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LE

DÉPIT AMOUREUX,

COMÉDIE EN CINQ ACTES,

REPRÉSENTÉE A BÉZIERS EN 1654, ET A PARIS EN 1658.

PERSONNAGES.

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ACTEURS.

BÉJART ainé.
MOLIÈRE.
DUPARC.

BÉJART jeune.
Mile DE BRIE.

Magd. BÉJART.

DU CROISY. DE BRIE.

ACTE PREMIER.

SCÈNE PREMIÈRE.

ÉRASTE, GROS-RENÉ.

ÉRASTE. Veux-tu que je te die? une atteinte secrète Ne laisse point mon âme en une bonne assiette. Oui, quoi qu'à mon amour tu puisses repartir, Il craint d'être la dupe, à ne te point mentir; Qu'en faveur d'un rival ta foi ne se corrompe, Ou du moins qu'avec moi toi-même on ne te trompe.

'GROS-RENÉ, nom de théâtre de Duparc. Il paraît que Molière voulait donner le nom de Gros-René aux rôles qu'il faisait pour cet acteur, comme Jodelet avait donné le sien aux rôles que Scarron avait faits pour lui.

a Mot grec il signifie qui traduit d'une langue dans une autre. Ce nom exprime parfaitement la manie de Métaphraste.

GROS-RENÉ.

Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour,
Je dirai ( n'en déplaise à monsieur votre amour)

Que c'est injustement blesser ma prud'homie,
Et se connaître mal en physionomie.

Les gens de mon minois ne sont point accusés
D'être, grâces à Dieu, ni fourbes, ni rusés.
Cet honneur qu'on nous fait, je ne le démens guères,
Et suis homme fort rond de toutes les manières.
Pour que l'on me trompât, cela se pourrait bien,
Le doute est mieux fondé; pourtant je n'en crois rien.
Je ne vois point encore, ou je suis une bête,
Sur quoi vous avez pu prendre martel en tête 1.
Lucile, à mon avis, vous montre assez d'amour;
Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour ;
Et Valère, après tout, qui cause votre crainte,
Semble n'être à présent souffert que par contrainte.
ÉRASTE.

[mes.

[pas,

Souvent d'un faux espoir un amant est nourri :
Le mieux reçu toujours n'est pas le plus chéri;
Et tout ce que d'ardeur font paraître les femmes
Parfois n'est qu'un beau voile à couvrir d'autres flam-
Valère enfin, pour être un amant rebuté,
Montre depuis un temps trop de tranquillité;
Et ce qu'à ces faveurs, dont tu crois l'apparence,
Il témoigne de joie ou bien d'indifférence,
M'empoisonne à tous coups leurs plus charmants ap-
Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas,
Tient mon bonheur en doute, et me rend difficile
Une entière croyance aux propos de Lucile.
Je voudrais, pour trouver un tel destin plus doux,
Y voir entrer un peu de son transport jaloux,
Et sur ses déplaisirs et son impatience,
Mon âme prendrait lors une pleine assurance.

■ Martel, vieux mot qui signifie marteau. On dit figurément avoir murtel en tête, pour se tourmenter, s'inquiéter, ètre frappé sans cesse d'une pensée chagrine.

Toi-même penses-tu qu'on puisse, comme il fait,
Voir chérir un rival d'un esprit satisfait?
Et si tu n'en crois rien, dis-moi, je t'en conjure,
Si j'ai lieu de rêver dessus cette aventure?
GROS-RENÉ.

Peut-être que son cœur a changé de désirs,
Connaissant qu'il poussait d'inutiles soupirs.
ÉRASTE.

Lorsque par les rebuts une âme est détachée,
Elle veut fuir l'objet dont elle fut touchée,
Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d'éclat
Qu'elle puisse rester en un paisible état.
De ce qu'on a chéri la fatale présence
Ne nous laisse jamais dedans l'indifférence;
Et si de cette vue on n'accroît son dédain,
Notre amour est bien près de nous rentrer au sein :
Enfin, crois-moi, si bien qu'on éteigne une flamme,
Un peu de jalousie occupe encore une âme ;
Et l'on ne saurait voir, sans en être piqué,
Posséder par un autre un cœur qu'on a manqué.
GROS-RENÉ.

