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tour de la place de Potsdam, conduite par le bourreau, qui la fouettait sous les yeux de son fils.

Après l'avoir régalé de ce spectacle, il le fit transferer à la citadelle de Custrin, située au milieu d'un marais. C'est là qu'il fut enfermé six mois, sans domestiques, dans une espèce de cachot; et, au bout de six mois, on lui donna un soldat pour le servir. Ce soldat, jeune, beau, bien fait, et qui jouait de la flute, servit en plus d'une manière à amuser le prisonnier. Tant de belles qualités ont fait depuis sa fortune. Je I ai vu à-la-fois valet de chambre et premier ministre, avec toute l'insolence que ces deux postes peuvent inspirer.

Le prince était depuis quelques semaines dans son chateau de Custrin, lorsqu'un vieil officier, suivi de quatre grenadiers, entra dans sa chambre, fondant en larmes. Frédéric ne douta pas qu'on ne vint lui couper le cou. Mais l'officier, toujours pleurant, le fit prendre par les quatre grenadiers qui le placèrent a la fenêtre, et qui lui tinrent la tête, tandis qu'on coupait celle de son ami Kat sur un échafaud dressé immédiatement sous la croisée. Il tendit la main à Kat, et s'évanouit. Le père était présent à ce spectacle, comme il l'avait été à celui de la fille fouettée.

Quant à Keith, l'autre confident, il s'enfuit en Hollande. Le roi dépêcha des soldats pour le prendre: i ne fut manqué que d'une minute, et s'embarqua pour le Portugal, où il demeura jusqu'à la mort du clément Frédéric-Guillaume.

Le roi n'en voulait pas demeurer là. Son dessein etait de faire couper la tête à son fils. Il considérait

qu'il avait trois autres garçons dont aucun ne fesait des vers, et que c'était assez pour la grandeur de la Prusse. Les mesures étaient déjà prises pour faire condamner le prince royal à la mort, comme l'avait été le czarovitz, fils aîné du czar Pierre Ier.

Il ne paraît pas bien décidé par les lois divines et humaines qu'un jeune homme doive avoir le cou coupé pour avoir voulu voyager. Mais le roi aurait trouvé à Berlin des juges aussi habiles que ceux de Russie. En tout cas, son autorité paternelle aurait suffi. L'empereur Charles VI, qui prétendait que le prince royal, comme prince de l'Empire, ne pouvait être jugé à mort que dans une diéte, envoya le comte de Seckendorff au père pour lui faire les plus sérieuses remontrances. Le comte de Seckendorff, que j'ai vu depuis en Saxe, où il s'est retiré, m'a juré qu'il avait eu beaucoup de peine à obtenir qu'on ne tranchât pas la tête au prince. C'est ce même Seckendorff qui a commandé les armées de Bavière, et dont le prince, devenu roi de Prusse, fait un portrait affreux dans l'histoire de son père, qu'il a insérée dans une trentaine d'exemplaires des mémoires de Brandebourg". Après cela, servez les princes, et empêchez qu'on ne leur coupe la tête.

Au bout de dix-huit mois, les sollicitations de l'empereur et les larmes de la reine de Prusse obtinrent la liberté du prince héréditaire, qui se mit à faire des vers et de la musique plus que jamais. Il lisait Leibnitz, et même Wolf, qu'il appelait un compilateur de

J'ai donné à l'électeur palatin l'exemplaire dont le roi de Prusse m'avait fait présent.

fatras, et il donnait tant qu'il pouvait dans toutes les sciences à-la-fois.

Comme son père lui accordait peu de part aux affaires, et que même il n'y avait point d'affaires dans ce pays, où tout consistait en revues, il employa son loisir à écrire aux gens de lettres en France qui étaient un peu connus dans le monde. Le principal fardeau tomba sur moi. C'était des lettres en vers; c'était des traités de métaphysique, d'histoire, de politique. Il me traitait d'homme divin: je le traitais de Salomon. Les épithètes ne nous coûtaient rien. On a imprimé quelques unes de ces fadaises dans le recueil de mes œuvres; et heureusement on n'en a pas imprimé la trentième partie. Je pris la liberté de lui envoyer une très belle écritoire de Martin; il eut la bonté de me faire présent de quelques colifichets d'ambre. Et les beaux esprits des cafés de Paris s'imaginèrent, avec horreur, que ma fortune était faite.

