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créât dès l'éternité : toutes choses étant égales d'ailleurs, sans doute, ce qui est éternel est plus parfait en soi que ce qui est temporel (1). »

L'ordre exigeant donc que le monde fût créé, « le monde a été nécessaire à Dieu pour l'accomplissement de son ordre inviolable, c'est-à-dire pour la conservation de sa nature infiniment parfaite.... Ainsi l'infinie perfection de Dieu dépend de la création éternelle du monde ; en sorte que Dieu ne peut non plus se passer de créer le monde, que d'engendrer son Verbe. Si cela est, l'essence divine n'est point un être absolu et indépendant; car on ne peut point la concevoir sans concevoir l'ordre, et on ne peut concevoir l'ordre sans concevoir aussi le monde existant comme un être qui est hors de Dieu, et qui lui est pourtant nécessaire.... Or, ce serait à la créature une souveraine perfection, d'avoir non-seulement une existence nécessaire, mais nécessaire à Dieu même; et ce serait à Dieu une souveraine imperfection, de ne pouvoir être parfait, en un mot, de ne pouvoir être Dieu même sans l'existence actuelle de sa créature (2).» Fénelon oublie d'observer que le monde ne peut être ici appelé créature, ni conçu subsistant hors de Dieu, qu'évidemment il fait partie de lui, qu'il a son éternité et son infinité.

Cette réfutation, supérieure à l'interminable réfutation d'Arnauld, fut peut-être inspirée par Bossuet. « Du moins, remarque l'éditeur, est-il certain qu'elle exprime

(1) Ibid., ch. vII, p. 44.

(2) Ibid., p. 50.

ses sentiments, comme on peut s'en convaincre par la lecture de deux de ses lettres, l'une à l'évêque de Castorie, 23 juin 1683, l'autre à un disciple de Malebranche, 21 mai 1687, et par l'intérêt avec lequel il examina et corrigea même en plusieurs endroits le traité de Fénelon (1).

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Mais on peut montrer d'une autre manière que, dans l'optimisme, l'univers doit être infini. Dès que Dieu se détermine à créer par des raisons prises de l'ouvrage, il faut que l'ouvrage compense l'action qui le produit, et comme elle vaut l'infini, il faut qu'il le vaille également, ou qu'il soit infiniment parfait. « L'univers, selon Malebranche, quelque grand, quelque parfait qu'il puisse être, tant qu'il sera fini, il sera indigne de l'action d'un Dieu, dont le prix est infini. Dieu ne prendra donc pas dessein de le produire (2). Cependant il ne veut pas le faire infini. « Laissons, dit-il, à la créature le caractère qui lui convient, ne lui donnons rien qui approche des attributs divins. Mais tâchons néanmoins de tirer l'univers de son état profane, et de le rendre par quelque chose de divin, digne de l'action d'un Dieu dont le prix est infini (3). » Il a recours à l'incarnation, et, comme nous l'avons vu ailleurs, il assure qu'elle aurait eu lieu, lors même que l'homme n'eût point péché ; que le verbe, « en se faisant homme, s'unit en même temps aux deux substances, esprit et corps, dont l'univers est composé,

(1) Euv., t. I, avert., p. 42.

(2) Entret. IX, 4. Traité de la Nature, disc. 1, art. 3.

(3) Entret. IX, 5.

« pro

et que par cette union il sanctifia toute la nature (1). » Nous ne nous arrêterons point à remarquer que le verbe ne rend réellement divin que l'âme et le corps qu'il prend, que les autres demeurent dans leur état fane, et que l'auteur manque son but. Mais on voit que l'idée du meilleur monde mène à celle d'une perfection souveraine. Cependant Leibnitz évite de pareilles conséquences; s'il parle souvent de l'infini qui est dans l'univers et dans chaque créature, il entend l'infini relatif, et non point l'infini absolu, qui appartient exclusivement à Dieu. Mais Malebranche est entraîné à l'infinité, à la né cessité, à l'éternité de l'univers, et par suite à la fatalité et au panthéisme.

Ainsi on n'est pas plus avancé avec Malebranche et Leibnitz, qui admettent les causes finales, qu'avec Descartes, qui les rejette. Et ce qu'il y a de singulier, c'est que Descartes ne les rejette qu'afin d'éluder la fatalité dans laquelle tombent Malebranche et Leibnitz.

La liberté, avait dit Descartes dans la quatrième Méditation, consiste seulement en ce que nous pouvons faire une même chose, ou ne la faire pas (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir une même chose), ou plutôt elle consiste seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons de telle sorte, que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne. Car, afin que je sois libre, il n'est pas néces

(1) Entretien IX, 5.

saire que je sois indifférent à choisir l'un ou l'autre des deux contraires; mais plutôt, d'autant plus que je penche vers l'un, soit que je connaisse évidemment que le vrai et le bien s'y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'autant plus librement j'en fais choix et je l'embrasse: et certes, la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l'augmentent plutôt et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu'une perfection dans la volonté; car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent (1). »

On lui objectait « Ne voyez-vous pas que par ces principes vous détruisez entièrement la liberté de Dieu, de laquelle vous ôtez l'indifférence lorsqu'il crée ce monde-ci plutôt qu'un autre, ou lorsqu'il n'en crée aucun, étant néanmoins de la foi de croire que Dieu a été de toute éternité indifférent à créer un monde ou plusieurs, ou même à n'en créer pas un? Et qui peut douter que Dieu n'ait toujours vu très-clairement toutes les choses qui étaient à faire ou à laisser (2) ? »

Descartes répond : « L'homme trouvant déjà la nature

(1) T. I. p. 300.

(2) T. II, p. 324.

de la bonté et de la vérité établie et déterminée de Dieu..., il n'est jamais indifférent que lorsqu'il ignore ce qui est de mieux ou de plus véritable, ou du moins lorsque cela ne lui paraît pas si clairement qu'il n'en puisse aucunement douter (1). » Mais n'y ayant aucune idée qui représente le bien ou le vrai, qu'on puisse feindre avoir été l'objet de l'entendement divin avant que sa nature ait été constituée telle par la détermination de la volonté divine, il répugne que cette volonté n'ait pas été de toute éternité indifférente à toutes les choses qui ont été faites ou qui se feront jamais (2). » Il déclare que « si quelque raison ou apparence de bonté eût précédé la préordination de Dieu, elle l'eût sans doute déterminé à faire ce qui était le meilleur; mais, tout au contraire, parce qu'il s'est déterminé à faire les choses qui sont au monde, pour cette raison, comme il est dit dans la Genèse, Elles sont très-bonnes, c'est-à-dire que la raison de leur bonté dépend de ce qu'il les a ainsi voulu faire (3).... C'est parler de Dieu comme d'un Jupiter ou d'un Saturne, et l'assujettir au Styx et aux Destinées que de dire que les vérités métaphysiques ou éternelles n'ont pas été établies de lui et n'en dépendent pas entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures (4). » Les paroles de la première phrase, où Descartes semble faire consister la liberté en ce que rien ne nous force au dehors, sont, je pense, une distrac

(1) T. II, p. 349.

(2) Ibid.,
P. 348.

(3) Ibid. p. 353.

(4) T. VI, p. 109.

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