Pour moi, je ne sais point tant de philosophie :
Ce que voyent mes yeux, franchement je m'y fie;
Et ne suis point de moi si mortel ennemi,
Que je m'aille affliger sans sujet ni demi 1.
Pourquoi subtiliser, et faire le capable
A chercher des raisons pour être misérable?
Sur des soupçons en l'air je m'irais alarmer!
Laissons venir la fête avant que la chômer.
Le chagrin me paraît une incommode chose;
Je n'en prends point pour moi sans bonne et juste
Et mêmes à mes yeux cent sujets d'en avoir [cause;
S'offrent le plus souvent, que je ne veux pas voir.
Avec vous en amour je cours même fortune,
Celle que vous aurez me doit être commune;
La maîtresse ne peut abuser votre foi,

A moins que la suivante en fasse autant pour moi :
Mais j'en fuis la pensée avec un soin extrême.
Je veux croire les gens, quand on me dit : Je t'aime;
Et ne vais point chercher, pour m'estimer heureux,
Si Mascarille ou non s'arrache les cheveux.
Que tantôt Marinette endure qu'à son aise
Jodelet par plaisir la caresse et la baise,
Et que ce beau rival en rie ainsi qu'un fou,
A son exemple aussi j'en rirai tout mon soûl;
Et l'on verra qui rit avec meilleure grâce.
ÉRASTE.

Voilà de tes discours.

GROS-RENÉ.

Mais je la vois qui passe.

'C'est-à-dire sans sujet ni demi-sujet; ancienne locution qui n'est plus en usage. (B.)

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Comment?

MARINETTE.

GROS-RENÉ.

Il est jaloux jusques en un tel point.

MARINETTE.

De Valère? Ah! vraiment la pensée est bien belle!
Elle peut seulement naître en votre cervelle.
Je vous croyais du sens, et jusqu'à ce moment
J'avais de votre esprit quelque bon sentiment,
Mais, à ce que je vois, je m'étais fort trompée.
Ta tête de ce mal est-elle aussi frappée ?

GROS-RENÉ.

Moi, jaloux? Dieu m'en garde, et d'être assez badin'
Pour m'aller emmaigrir avec un tel chagrin !
Outre que de ton cœur ta foi me cautionne,
L'opinion que j'ai de moi-même est trop bonne
Pour croire auprès de moi que quelque autre te plût.
Où diantre pourrais-tu trouver qui me valût?

MARINETTE.

En effet, tu dis bien : voilà comme il faut être :
Jamais de ces soupçons qu'un jaloux fait paraître!
Tout le fruit qu'on en cueille est de se mettre mal,
Et d'avancer par là les desseins d'un rival.
Au mérite souvent de qui l'éclat vous blesse,
Vos chagrins font ouvrir les yeux d'une maîtresse;
Et j'en sais tel qui doit son destin le plus doux
Aux soins trop inquiets de son rival jaloux.
Enfin, quoiqu'il en soit, témoigner de l'ombrage,
C'est jouer en amour un mauvais personnage,
Et se rendre, après tout, misérable à crédit.
Cela, seigneur Éraste, en passant vous soit dit.

ÉRASTE.

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Eh bien! n'en parlons plus. Que venais-tu m'appren- Où vous savez.

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Vous mériteriez bien que l'on vous fit attendre;
Qu'afin de vous punir je vous tinsse caché
Le grand secret pourquoi je vous ai tant cherché.
Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute :
Lisez-le donc tout haut, personne ici n'écoute.
ÉRASTE lit.

« Vous m'avez dit que votre amour

« Était capable de tout faire;

« Il se couronnera lui-même dans ce jour,

« S'il peut avoir l'aveu d'un père.

« Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur,

« Je vous en donne la licence;

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ÉRASTE.