Un jeune Courlandais, nommé Kaiserling, qui fesait aussi des vers français, tant bien que mal, et qui en conséquence était alors son favori, nous fut dépêché à Cirey des frontières de la Poméranie. Nous lui donnâmes une fête : je fis une belle illumination, dont les lumières dessinaient les chiffres et le nom du prince royal, avec cette devise, L'espérance du genre humain. Pour moi, si j'avais voulu concevoir des espérances personnelles, j'en étais très en droit; car on m'écrivait Mon cher ami, et on me parlait souvent, dans les dépêches, des marques solides d'amitié qu'on me destinait quand on serait sur le trône. Il y monta enfin lorsque j'étais à Bruxelles; et il commença par envoyer en

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France, en ambassade extraordinaire, un manchot, nommé Camas, ci-devant Français réfugié, et alors officier dans ses troupes. Il disait qu'il y avait un ministre de France à Berlin à qui il manquait une main, et que pour s'acquitter de tout ce qu'il devait au roi de France, il lui envoyait un ambassadeur qui n'avait qu'un bras. Camas, en arrivant au cabaret, me dépêcha un jeune homme qu'il avait fait son page, pour me dire qu'il était trop fatigué pour venir chez moi; qu'il me priait de me rendre chez lui sur l'heure, et qu'il avait le plus grand et le plus magnifique présent à me faire de la part du roi son maître. Courez vite, dit madame du Châtelet; on vous envoie sûrement les diamants de la couronne. Je courus, je trouvai l'ambassadeur, qui, pour toute valise, avait derrière sa chaise un quartaut de vin de la cave du feu roi, que le roi régnant m'ordonnait de boire. Je m'épuisai en protestations d'étonnement et de reconnaissance sur les marques liquides des bontés de sa majesté, substituées aux solides dont elle m'avait flatté, et je partageai le quartaut avec Camas.

Mon Salomon était alors à Strasbourg. La fantaisie lui avait pris, en visitant ses longs et étroits états qui allaient depuis Gueldres jusqu'à la mer Baltique, de voir incognitò les frontières et les troupes de France.

Il se donna ce plaisir dans Strasbourg, sous le nom du comte du Four, riche seigneur de Bohême. Son frère le prince royal, qui l'accompagnait, avait pris aussi son nom de guerre; et Algarotti, qui s'était déjà attaché à lui, était le seul qui ne fût pas en masque.

Le roi m'envoya à Bruxelles une relation de son voyage, moitié prose et moitié vers, dans un goût ap

prochant de Bachaumont et de Chapelle, c'est-à-dire autant qu'un roi de Prusse peut en approcher. Voici quelques endroits de sa lettre :

Après des chemins affreux, nous avons trouvé des tes plus affreux encore;

Car des hôtes intéressés,

De la faim nous voyant pressés,
D'une façon plus que frugale,

Dans une chaumière infernale,

En nous empoisonnant, nous volaient nos écus.
O siecle différent du temps de Lucullus!

Des chemins affreux, mal nourris, mal abreuvés; ce n'était pas tout: nous essuyâmes encore bien des accidents; et il faut assurément que notre équipage ait un air bien singulier, puisqu'en chaque endroit où nous passames on nous prit pour quelque chose d'autre.

Les uns nous prenaient pour des rois;
D'autres, pour des filous courtois;
D'autres, pour gens de connaissance.
Parfois le peuple s'attroupait,

Entre les yeux nous regardait

En badauds curieux remplis d'impertinence.

Le maître de la poste de Kehl nous ayant assuré qu'il n'y avait point de salut sans passe-port, et voyant que le cas nous mettait dans la nécessité absolue d'en faire nous-mêmes, ou de ne point entrer à Strasbourg, il fallut prendre le premier parti, à quoi les armes prussiennes que j'avais sur mon cachet nous secondèrent merveilleusement.

. Nous arrivâmes à Strasbourg, et le corsaire de la douane et le visiteur parurent contents de nos preuves.

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