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talent. Aristote et Platon étaient philosophes; Eschine et Démosthène, orateurs; Homère, poète épique; Sophocle, poéte tragique; Anacréon, poète agréable; Thucydide et Xénophon, historiens; de même que chez les Romains, Virgile, Horace, Ovide, Lucréce, n'étaient que poètes; Tite Live et Varron, historiens; Crassus, le vieil Antoine, et Hortensius, s'en tenaient à leurs harangues. Cicéron, ce consul orateur, défenseur et père de la patrie, est le seul qui ait réuni des talents et des connaissances diverses: il joignait au grand art de la parole, qui le rendait supérieur à tous ses contemporains, une étude approfondie de la philosophie, telle qu'elle était connue de son temps. C'est ce qui paraît par ses Tusculanes, par son admirable traité de la Nature des Dieux, par celui des Offices qui est peut-être le meilleur ouvrage de morale que nous ayons. Cicéron fut même poète; il traduisit en latin les vers d'Aratus, et l'on croit que ses corrections perfectionnèrent le poème de Lucréce.

Il nous a donc fallu parcourir l'espace de dix-sept siècles pour trouver, dans la multitude des hommes qui composent le genre humain, le seul Cicéron dont nous puissions comparer les connaissances avec celles de notre illustre auteur. L'on peut dire, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, que M. de Voltaire valait seul toute une académie. Il y a de lui des morceaux où l'on croit reconnaître Bayle armé de tous les arguments de sa dialectique; d'autres, où l'on croit lire. Thucydide: ici, c'est ùn physicien qui découvre les secrets de la nature; là, c'est un métaphysicien qui, s'appuyant sur l'analogie et l'expérience, suit à pas

mesurés les traces de Locke. Dans d'autres ouvrages, vous trouvez l'émule de Sophocle; là, vous le voyez répandre des fleurs sur ses traces; ici, il chausse le brodequin comique; mais il semble que l'élévation de son esprit ne se plaisait pas à borner son essor à égaler Térence ou Molière. Bientôt vous le voyez monter sur Pégase, qui, en étendant ses ailes, le transporte au haut de l'Hélicon, où le dieu des muses lui adjuge sa place entre Homère et Virgile.

Tant de productions différentes et d'aussi grands efforts de génie produisirent à la fin une vive sensation sur les esprits; et l'Europe applaudit aux talents supérieurs de M. de Voltaire. Il ne faut pas croire que la jalousie et l'envie l'épargnassent; elles aiguisèrent tous leurs traits pour l'accabler. Cet esprit d'indépendance, inné dans les hommes, qui leur inspire une aversion contre l'autorité la plus légitime, les révoltait avec bien plus d'aigreur contre une supériorité de talents à laquelle leur faiblesse ne put atteindre. Mais les cris de l'envie étaient étouffés par de plus forts applaudissements; les gens de lettres s'honoraient de la connaissance de ce grand homme. Quiconque était assez philosophe pour n'estimer que le mérite personnel, plaçait M. de Voltaire bien au-dessus de ceux dont les ancêtres, les titres, l'orgueil, et les richesses, font tout le mérite. M. de Voltaire était du petit nombre des philosophes qui pouvaient dire: Omnia mea mecum porto. Des princes, des souverains, des rois, des impératrices, le comblèrent des marques de leur estime et de leur admiration. Ce n'est pas que nous prétendions insinuer que les grands de la terre soient les meilleurs

appréciateurs du mérite, mais cela prouve au moins que la réputation de notre auteur était si généralement établie, que les chefs des peuples, loin de contredire la voix publique, croyaient devoir s'y conformer.

Cependant, comme dans ce monde le mal se trouve partout mélé au bien, il arrivait que M. de Voltaire, sensible à l'applaudissement universel dont il jouissait, ne l'était pas moins aux piqûres de ces insectes qui croupissent dans les fanges de l'Hippocrene. Loin de les punir, il les immortalisait en plaçant leurs noms obscurs dans ses ouvrages. Mais il ne recevait d'eux que des éclaboussures légères, en comparaison des persécutions plus violentes qu'il eut à souffrir des ecclésiastiques, qui, par état, n'étant que des ministres de paix, n'auraient dû pratiquer que la charité et la bienfesance: aveuglés par un faux zéle autant qu'abrutis par le fanatisme, ils s'acharnèrent sur lui, et voulurent l'accabler en le calomniant. Leur ignorance fit échouer leur projet; faute de lumières, ils confondaient les idées les plus claires; de sorte que les passages ой notre auteur insinue la tolérance furent interprétés par eux comme contenant les dogmes de l'athéisme. Et ce même Voltaire, qui avait employé toutes les ressources de son génie pour prouver avec force l'existence d'un dieu, s'entendit accuser, à son grand étonnement, d'en avoir nié l'existence.

