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Si les difficultés vaincues font le mérite d'un auteur,

il est certain que M. de Voltaire en trouva plus à surmonter que Virgile. Le sujet de la Henriade est la réduction de Paris due à la conversion de Henri IV. Le poète n'avait donc pas la liberté de mouvoir à son gré le système merveilleux; il était réduit à se borner aux mystères des chrétiens bien moins féconds en images agréables et pittoresques que n'était la mythologie des gentils. Toutefois on ne saurait lire le dixième chant de la Henriade sans convenir que les charmes de la poésie ont le don d'ennoblir tous les sujets qu'elle traite. M, de Voltaire fut le seul mécontent de son poème; il trouvait que son héros n'était pas exposé à d'assez grands dangers, et que par conséquent il devait intéresser moins qu'Énée, qui ne sort jamais d'un péril sans retomber dans un autre.

En portant le même esprit d'impartialité à l'examen des tragédies de M. de Voltaire, l'on conviendra qu'en quelques points il est supérieur à Racine, et que dans d'autres il est inférieur à ce célébre dramatique. Son OEdipe fut la première pièce qu'il composa; son imagination s'était empreinte des beautés de Sophocle et d'Euripide, et sa mémoire lui rappelait sans cesse l'élégance continue et fluide de Racine: fort de ce double avantage, sa première production passa au théâtre comme un chef-d'œuvre. Quelques censeurs, peutêtre trop sourcilleux, trouvèrent à redire qu'une vieille Jocaste sentit renaître à la présence de Philoctete une passion presque éteinte: mais si l'on avait élagué le rôle de Philoctete, on n'aurait pas joui des beautés que produit le contraste de son caractère avec celui d'OEdipe.

jugea que son Brutus était plutôt propre à être représenté sur le théâtre de Londres que sur celui de Paris, parcequ'en France un père qui de sang froid condamne son fils à la mort, est envisagé comme un barbare; et qu'en Angleterre un consul qui sacrifie son propre sang à la liberté de sa patrie est regardé comme un dieu,

Sa Mariamne et un nombre d'autres pièces signalèrent encore l'art et la fécondité de sa plume. Cependant il ne faut pas déguiser que des critiques, peutétre trop sévères, reprochèrent à notre poète que la contexture de ses tragédies n'approchait pas du naturel et de la vraisemblance de celle de Racine. Voyez, disent-ils, représenter Iphigénie, Phèdre, Athalie: Vous croyez assister à une action qui se développe sans peine devant vos yeux; au lieu qu'au spectacle de Zaire il faut vous faire illusion sur la vraisemblance, et couler légèrement sur certains défauts qui vous choquent. Ils ajoutent que le second acte est un hors-d'œuvre: vous êtes obligé d'endurer le radotage du vieux Lusignan, qui, se retrouvant dans son palais, ne sait où il est; qui parle de ses anciens faits d'armes, comme un lieutenant-colonel du régiment de Navarre, devenu gouverneur de Péronne: on ne sait pas trop comment il reconnaît ses enfants; pour rendre sa fille chrétienne, il lui raconte qu'elle est sur la montagne où Abraham sacrifia ou voulut sacrifier son fils Isaac au Seigneur; ill'engage à se faire baptiser après que Châtillon atteste l'avoir baptisée lui-même; et c'est là le nœud de la piece. Après que Lusignan a rempli cet acte froid et languissant, il meurt d'apoplexie sans que personne

s'intéresse à son sort. Il semble, puisqu'il fallait un prêtre et un sacrement pour former cette intrigue, qu'on aurait pu substituer au baptême la communion.

Mais, quelque solides que puissent être ces remarques, on les perd de vue au cinquième acte; l'intérêt, la pitié, la terreur, que ce grand poète a l'art d'exciter si supérieurement, entraînent l'auditeur, qui, agité de passions aussi fortes, oublie de petits défauts en faveur d'aussi grandes beautés.

On conviendra donc que M. Racine a l'avantage d'avoir quelque chose de plus naturel, de plus vraisemblable dans la texture de ses drames, et qu'il regne une élégance continue, une mollesse, un fluide dans sa versification dont aucun poète n'a pu approcher depuis. D'autre part, en exceptant quelques vers trop épiques dans les pièces de M. de Voltaire, il faut convenir qu'au cinquième acte près de Catilina, il a possédé l'art d'accroître l'intérêt de scène en scène, d'acte en acte, et de le pousser au plus haut point à la catastrophe : c'est bien là le comble de l'art.

