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Je crois avoir rempli le programme de l'Académie, excepté sur un point très-secondaire, la chimie. Je n'en ai rien dit, parce qu'alors elle n'offrait encore que quelques notions incertaines, et aussi parce que le temps ne me l'a pas permis; car de cela même qu'il y a beaucoup de vague, il eût fallu beaucoup de temps pour présenter un travail supportable.

OU

LA VÉRITABLE RÉNOVATION DES SCIENCES

AVANT-PROPOS

ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE AVANT DESCARTES

Les modernes, pas plus que les anciens, n'ont philosophé dès l'instant qu'ils ont essayé de le faire; il leur a même fallu un temps quatre fois aussi long. Les tentatives des uns durèrent deux siècles, depuis Thalès jusqu'à Socrate; celles des autres en ont duré huit, depuis Alcuin jusqu'à Descartes: sept, il est vrai, sont absorbés par la scolastique, et à peine en reste-t-il un pour les spéculations de Télésio, Bruno, Campanella, Ramus, Bacon, qui cherchent à innover. Or, la scolastique, loin d'ouvrir la voie à la philosophie, n'est propre qu'à la lui fermer, puisqu'elle jette la pensée hors de soi, et l'enchaîne dans les mots, tandis que l'objet de la philosophie est de la rap

peler à elle-même. C'est malgré la scolastique que saint Thomas, saint Bonaventure, saint Anselme, Henri de Gand, Albert le Grand, ont compris quelque chose, et surtout que Roger Bacon donne le signal de la réforme, deux siècles avant Télésio. Ils étaient secrètement excités par le christianisme, dont l'esprit les vivifiait, quoique la théocratie, qu'il avait alors revêtue, tendît, avec la scolastique, à les étouffer.

On invoque, comme éloge, les paroles de Leibnitz : Aurum latere in stercore illo scholastico barbariei (1), et on ne voit pas qu'elles forment la plus sanglante critique. Qu'est pour lui la scolastique ? Du fumier, de la boue, stercus. Sous cette boue, il trouve de l'or; mais dit-il que cet or vienne de la boue? Écoutez: « Les abrégés de métaphysique et tels autres livres de cette trempe, qui se voient communément, n'apprennent que des mots. De dire, par exemple, que la métaphysique est la science de l'être en général, qui en explique les principes et les affections qui en émanent; que les principes de l'être sont l'essence et l'existence, et que les affections sont ou primitives, savoir, l'un, le vrai, le bon; ou dérivatives, savoir, le même et le divers, le simple et le composé; et en parlant de chacun de ces termes, ne donner que des notions vagues et des distinctions de mots, c'est bien abuser du nom de science. Cependant il faut rendre cette justice aux scolastiques plus profonds, comme Suarès, dont Grotius faisait si grand cas, de reconnaître qu'il y a quelque

(1) Leib., Op., éd. Dutens, t. V, p. 13.

fois chez eux des discussions considérables, comme sur le continuum, sur l'infini, sur la contingence, sur la réalité des abstraits, sur les principes de l'individuation, sur l'origine et le vide des formes, sur l'âme et sur ses facultés, sur le concours de Dieu avec les créatures, etc., et même, en morale, sur la nature de la volonté et sur les principes de la justice; en un mot, il faut avouer qu'il y a encore de l'or dans ces scories, mais il n'y a que des personnes éclairées qui en puissent profiter; et de charger la jeunesse d'un fatras d'inutilités, parce qu'il y a quelque chose de bon par-ci, par-là, ce serait mal ménager la plus précieuse de toutes les choses, qui est le temps (1). »

Ainsi, selon Leibnitz, l'or vient du talent naturel des auteurs qu'il appelle profonds, et les scories ce sont leurs principes et leur manière de procéder, c'est-à-dire la métaphysique et l'organon d'Aristote, devenus l'unique fondement de l'étude, ce qui forme la scolastique, laquelle n'apprend que des mots, charge d'un fatras d'inutilités, et sert si peu l'intelligence, qu'il faut des personnes déjà éclairées pour profiter des vérités qu'elle n'est propre qu'à obscurcir. Sans doute elle est une tentative de philosopher, mais une tentative à rebours, qui tourne le dos à la raison et à la vérité. Aussi plus elle avance, plus elle s'enfonce dans les ténèbres, et tombe enfin, avec Scot, dans l'abîme des subtilités. Cependant l'esprit humain, qu'a ranimé le christianisme, acquiert le senti

(1) Nouv. Essais, liv. IV, ch. vIII, art. 5.

ment de sa force, et attaque la scolastique comme la féodalité.

Les tentatives directes commencent à Télésio, car on ne peut regarder comme telles les recherches cabalistiques de Cusa, de Reuchlin et autres. Télésio professe sur Dieu, sur l'âme, sur la création du monde, la doctrine orthodoxe, qu'il appuie, en passant, de quelques considérations; mais, du reste, il se tourne tout entier vers la nature physique, pour l'expliquer avec le chaud et avec le froid, comme Parménide (1). Le chaud est le principe du mouvement, de la ténuité, de la légèreté ; le froid, le principe de l'immobilité, de la densité, de la gravité (2). Ces deux principes sont incorporels, incorporea, et, pour exister, ils ont besoin d'une masse corporelle ou de la matière qui est inerte, invisible, noire (3). Cette matière n'augmente ni ne diminue en quantité dans l'univers, quoiqu'elle soit dilatée par la chaleur, ou condensée par le froid (4). Travaillée par le feu, elle forme le soleil, les étoiles et tous les corps célestes; par le froid, elle forme la terre, (5). Voilà pourquoi la terre demeure en repos, et les astres, se meuvent (6). Du chaud siégeant dans le ciel, du froid siégeant dans la terre, et de leurs luttes continuelles, résultent tous les phénomènes. Dans les quatre premiers livres de son ouvrage,

(1) De rerum natura juxta propria principia, lib. IX, 1587.

(2) Liv. I, ch. II.

(3) Liv. I, ch. IV.

(4) Liv. I, ch. v.

(5) Liv. I, ch. 1 et III.

(6) Liv. I, ch. II

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