Le fiel que ces ames dévotes répandirent si maladroitement sur lui trouva des approbateurs chez les gens de leur espèce, et non pas chez ceux qui avaient la moindre teinture de dialectique. Son crime véritable consistait en ce qu'il n'avait pas lâchement déguisé dans

son histoire les vices de tant de pontifes qui ont déshonoré l'Église; de ce qu'il avait dit avec Fra-Paolo, avec Fleury, et tant d'autres, que souvent les passions influent plus sur la conduite des prêtres que l'inspiration du Saint-Esprit; que dans ses ouvrages il inspire de l'horreur contre ces massacres abominables qu'un faux zéle a fait commettre ; et qu'enfin il traitait avec mépris ces querelles inintelligibles et frivoles auxquelles les théologiens de toute secte attachent tant d'importance. Ajoutons à ceci, pour achever ce tableau, que tous les ouvrages de M. de Voltaire se débitaient aussitôt qu'ils sortaient de la presse, et que dans ce même temps les évêques voyaient avec un saint dépit leurs mandements rongés des vers, ou pourrir dans les boutiques de leurs libraires.

Voilà comme raisonnent des prêtres imbéciles. On leur pardonnerait leur bêtise, si leurs mauvais syllogismes n'influaient pas sur le repos des particuliers; tout ce que la vérité oblige de dire, c'est qu'une aussi fausse dialectique suffit pour caractériser ces êtres vils et méprisables qui, fesant profession de captiver leur raison, font ouvertement divorce avec le bon sens.

Puisqu'il s'agit ici de justifier M. de Voltaire, nous ne devons dissimuler aucune des accusations dont on le chargea. Les cagots lui imputèrent donc encore d'avoir exposé les sentiments d'Épicure, de Hobbes, de Woolston, du lord Bolingbroke, et d'autres philosophes. Mais n'est-il pas clair loin de fortifier ces opinions par ce que tout autre y aurait pu ajouter, il se contente d'être le rapporteur d'un procès dont il abandonne la décision à ses lecteurs? Et de plus, si la

que,

religion a pour fondement la vérité, qu'a-t-elle à appréhender de tout ce que le mensonge peut inventer contre elle? M. de Voltaire en était si convaincu, qu'il ne croyait pas que les doutes de quelques philosophes pussent l'emporter sur les inspirations divines.

Mais allons plus loin, comparons la morale répandue dans ses ouvrages à celle de ses persécuteurs : Les hommes doivent s'aimer comme des frères, dit-il; leur devoir est de s'aider mutuellement à supporter le fardeau de la vie, où la somme des maux l'emporte sur celle des biens; leurs opinions sont aussi différentes que leurs physionomies; loin de se persécuter, parcequ'ils ne pensent pas de même, ils doivent se borner à rectifier le jugement de ceux qui sont dans l'erreur, par le raisonnement, sans substituer aux arguments le fer et les flammes; en un mot, ils doivent se conduire envers leur prochain comme ils voudraient qu'il en usât envers eux. Est-ce M. de Voltaire qui parle? ou est-ce l'apôtre saint Jean, ou est-ce le langage de l'Évangile?

Opposons à ceci la morale pratique de l'hypocrisie ou du faux zéle; elle s'exprime ainsi : Exterminons ceux qui ne pensent pas ce que nous voulons qu'ils pensent, accablons ceux qui dévoilent notre ambition et nos vices; que Dieu soit le bouclier de nos iniquités, que les hommes se déchirent, que le sang coule, qu'importe, pourvu que notre autorité s'accroisse? Rendons Dieu implacable et cruel, pour que la recette des douanes du purgatoire et du paradis augmente nos revenus.

Voilà comme la religion sert souvent de prétexte

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