Eh bien?

MARINETTE.

Tout proche du marché,

ÉRASTE.

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VALÈRE.

ÉRASTE.

Pour Lucile?

VALÈRE.

Pour elle.

ÉRASTE.

Alors comme alors; Et mon amour plus fort.
Pour vous on emplofra toutes sortes d'efforts.
D'une façon ou d'autre il faut qu'elle soit vôtre :
Faites votre pouvoir, et nous ferons le nôtre.
ÉRASTE.

Adieu, nous en saurons le succès dans ce jour.
(Éraste relit la lettre tout bas.)
MARINETTE, à Gros-René.

Et nous, que dirons-nous aussi de notre amour?
Tu ne m'en parles point.

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Certes, je l'avoûrai, vous êtes le modèle
D'une rare constance.

VALÈRE.

Et votre fermeté
Doit être un rare exemple à la postérité.
ÉRASTE.

Pour moi, je suis peu fait à cet amour austère
Qui dans les seuls regards trouve à se satisfaire;
Et je ne forme point d'assez beaux sentiments
Pour souffrir constamment les mauvais traitements:
Enfin, quand j'aime bien, j'aime fort que l'on m'aime.
VALÈRE.

Il est très-naturel, et j'en suis bien de même.
Le plus parfait objet dont je serais charmé
N'aurait pas mes tributs, n'en étant point aimé.
ÉRASTE.

Lucile cependant...

VALÈRE.

Lucile, dans son âme,
Rend tout ce que je veux qu'elle rende à ma flamme.
ÉRASTE.
Vous êtes donc facile à contenter?
VALÈRE.

Pas tant

Que vous pourriez penser.

ÉRASTE.

Je puis croire pourtant, Sans trop de vanité, que je suis en sa grâce.

VALÈRE.

Moi, je sais que j'y tiens une assez bonne place.
ÉRASTE.

Ne vous abusez point, croyez-moi.

VALÈRE.

Croyez-moi

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Où vient-il donc pour lui de voir le mot pour rire?
ÉRASTE.

Certes, il me surprend ; et j'ignore entre nous,
Quel diable de mystère est caché là-dessous.
GROS-RENÉ.

Son valet vient, je pense.

ÉRASTE.

Oui, je le vois paraître. Feignons, pour le jeter sur l'amour de son maitie.

SCÈNE IV.

ÉRASTE, MASCARILLE, GROS-RENÉ.

MASCARILLE, à part. Non, je ne trouve point d'état plus malheureux Que d'avoir un patron jeune et fort amoureux.

GROS-RENÉ.

Bonjour.

MASCARILLE.

Bonjour.

GROS-RENÉ.

MASCARILLe.

ÉRASTE.

Gros-René sait qu'ailleurs je me jette.
GROS-RENÉ.

Sans doute; et je te cède aussi la Marinette.

MASCARILLE.

Passons sur ce point-là; notre rivalité
N'est pas pour en venir à grande extrémité :
Mais est-ce un coup bien sûr que votre seigneurie.
Soit désenamourée ? ou si c'est raillerie?

ÉRASTE.

J'ai su qu'en ses amours ton maître était trop bier
Et je serais un fou de prétendre plus rien
Aux étroites faveurs qu'il a de cette belle.

MASCARILLE.

Certes, vous me plaisez avec cette nouvelle.
Outre qu'en nos projets je vous craignais un peu,
Vous tirez sagement votre épingle du jeu.
Oui, vous avez bien fait de quitter une place
Où l'on vous caressait pour la seule grimace;
Et mille fois, sachant tout ce qui se passait,
J'ai plaint le faux espoir dont on vous repaissait.
On offense un brave homme alors que l'on l'abuse.
Mais d'où diantre, après tout, avez-vous su la ruse?
Car cet engagement mutuel de leur foi

N'eut pour témoins, la nuit, que deux autres et moi,
Et l'on croit jusqu'ici la chaîne fort secrète
Qui rend de nos amants la flamme satisfaite.
ÉRASTE.

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