Son génie universel embrassait tous les genres. Après s'être essayé contre Virgile, et l'avoir peut-être surpassé, il voulait se mesurer avec l'Arioste; il composa la Pucelle dans le goût du Roland furieux. Ce poème n'est point une imitation de l'autre; la fable, le merveilleux, les épisodes, tout y est original, tout y respire la gaieté d'une imagination brillante.

Ses vers de société fesaient les délices de toutes les personnes de goût. L'auteur seul n'en tenait aucun compte, quoique Anacréon, Horace, Ovide, Tibulle, ni tous les auteurs de la belle antiquité, ne nous aient

laissé aucun modèle en ces genres qu'il n'eût égalé. Son esprit enfantait ces ouvrages sans peine; cela ne le satisfesait pas; il croyait que, pour posséder une réputation bien méritée, il fallait l'acquérir en vainquant les plus grands obstacles.

Après vous avoir fait un précis des talents du poète, passons à ceux de l'historien. L'Histoire de Charles XII fut la première qu'il composa ; il devint le Quinte-Curce de cet Alexandre. Les fleurs qu'il répand sur sa matière n'altèrent point le fond de la vérité; il peint la valeur brillante du héros du nord avec les plus vives couleurs, sa fermeté dans de certaines occasions, son obstination en d'autres, sa prospérité, et ses malheurs.

Après avoir éprouvé ses forces sur Charles XII, il essaya de hasarder l'histoire du siècle de Louis XIV. Ce n'est plus le style romanesque de Quinte-Curce qu'il emploie : il y substitua celui de Cicéron, qui, plaidant pour la loi Manilia, fait l'éloge de Pompée. C'est un auteur français qui relève avec enthousiasme les événements fameux de ce beau siécle; qui expose dans le jour le plus brillant les avantages qui donnèrent alors à sa nation une prépondérance sur d'autres peuples; les grands génies en foule qui se trouvèrent sous la main de Louis XIV, le règne des arts et des sciences protégés par une cour polie, les progrès de l'industrie en tout genre, et cette puissance intrinsèque de la France qui rendait en quelque sorte son roi l'arbitre de l'Europe. Cet ouvrage unique méritait d'attirer à M. de Voltaire l'attachement et la reconnaissance de toute la nation française, qu'il a mieux relevée qu'elle ne l'a été par aucun de ses autres écrivains.

C'est encore un style différent qu'il emploie dans son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations; le style en est fort et simple; le caractère de son esprit se manifeste plus dans la façon dont il a traité cette histoire que dans ses autres écrits. On y voit la fougue d'un génie supérieur qui voit tout dans le grand, qui s'attache à ce qu'il y a d'important, et néglige tous les petits détails. Cet ouvrage n'est pas composé pour apprendre l'histoire à ceux qui ne l'ont pas étudiée, mais pour en rappeler les faits principaux dans la mémoire de ceux qui la savent. Il s'attache à la première loi de l'histoire, qui est de dire la vérité; et les réflexions qu'il y sème ne sont pas des hors d'œuvre, elles naissent de la matière même.

Il nous reste une foule d'autres traités de M. de Voltaire qu'il est presque impossible d'analyser. Les uns roulent sur des sujets de critique; dans d'autres ce sont des matières métaphysiques qu'il éclaircit; dans d'autres encore, d'astronomie, d'histoire, de physique, d'éloquence, de poétique, de géométrie. Ses romans mêmes portent un caractère original: Zadig, Micromégas, Candide, sont des ouvrages qui, semblant respirer la frivolité, contiennent des allégories morales ou des critiques de quelques systèmes modernes, où l'utile est inséparablement uni à l'agréable.

Tant de talents, tant de connaissances diverses réunies en une seule personne, jettent les lecteurs dans un étonnement mêlé de surprise.

Récapitulez, messieurs, la vie des grands hommes de l'antiquité, dont les noms nous sont parvenus, vous trouverez que chacun d'eux se bornait à son seul

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