom de Corneille ; mais qu'il était beau surtout de balancer Sophocle dans l'un de ses chefs-d'œuvre; d'annoncer, dès le premier moment, ce goût des beautés antiques que Racine n'eut qu'après plusieurs essais; enfin de posséder de si bonne heure le grand art de l'éloquence tragique! Tout se réunit alors pour faire de ce brillant coup

d'essai le présage des plus hautes destinées : Corneille vaincu, Sophocle égalé, la scène française relevée, l'envie déjà avertie et poussant un long cri, comme le monstre qui a senti sa proie; la voix des hommes justes nommant un successeur à Racine; enfin, au milieu de tant d'honneurs, le jeune auteur s'élevant, par l'aveu de ses fautes, au-dessus de son propre ouvrage et à la hauteur de l'art.

La muse de l'épopée avait paru jusque-là nous être encore étrangère; et même, dans ce siècle mémorable, où il semblait que la gloire n'eût rien à refuser à Louis XIV et à la France, c'était la seule exception qu'elle eût mise à ses faveurs. On en accusait à-la-fois et le génie de notre langue et celui de notre nation. Voltaire conçut à vingt ans le projet de venger l'un et l'autre. Cette heureuse audace de la jeunesse, qu'animait encore en lui le sentiment de ses forces, ne fut point épouvantée par tant d'exemples faits pour le décourager. Au milieu de toutes les voix du préjugé qui lui criaient, Arrête, il entendit la voix plus impérieuse et plus forte du talent créateur, qui lui criait, Ose; et, guidé par cet instinct irrésistible qui repousse la réflexion timide, il s'abandonna sans crainte sur une mer inconnue, dont on ne racontait que des naufrages. Il trouva cette terre ignorée où nul Français n'était abordé avant lui; et, tandis qu'on répétait encore de toute part que nous n'étions pas faits pour l'épopée, la France avait un poème épique.

Je sais que la critique s'est élevée contre le choix d'un sujet trop voisin de nous pour permettre à l'auteur la ressource séduisante des fictions. On a dit, et

non sans fondement, que pour nous l'épopée doit être placée dans ce favorable éloignement, dans cette perspective magique d'où naît l'illusion de tous les arts; que la muse épique ne doit nous apparaître que dans le lointain, couverte du voile des allégories, entourée du cortège des fables, ainsi que d'un nuage religieux, d'où sa voix semble sortir plus imposante et plus majestueuse, comme ces divinités antiques, cachées dans la sombre horreur des forêts, semblaient plus augustes et plus vénérables, à mesure qu'on les adorait de plus loin.

Je ne rejetterai point ces idées fondées sur le pouvoir de l'imagination; mais aussi quel Français peut reprocher à Voltaire d'avoir choisi Henri IV pour son héros? N'eut-il pas, au moins pour ses concitoyens, le mérite si précieux d'avoir chanté le seul de leurs rois dont la gloire soit devenue pour ainsi dire populaire? n'eut-il pas pour les connaisseurs de toutes les nations cet autre mérite si rare de suppléer par des beautés nouvelles à celles qui lui étaient interdites? C'est là qu'il déclare à la tyrannie, aux préjugés, à la superstition, au fanatisme, cette haine inexpiable, cette guerre généreuse qui n'admit jamais ni traité ni trève, et qui n'a eu de terme que celui de sa vie. Pour la première fois l'humanité entendit plaider sa cause en beaux vers, et vit ses intérêts confiés à l'éloquence poétique. Celle-ci avait plus d'une fois consacré dans Louis XIV les victoires remportées sur le monstre de l'hérésie, victoires trop souvent déshonorées par la violence, et que la religion même a pleurées; Voltaire lui apprit à célébrer d'autres triomphes, ceux de la raison sur le monstre

de l'intolérance: triomphes purs, et qui ne coûtent de larmes qu'aux ennemis du genre humain.

Des vérités d'un autre ordre ont paru dans ce même ouvrage revêtues des couleurs de la poésie, Uranie s'est étonnée de parler la même langue que Calliope. Ce n'était pas Lucrèce chantant les erreurs d'Épicure; c'étaient les grands secrets de la nature, long-temps inconnus et récemment découverts, tracés dans le style de l'épopée avec autant d'exactitude qu'ils auraient pu l'étre sous le compas de la philosophie 1. Dans le même temps, et par un effet de la même magie, il chantait

'Lorsque, dans les Muses rivales, je fis dire à Uranie, en parlant de Voltaire,

J'empruntai de ses vers la parure pompeuse ;

Je parus étalant des vêtements nouveaux,

Et gardant, sous les traits dont m'ornaient ses pinceaux,

Une beauté majestueuse,

Je ne dus qu'à lui seul ces brillants attributs.

C'est par lui que la poésie

Fit entendre des sons aux mortels inconnus,

Et que le voile d'Uranie

Devint l'écharpe de Vénus.

M. Marmontel (à qui d'ailleurs je ne dois que des remerciements du compte très avantageux qu'il rendit de la pièce dans le Mercure) observa que l'éloge était trop exclusif, et que Lucrèce et Pope, avant Voltaire, avaient fait parler Uranie en beaux vers. La remarque serat juste, s'il eût été question de vérités morales et métaphysiques. Elles ont été traitées par Pope d'une manière supérieure; mais il est ici question du système de Newton, et par conséquent de physique. Il est vrai que Lucrèce a mis en vers celle d'Épicure; mais cette phikosophie erronée ne lui a guère fourni que des vers durs et rabotex; et son poème ne serait point au rang des monuments précieux de l'antiquité, s'il n'y eût joint des morceaux de poésie morale ou descriptive qui en ont fait le mérite. Au contraire dans la Hennade, c'est une beauté absolument neuve que le système planétaire

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